Le ministre, l’école et les abayas edit

22 novembre 2022

Un phénomène prend de l’ampleur dans les établissements scolaires, le port par les filles d’abayas, ces longues robes couvrant l’ensemble du corps jusqu’aux chevilles, portées traditionnellement dans certains pays musulmans. Depuis la rentrée, les signalements à ce sujet se multiplient[1], même si, à l’échelle du pays, le mouvement reste limité et probablement concentré dans certaines zones du territoire. Néanmoins, ces comportements, leur diffusion grandissante dans certains établissements suscitent des inquiétudes chez ceux qui les lisent comme une claire atteinte aux principes de la laïcité. On pourra lire à ce sujet l’interview de Dominique Schnapper, présidente du Conseil des sages de la laïcité, dans le journal l’Opinion[2].

Le piège de l’abaya

Mais la difficulté d’interprétation tient au fait que la lecture strictement religieuse du port de ce vêtement ne s’impose pas de façon si évidente qu’il pourrait être considéré, sans qu’il y ait besoin de s’interroger sur les motivations des auteurs, comme un vêtement « religieux » par essence. Et il semble bien que les élèves jouent souvent sur cette ambiguïté pour dénier tout caractère religieux à ce choix vestimentaire, en l’assimilant plutôt à un attachement à une tradition culturelle. Je ne suis pas un spécialiste de l’islam et je me garderai bien de trancher cette question, notant simplement que le port de ce vêtement est obligatoire pour les femmes des pays les plus traditionnels comme l’Arabie Saoudite, mais que ce n’est pas le cas dans d’autres pays musulmans comme les pays du Maghreb où il peut prendre peut-être beaucoup plus souvent, pour celles qui le portent, le caractère d’une simple habitude vestimentaire.

Il semble en tout cas difficile de trancher de manière définitive sur le caractère intrinsèquement religieux de l’abaya. Si c’était le cas, la solution serait simple : en vertu de la loi de 2004, son port serait interdit dans les établissements scolaires. Le caractère incertain de sa définition religieuse crée une grande difficulté pour calibrer la réaction des autorités éducatives. En effet, dans cette situation ambiguë, celles-ci doivent tenter d’apprécier les « intentions » des personnes en cause. C’est ce que préconise la circulaire du ministre du 9 novembre 2022 dévoilée par le magazine Marianne le jour même. « Il appartient, est-il écrit dans la fiche accompagnant la circulaire, au chef d’établissement de s’interroger sur l’intention de l’élève de lui donner ou non une signification religieuse, au regard de son comportement ». Tâche bigrement difficile ! En outre on sait bien que certains élèves peuvent tout à fait masquer leurs intentions véritables. Dans l’enquête sur les lycéens que nous avions menée avec Anne Muxel[3], nous avions été frappés de constater que des élèves musulmans persuadés de la supériorité de leur religion sur la science avouaient sans détour (à l’enquêteur mais pas à leurs professeurs) qu’ils masquaient ces convictions durant les cours de SVT et ne ressentaient aucune difficulté à répondre dans le sens attendu par les enseignements qu’ils avaient reçus dans les contrôles et les devoirs. Une sorte de dédoublement de la personnalité sociale.

En tout cas, les chefs d’établissements risquent fort d’être déçus par la circulaire du 9 novembre car, finalement, elle leur laisse l’entière responsabilité de juger au cas par cas du caractère religieux ou non de l’abaya. Beaucoup d’entre eux attendaient, semble-t-il, des consignes beaucoup plus précises, pouvant aller même jusqu’à établir une liste de vêtements interdits dans l’enceinte scolaire.

L’école et son environnement

Plus largement, le débat au sujet de l’abaya pose la question de la frontière entre la vie privée – celle des jeunes en l’occurrence – et la vie scolaire. Traditionnellement, en France, en franchissant les portes de l’école, du collège ou du lycée, les signes d’appartenance à un univers idiosyncrasique devaient être abandonnés. Dans les années 1950-1960, les écoliers, dans le primaire, portaient une blouse. On se souvient de la chanson de Charles Trenet « Douce France » : « …Il revient à ma mémoire / Des souvenirs familiers / Je revois ma blouse noire Lorsque j’étais écolier… ». Selon l’historien Claude Lelièvre, il y avait une raison pratique qui le justifiait, le fait qu’on écrivait à l’époque avec des encriers qui risquaient de tacher les vêtements. Mais la blouse marquait aussi la distance entre la vie extra-scolaire et la vie scolaire. Ce témoignage recueilli sur internet l’explique bien : « en arrivant en classe, en ayant enfilé sa blouse, nous savions que ce n’était plus le moment de s’amuser, elle (la blouse) formait une barrière entre hors de l’école et à l’école »[4]. Dans certains lycées publics, jusqu’aux années 1960, les jeunes filles portaient des blouses (c’était le cas par exemple, j’en ai eu le témoignage, au lycée Camille Sée dans le 15e arrondissement, une blouse bleue et une blouse rose alternativement chaque semaine).

Cette époque est évidemment révolue (certains le regrettent et réclament l’instauration de l’uniforme[5]). Les règlements intérieurs des lycées peuvent bien exiger une « tenue correcte », mais celle-ci est difficile à définir précisément. Récemment le port de crop top par les jeunes filles (ces hauts qui laissent apparaître le nombril) a fait polémique. En juin 2021 dans une interview au magazine Elle, le président de la République avait exprimé son opposition en affirmant que « l’école n’est pas un lieu comme les autres » et le ministre de l’Education nationale de l’époque, Jean-Michel Blanquer, avait surenchéri en rappelant qu’il faut venir à l’école « habillé de façon républicaine » (sans qu’on sache très bien ce que cela signifie). L’ironie de l’histoire est que l’abaya vise à masquer le corps des femmes alors que le crop top le dénude partiellement. Mais finalement dans les deux cas on semble déroger à la règle qui stipule une certaine uniformisation et neutralité de la tenue vestimentaire des élèves.

D’ailleurs, il est probable que les réactions des élèves (si on met à part ceux qui défendent l’abaya pour des motifs strictement religieux) au débat sur le port de l’abaya et sur le port des crop tops (ou d’autres tenues du type jeans troués), soient de même nature. Pour la plupart des jeunes le choix d’une tenue vestimentaire est d’abord un choix personnel qui définit un « style » (soumis d’ailleurs à des modes fluctuantes dont l’abaya est peut-être une des expressions). Pour ces jeunes la définition religieuse ou non de l’abaya a certainement peu d’importance et on peut être à peu près sûr qu’ils sont nombreux à considérer que ce choix devrait être libre.

C’est donc cela le débat plus large : dans quelle mesure l’école doit-elle être un lieu sanctuarisé, imperméable à toutes les influences extérieures, ou un lieu qui refléterait, dans une certaine mesure au moins, le monde dans lequel les jeunes évoluent ?

Cette dernière position est celle de l’UNL, le syndicat lycéen[6] et leurs arguments doivent peut-être être écoutés. L’école française ne se distingue pas particulièrement (c’est un euphémisme) par la place qu’elle reconnaît aux élèves en son sein. Elle demeure, plus qu’aucune autre, comme le montrent Yann Algan et Elise Hillery dans un petit livre très documenté[7], façonnée par « des méthodes pédagogiques verticales qui privilégient l’écoute du professeur sur un mode ‘cours magistral’ avec peu de place accordée au travail en groupe ou sur projets ». La participation des élèves à la vie des établissements est faible, leur parole est peu sollicitée et peu écoutée.

Certains ne s’en inquiètent pas, considérant que l’école est un temple sacré qui doit rester protégé des influences sociétales et des modes. Mais cette fermeture recèle aussi des dangers. L’école aujourd’hui n’est plus celle des années 1950 ou 1960. La massification a produit ses effets et entraîné une formidable diversification sociale et culturelle des jeunes accueillis au collège, et désormais au lycée. Mais le résultat est aussi que l’univers culturel de cette jeunesse poursuivant des études secondaires s’éloigne de plus en plus de la culture scolaire. Le fossé se creuse et le résultat est qu’une partie grandissante des jeunes finit par ne plus s’intéresser à l’école et fait son métier d’élève sans passion et sans envie (et bien souvent avec la seule crainte d’échouer). Doit-on considérer, comme le pensent les tenants d’une ligne conservatrice, que l’école, pour s’adapter à cette nouvelle donne, doit simplement rappeler les principes traditionnels de la transmission des savoirs et renforcer l’autorité des maîtres dont c’est la tâche ? Ou doit-on penser au contraire que l’école, sans renoncer évidemment à sa mission de transmission, devrait plus s’ouvrir à son environnement, aux préoccupations et aux attentes de plus en plus diverses du public qu’elle accueille, et qu’au fond tout en restant nationale, elle devienne un peu plus locale ?

On peut souhaiter en tout cas – sans nier aucunement l’importance de la question de la laïcité, sans nier les dangers que recèle le prosélytisme de certains courants islamistes – que ces débats ne mettent pas sous le boisseau la question plus large des rapports, souvent problématiques, entre les jeunes et l’école.

 

[1] Le ministère a recensé 313 signalements en septembre, 720 en octobre

[2] « Les abayas sont une première épreuve pour Pap Ndiaye », l’Opinion, 13 octobre 2022

[3] Olivier Galland et Anne Muxel, La Tentation radicale. Enquête auprès des lycéens, PUF, 2018

[4] https://notre-siecle.com/une-histoire-de-blouse-a-lecole/

[5] Cette idée est très présente à droite et à l’extrême-droite mais commence à faire des émules au sein de la majorité. Le Figaro du 18 novembre indiquait que sept députés Renaissance (ex LERM) avaient soumis aux dirigeants du groupe une proposition de loi visant à favoriser « le port d’une tenue scolaire commune ».

[6] Voir par exemple : https://www.madmoizelle.com/et-si-on-sortait-enfin-des-polemiques-sur-les-crop-tops-dans-les-ecoles-1191484

[7] Yann Algan et Elise Huillery, Economie du savoir-être, Presses de Sciences Po, 2022