Comment le numérique crée un genre littéraire edit

Sept. 13, 2006

L'anthropophagie entre réalité et reflet numérique, entre la banalité quotidienne et sa projection en technicolor, caractérise la psyché de l'individu moderne et bouleverse la littérature. Deux exemples puisés dans la hotte des 700 romans de la rentrée littéraire en témoignent.

Camille Laurens raconte dans Ni toi ni moi (Gallimard) une histoire amoureuse, début / fin, présentée à travers le regard d’une scénariste qui décrit à un réalisateur, via des e-mails, les étapes et l’enchaînement des scènes possibles. Ce subterfuge narratif permet une mise en images finement composées du récit, comme une succession de plans et de focales (« Intérieur nuit. Un appartement, une fête. Du bruit, du monde. Les gens boivent, fument, parlent ou dansent. On voit d’abord son visage à lui, en gros plan, de face. C’est la première image, son visage, beau, dessiné, viril. »). Il autorise aussi l’alternance entre propos émis avec le recul de l’entomologiste et propos à la première personne, suggérant que l’auteur raconte, ployant encore sous un chagrin immense, sa propre histoire. Il permet enfin de jouer sur la variation des dénouements possibles ; l’auteur avance plusieurs versions : optimiste, après la rupture, la femme recouvre la joie de vivre dans les bras d’un autre ; banale / triste, l’homme s’éloigne, et l’histoire se clôt à moitié, lors d’une séquence dans un café ; ou tragique, l’homme rompt après une scène de lit style fiasco. La virtuosité de l’écriture, d’une précision rythmée et truffée de références littéraires – la figure de Benjamin Constant / Adolphe appelée en fil rouge – est mise au service du déroulement d’un film en train de se faire. Comme si le cinéma avec la puissance émotionnelle du visuel mais aussi la légèreté instillée par la prise de distance posait une exacte métaphore à la sensibilité moderne, un fonctionnement entre deux eaux.

Serge Joncour, dans Que la paix soit avec vous (Flammarion), met en scène un chômeur qui vit seul et passe sa vie devant la télévision. Là encore, le réel s’étoffe et se pense à travers les images numériques. Le récit se situe pendant la guerre d’Irak : « J’enjambe les fuseaux horaires en passant d’une chaîne à l’autre. C’est un pouvoir astronomique, je suis là, dans mon lit, sans trop savoir si je n’ai pas encore dormi, ou si je suis réveillé, si la télé n’est pas encore éteinte ou déjà allumée. La tension est telle que les chaînes d’information se relaient dans un direct permanent. L’événement est là en train de se coaguler en live, chacun est téléspectateur de sa propre peur… » Rien ou presque n’intervient dans le quotidien de cet anti-héros, mais ce dernier vit au rythme des émotions de la planète, les rafales d’images tumultueuses engendrant réflexions sur le monde et méditations sur soi (graves, caustiques, toujours détachées).

La littérature se révèle conquise par la communication numérique. Elle en fait une force motrice, l’utilise dans ses styles narratifs, s’amuse à planter les électrodes du numérique sur les artères de ses protagonistes, et en extrait des conséquences romanesques. Elle ne peut, en effet, pour rendre compte de l’individu contemporain, faire l’impasse sur cette donnée : les flux d’images nourrissent et décuplent l’imagination de chacun. Les spectateurs se laissent bercer par cet environnement, l’articulation entre expérience concrète et projection imaginaire ne cesse de se déployer et de se reformuler, accordant pleinement son sens à la formule d’Edgar Morin d’un environnement « animé par ce double mouvement de l’imaginaire mimant le réel, et du réel prenant les couleurs de l’imaginaire ».

Chacun peut rêver sa vie en cinémascope, s’adonner à cette lecture flottante et subjective qu’autorisent les certitudes de l’analogie et les incertitudes des apparences. Chacun peut copier l’élégante affectation de Hugh Grant dans les comédies britanniques, s’imaginer dans la peau du jeune urbain que campe Romain Duris dans les films de Cédric Klapisch, flotter entre rêve et réalité à l’instar des Locataires dans le film du Sud-Coréen Kim Ki-Duk, ou des personnages de Gummo de Harmony Korine. Chacun peut réfléchir et construire sa vie, en puisant dans l’océan des images et des informations qu’elles transmettent, des points de comparaison, des sources d’effroi ou de réjouissance, des modèles et des valeurs – ou le contraire, des éléments de rejet. Dans ce mouvement de l’esprit les frontières du temps et de l’espace sont abolies, la pensée est détachée du contexte géographique et de son environnement social immédiat. L’individu circule mentalement dans un ethnoscape, produit de la complexité des flux culturels qui l’assaillent, ainsi que l’a magistralement analysé Arjun Appadurai.

Et la littérature s’empare de plus en plus de cette donnée, restituant avec finesse les retombées vertigineuses de la société du spectacle sur les individus. L’esthétique littéraire traduit alors cette sédimentation des influences culturelles sur la subjectivité contemporaine, cette ivresse à vivre ici et ailleurs.