Pierre Rosanvallon entre histoire et mémoire edit

3 octobre 2018

« C’est dans les promesses non tenues de la modernité que s’enracinent les perversions régressives et les illusions mortifères. » L’histoire des deux derniers siècles rejoint ici la mémoire des cinquante dernières années, et c’est dans cette double perspective que s’inscrit le nouveau livre de Pierre Rosanvallon, Notre histoire intellectuelle et politique. 1968-2018. L’historien se fait mémorialiste, le témoignage à la première personne et les portraits de première main (Edmond Maire, Cornélius Castoriadis, Michel Foucault, François Furet) se conjuguent à la prise de champ et à la saisie des mouvements tectoniques qui ont en quelques décennies bouleversé la vie politique et intellectuelle.

Il ne s’agit certes pas d’une autobiographie. Ni même du portrait d’une génération, à la manière de Hervé Hamon et Patrick Rotman. Mais bien plutôt de celui d’une époque marquée par des glissements, des dérives, des retournements, et au total une certaine confusion. De 1968 à 2018, le mouvement de l’histoire a perdu en lisibilité. Le présent est devenu difficile à décrypter ; l’avenir s’est déplié mais sous le double régime de l’inattendu et de l’obscur.

L’inattendu, car bien des développements des cinquante dernières années n’étaient guère prévisibles. C’est dès les années 1980 que les surprises commencent, que les baudruches se dégonflent, ou que les positions s’inversent – ainsi la conversion des marxistes orthodoxes du CERES à un républicanisme confinant au nationalisme, ou encore celle de Bourdieu, ce pourfendeur impitoyable des institutions publiques vouées à perpétuer la domination, à la défense de l’État. L’inattendu c’est aussi, au-delà des retournements de veste, le « retournement d’hégémonie » qui va voir, à partir des années 1990, l’essor d’une droite illibérale s’attaquant sur plusieurs fronts, parfois de concert avec une partie de la gauche, à une modernité démocratique rabattue sur une pure et simple dissolution du peuple, de la République et de ses institutions dans le grand bain libéral, dominé par les figures de l’individu et du marché. Plus de quinze ans après la polémique des « nouveaux réactionnaires », Pierre Rosanvallon remet en perspective une évolution désormais assumée par ceux-là mêmes qui s’estimaient, en 2002, diffamés par le petit livre de Daniel Lindenberg[1].

L’obscur, car politiques et intellectuels sont désormais bien en peine de dégager un horizon et la gauche, qui a longtemps trouvé sa force et son identité dans la formulation d’un avenir meilleur, semble avoir perdu le sens de l’histoire, engluée dans une culture de gouvernement privée d’horizon ou arc-boutée sur la défense d’un passé idéalisé.

C’est au total l’histoire d’un enlisement – dans les marigots contigus de la résistance impuissante, du désenchantement ronchonnant, ou du réalisme gestionnaire – que raconte ici Pierre Rosanvallon.

Une histoire dont il prend sa part, car ceux de sa génération en ont été les témoins mais aussi les acteurs, et si la « deuxième gauche » dont il a été l’un des principaux animateurs a souvent eu raison contre la première, elle n’a pas échappé au mouvement d’affaissement qui a marqué les années 1980 après l’effervescence des années 1970. Le naufrage de « l’autogestion », qui disparaît des radars en quelques mois, est ici très bien analysé, les faiblesses conceptuelles du concept et son manque de substance sont interrogés sans fard. La deuxième gauche apparaît a posteriori comme plombée par sa dimension surtout négative, qui ne lui permet pas de fonder une doctrine durable : « Si les procès du totalitarisme, du jacobinisme ou du social-étatisme avaient été instruits d’une manière efficace, ils laissaient entières les questions d’une redéfinition positive de l’idéal démocratique, d’un nouveau lien entre l’État et la société civile et des régimes de solidarité à inventer à l’âge de la crise de l’État-providence. »

On s’étonnera en revanche de voir consacrer si peu de pages à la Fondation Saint-Simon, principalement du reste pour en réduire l’importance et la nouveauté : Pierre Rosanvallon la renvoie à l’esprit de modernisation technocratique des années 1960, du Club Jean-Moulin et du Plan Câble… et on a l’impression qu’il n’y a effectué qu’un bref passage. La relecture proposée en 2018 du Capitalisme utopique et du Moment Guizot va dans le même sens : le compagnonnage avec le libéralisme des années 80-90 dans le sillage de l’antitotalitarisme, l’exploration d’imaginaires où l’argent et le marché avaient une place de choix, la validation intellectuelle et académique de pans oubliés de l’histoire intellectuelle et politique française, ne sont qu’à moitié assumés dans ces pages, peut-être parce qu’ils ont été assimilés à un « virage à droite » par une partie de l’intelligentsia de l’époque.

Symétriquement à cet effacement relatif du « moment Guizot » de Pierre Rosanvallon, le « virage à gauche » du début des années 2000 est quelque peu occulté. Sauf en ce qui concerne l’attaque de 2002 contre les « néo-réacs » évoquée plus haut, rien ou presque n’est dit de la République des Idées, l’atelier intellectuel lancé cette année-là et qui fut l’un des lieux de ce virage avec l’ambition de nourrir une « nouvelle critique sociale ». Aveu d’échec ? Ironiquement, les meilleurs lecteurs des excellents petits livres de la collection furent sans doute les concepteurs du programme de Nicolas Sarkozy pour la présidentielle de 2007. Et le travail éditorial considérable accompli par le think tank n’a hélas rien changé à la situation de la gauche française, qui continue à chercher sa voie et, en attendant de l’avoir trouvée, de se déchirer. Tout reste à faire.

D’où, peut-être, cette ultime relance du réarmement intellectuel de la gauche, qui s’amorce dans les derniers chapitres de Notre histoire intellectuelle et politique. Car ce réarmement reste au cœur du travail de Pierre Rosanvallon, et il ne faudrait pas lire cette histoire d’un enlisement comme un ouvrage fataliste ou désabusé. Le travail critique mené ici, tout comme le retour sur l’histoire de la démocratie française des gros volumes parus chez Gallimard dans les années 1990 (Le Peuple introuvable, La Démocratie inachevée…), ou l’analyse de la crise contemporaine de la démocratie poursuivie à partir de 2006 au Seuil (La Contre-démocratie, La Légitimité démocratique), ou encore les volumes isolés sur la question syndicale (1988) ou l’État-providence (1995), participe d’une ambition intacte et inlassable : se mettre au diapason de l’idéal d’émancipation qui fut au cœur de l’histoire de la gauche et du mouvement ouvrier, comprendre son développement, le maintenir vivant.

Rosanvallon historien a consacré de longues années à suivre sa trace. Rosanvallon intellectuel l’a rencontré au début des années 1970 à la CFDT, où il a contribué à le reformuler (L’Âge de l’autogestion, 1976). C’est sur une nouvelle étape de cette reformulation, qui est aussi en germe une refondation de la gauche, que se ferme Notre histoire intellectuelle et politique. Ce livre apparaît ainsi à la fois comme un testament (au sens de témoignage, mais aussi d’examen d’un héritage à transmettre et d’accomplissement d’un devoir d’inventaire) et comme une prise d’élan. Car loin d’arrêter les comptes d’une vie intellectuelle déjà bien remplie, il la relance, en consacrant ses dernières pages à un programme intellectuel ambitieux qui rejoint l’expérience fondatrice, celle de la CFDT des années 1970 : repenser l’émancipation. Le bilan ouvre ainsi sur le travail à venir, sur les livres à écrire, dans une fidélité intacte au « principe espérance » d’Ernest Bloch et aux années de formation.

Pierre Rosanvallon, Notre histoire intellectuelle et politique. 1968-2018. Seuil, coll. « Les livres du nouveau monde », août 2018. 438 pages, 22,5 eurosUne première version de cette recension est publiée dans le n°478 de la revue Cadres CFDT, octobre 2018.

[1]. D. Lindenberg, Le Rappel à l’ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires, Seuil/La République des idées, 2002.