Les dimensions d'une élection pas comme les autres edit

21 mai 2019

Le drame de cette campagne électorale, c'est que les enjeux proprement européens et institutionnels de l'élection ne sont pas au cœur du débat. Quatre fondamentaux auraient dû structurer les confrontations et ne l'ont guère fait. Ils méritent d'être rappelés.

1. Cette élection n'est pas franco-française mais européenne : il ne s'agit pas de savoir qui sera le roi – ou la reine – du pétrole en France, mais d’envoyer à Strasbourg 74 hommes et femmes qui devront faire alliance et former une majorité avec d'autres dans un parlement issu, à ce jour, de 28 pays et comptant 751 membres.

Le véritable enjeu n’est autre aujourd'hui que la sauvegarde globale d'une civilisation arrachée à sa propre barbarie après 1945 et qui est à nouveau menacée, de l'extérieur comme de l’intérieur, dans ses valeurs, ses intérêts et son rayonnement. Nous avons cru après la chute de l'Empire soviétique que nos modes de pensée et de fonctionnement deviendraient ceux de tout le genre humain. Nous savons désormais que c'était une illusion. Il y a péril en la demeure et si l'on veut que l'Europe nous protège, il faut d'abord protéger l’Europe.  Le projet européen pour notre temps est sans doute autant voire plus   conservateur encore que progressiste puisqu' il s’agit de sauver et de faire fructifier le trésor que nous avons reçu en héritage de ceux qui, au lendemain des grands désastres du vingtième siècle, ont reconstruit sur ce Continent un foyer de civilisation respectable.

Cet héritage est fait de trois blocs de granit : 1/ la paix et la liberté par la sécurité collective et la solidarité organisée d'  États qui ,dans le cadre de l'Union mais aussi de l'alliance atlantique ,   ont cessé d'être des loups les uns pour les autres ; 2/ la démocratie représentative  qui est aujourd'hui défiée par la mise en cause « illibérale » de plus en plus systématique  des droits fondamentaux tels que  la liberté d'information, les franchises universitaires,  l'indépendance de l'autorité judiciaire ou le  contrôle de constitutionnalité sur l'action des gouvernements et des majorités; 3/ le dynamisme d'une économie de marché, ouverte, solidaire et régulée qui permet  aux Européens qui représentent 6% de l'humanité de réussir  le tour de force de produire 24% des biens et services de la planète et de réaliser 42% des dépenses mondiales de protection sociale !

Ajoutons désormais à cela  la  grande oubliée des Trente Glorieuses, projet  conservateur par excellence, la lutte pour la sauvegarde de la planète, de son climat, de ses espèces et de ses ressources, et vous avez là tout l'enjeu d'un combat pleinement  européen entre les contempteurs  et les défenseurs de ce  trésor commun, combat dont la modalité française trouve, c'est un fait,   sa  forme la plus emblématique dans l'affrontement du Rassemblement National et de la liste  Renaissance, REM-Modem.

2. L'Union européenne est encore un nain politique. Elle ne dispose que des compétences qui lui sont attribuées par les États-membres et ceux-ci ne lui ont pas vraiment laissé franchir la porte sacrée du politique. Non seulement ils ont conservé l'essentiel de leurs compétences proprement politiques mais, de plus, la règle de l'unanimité au Conseil européen paralyse trop souvent les institutions européennes dans l'exercice des prérogatives qui ne leur sont que formellement reconnues. On parle de « déficit démocratique » et on a sans doute raison mais on ne voit pas que nous avons affaire à un déficit de « cratos », c'est-à-dire de capacité d'agir, plus que de « demos », sauf à imaginer que la démocratie représentative serait à jeter aux orties.

Ce constat aurait dû conduire les partis à proscrire les programmes-lettres au Père Noël, écrits sans considération sérieuse pour les possibilités concrètes de réalisation des intentions proclamées. La campagne électorale aurait dû permettre aux citoyens de recevoir réponse à trois questions.

Quelle vision de l'avenir européen porte chacune des listes ? quelles frontières, quelle architecture finale pour l’Union, quelles compétences politiques, quel modèle démocratique sont imaginés par les candidats? C'est la question du sens final de la construction européenne qui devait être au cœur du débat pour rendre l'enjeu électoral intelligible. Crainte d'ennuyer ou peur de choquer, elle en est largement absente.

Quelles réalisations concrètes pouvons-nous, et par conséquent, devons-nous mener à bien dans le cadre étroit des cinq années de la prochaine mandature parlementaire ? La dilatation des aspirations ne doit pas en effet nous masquer les limites actuelles des moyens de droit et d'argent dont dispose l’Union pour agir. Soyons prudents et réalistes, c'est la seule manière de ne pas décevoir.

Quels changements stratégiques et institutionnels devons-nous envisager et préparer à moyen terme pour arracher l'Union à ses entraves et à ses blocages : construction d'un vrai budget européen, extension du champ des décisions à la majorité qualifiée, développement d'une Europe des pionniers à partir de la zone euro ?  À l’exception d’Emmanuel Macron, les euro-fervents ont   été fort silencieux sur ces perspectives et seuls les populistes, en bons partisans de la défaisance européenne, se sont risqués sur le terrain institutionnel pour dire en substance : « balkanisons l’Europe, chacun chez soi, chacun pour soi et tout ira mieux ». Un vrai défi au bon sens !

La campagne n'aura finalement permis d’apporter de vraies réponses, claires et fortes, à aucune de ces trois questions.  Ces dérobades devant la réalité, fût-elle ingrate, pèsent lourd sur l’insignifiance ressentie du scrutin.

3. Cette élection est parlementaire. Il ne s'agit pas de reproduire les affrontements entre États au Conseil de l'Union mais de donner à une Assemblée indépendante des gouvernements et pleinement représentative des citoyens de l’Union, les moyens, c’est à dire la détermination et la cohésion politiques, nécessaires pour remplir efficacement son double rôle de colégislateur incontournable (à égalité avec le collège des gouvernements) et de contrôleur rigoureux de la Commission qui est responsable devant elle. Il s'agit donc de missionner des partis en vue de constituer la majorité transnationale qui orientera l’action d’une assemblée qui n'a de comptes à rendre qu'à ceux qui l'ont élue.

N'oublions jamais que si l'Union est faible au regard des États, le Parlement, quant à lui, est fort au sein de l'Union. Celle-ci fonctionne de plus en plus comme une vraie démocratie parlementaire, avec deux chambres égales, celle des gouvernements et celle des citoyens. Le parlement dispose de moyens politiques et procéduraux d’action d'autant plus précieux que les Conseils des gouvernements sont aujourd'hui plus divisés et incertains que jamais. On ne peut pas à la fois se plaindre de l'Europe technocratique et bouder la plus démocratique de ses institutions et les élections qui lui donnent vie, autorité et efficacité.

4. Le Parlement européen est élu à la proportionnelle, ce qui veut dire que le pouvoir s'y partage et qu'aucun parti n'impose sa loi à lui seul. Quand j'entends mon ami Luc Ferry dire que hors du PPE, un député est marginalisé, je me dis qu'un bon philosophe n'est pas nécessairement un grand familier de la vie des institutions européennes. Le pouvoir au Parlement européen appartient toujours à une majorité de coalition. Le PPE est un parti Important mais très minoritaire: les projections actuelles lui accordent environ 160 sièges sur un ensemble de 755. Demain comme aujourd'hui il lui faudra trouver des alliés. Jusqu'à présent il lui suffisait de s'entendre avec les socialistes pour dominer le jeu, sans d'ailleurs réussir pour autant à l’écraser. Il est à cet égard pour le moins étrange de voir des porte- parole de LR comme M Dumont s’indigner du soutien apporté à la politique européenne d’Emmanuel Macron par le chef social-réaliste du gouvernent portugais, Antonio Costa, feignant ainsi d'ignorer que l'alliance avec les socialistes a toujours été la ligne du groupe auquel appartient LR ! Refuser une alliance souple avec la gauche modérée, obligerait en effet le PPE à faire le choix d'une entente privilégiée avec les populistes comme Salvini, Le Pen et Orban. Ce serait   une trahison de nos valeurs fondamentales doublée d’une impasse politique.

La situation présente se caractérise toutefois par une double nouveauté. D’abord, la combinaison de la poussée populiste et de de l'affaiblissement d'une gauche rétractée et divisée sonne le glas du condominium bipartisan d’hier. Il ne suffira plus au PPE de s'entendre avec les seuls socialistes pour disposer de la majorité. La coalition de demain devra impérativement comporter en plus les élus libéraux et démocrates du centre et les écologistes réformistes. Elle sera donc quadripartite, le groupe centriste se situant à l’épicentre de ce qui devra s’affirmer    comme une majorité de relance de la construction européenne.

Le second fait nouveau, c'est que le PPE n'a jamais été aussi divisé, y compris en Allemagne, partagé comme il l'est entre conservateurs et libéraux. Une partie non négligeable de ce groupe lorgne de façon appuyée du côté des groupes populistes qui veulent défaire l'Europe au lieu de la construire. Même si les élus du Fidesz hongrois sont toujours formellement au PPE avec  ceux de LR, on ose espérer que n'est pas la ligne qui se dessine derrière les fulminations anti-socialistes de M. Dumont et les propos embarrassés de M. Bellamy sur « le dialogue nécessaire » avec le parti de M. Orban, dont il faut rappeler qu'il est le théoricien sans complexe d'une démocratie sans liberté et d'une Union européenne sans pouvoir. Une chose est sûre : on ne pourra pas dans le Parlement Européen de demain récuser à la fois la gauche modérée pro-européenne et la droite populiste anti- européenne. Il faudra choisir. La double récusation est un déni de réalité, donc un mensonge aux électeurs.

Faute que ces quatre vérités premières aient été placées au centre du débat des dernières semaines, nos concitoyens ont le sentiment légitime d’être priés de participer à une course dont ils ne connaissent pas le champ, ignorent les règles et ne mesurent pas les enjeux. Mobiliser un corps électoral dans ces conditions est à l'évidence une gageure.