Les peuples punis de Vladimir Poutine edit

8 avril 2022

La rhétorique de guerre élaborée par Vladimir Poutine sur l’Ukraine se réfère à celle, plus ancienne, des  peuples punis, dont il faut mesurer à quel point elle marque son quart de siècle au pouvoir. En septembre 1999, peu de temps après avoir fait bombarder Grozny en représailles à des attentats attribués aux Tchétchènes, Poutine alors Premier ministre affirme lors d’une conférence de presse à Astana « qu’on ira buter les terroristes jusque dans les chiottes… » Les bombardements s'intensifient et début octobre, les troupes russes pénètrent sur le territoire tchéchène, pour une « opération antiterroriste ». Cette deuxième guerre de Tchétchénie fera des milliers de morts dont beaucoup de civils. L’invasion de l’Ukraine, elle, se donne aussi comme une « opération spéciale » et cherche sa légitimité dans une « dénazification ». Cette référence a pu sembler baroque à certains commentateurs. Mais elle mobilise un double régime de légitimation.

Le premier est la Grande Guerre patriotique, dans une vision qui escamote le pacte germano-soviétique de 1939 et se concentre sur la dimension antifasciste de la guerre après la rupture du pacte en 1941. L’ennemi, dans cette perspective, est forcément un « fasciste ».

Le second régime de justification est l’imaginaire de la punition, mobilisé sous Staline non pas seulement contre des individus mais contre des peuples entiers. On criminalisait les peuples de la périphérie de l’Empire hostiles au pouvoir soviétique et coupables de n’avoir pas accepté la collectivisation. L’Ukraine des campagnes fut elle aussi victime d’une action punitive de grande ampleur, avec le Holodomor, la grande famine de 1932-1933 qui fit près de quatre millions de morts (sans oublier 1,5 millions d’autres au Kazakhstan). Depuis 2006 l’Ukraine traite le Holodomor comme un génocide, ce que conteste la Russie poutinienne, en phase avec la réhabilitation officielle de Staline après 2009.

Ces deux régimes de justification se sont croisés une première fois au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, pour s’appliquer aux Baltes, mais aussi aux Tatars de Crimée et aux Tchétchènes, coupables d’avoir collaboré avec l’occupant nazi pour se libérer du totalitarisme soviétique qui leur avait été imposé. Une partie des Ukrainiens avait collaboré avec l’occupant allemand, et c’est cette mémoire qui est mobilisée par la propagande russe depuis 2014, bien aidée alors par la visibilité de l’extrême droite ukrainienne (qui n’a réuni que 2% des suffrages lors de la dernière élection présidentielle).

L’Ukraine a ceci de particulier que le thème du « peuple puni » s’enchevêtre à celui du « peuple frère », voire à l’idée énoncée par Poutine l’an dernier que Russes et Ukrainiens ne formeraient qu’un seul peuple. Les contradictions manifestes des justifications avancées par la Russie doivent beaucoup à cette articulation difficile entre les thèmes de la réunion et de l’unité à celui de la punition.

Mais le thème de la réunion, dans le contexte particulier des diasporas consécutives à l’effondrement de l’Union soviétique, n’est pas que pacifique. Il est au contraire toujours utilisé dans un contexte conflictuel.

Pour le comprendre, il faut revenir à la distinction entre citoyenneté et nationalité en Union soviétique jadis et aujourd’hui dans la Fédération de Russie. L’URSS, dans un contexte d’État multinational, avait fait du critère de nationalité un fondement de l’identité administrative de ses citoyens. Si la citoyenneté relevait du critère d’appartenance à un État, la nationalité renvoyait à une identité ethnique et se définissait le plus souvent – mais pas toujours – par la langue. En URSS, on se devait d’inscrire la nationalité dès la naissance : on pouvait être letton, ukrainien, ouzbek, et même de nationalité juive. Cette disjonction entre citoyenneté et nationalité était censée égaliser le statut des Russes et des non-Russes. La soviétisation alors était synonyme de progrès social.

Dans la Fédération de Russie, ce critère de nationalité n’est pas resté un déterminant essentiel pour définir l’identité des citoyens. Il n’apparaît plus comme auparavant sur le passeport ou la carte d’identité nationale. L’article 26 de la Constitution de 1993 précise d’ailleurs que « nul ne peut être contraint de déterminer et d’indiquer son appartenance nationale ». Mais la notion de nationalité conserve une consistance juridique : une loi distingue ainsi 45 groupes nationaux pouvant bénéficier de droits spécifiques, notamment en Sibérie et au Caucase.

Cette permanence du « national » vaut en interne mais aussi à l’extérieur de la Fédération, car avec l’éclatement de l’Union soviétique des millions de Russes « ethniques » se sont retrouvé à vivre hors de la fédération. Depuis 2014, la propagande dramatise à l’envi sur le sort de ces « Russes » que l’intervention de 2022 visait officiellement (parmi d’autres justifications) à protéger d’un « génocide » – comme en écho à celui dont l’Ukraine estime avoir été victime en 1932-1933, mais aussi en ligne avec la projection d’une Ukraine « nazie ». La « protection » des Russes ethniques et plus largement des russophones, l’ambition de les réunir à leurs « frères de Russie », permet de passer du thème de la réunion à celui de la punition.

Qui punit-on ? Un peuple dont la volonté d’indépendance est rabattue sur des défauts (infidélité, ingratitude), sur une faute, sur un crime, sur un nationalisme confinant au fascisme et prêt à toutes les exactions. Un peuple qui, parce qu’il n’accepte pas de se fondre dans l’unité, devient un ennemi et, plus encore, un criminel qu’il faudra punir.

L’idée d’un peuple ennemi s’entrecroise avec celle de l’« ennemi du peuple », qui alimenta à ses débuts la rhétorique léniniste pour établir en 1923 un premier modèle de Goulag où furent déportés par la suite non pas seulement des « ennemis de classe », comme les Koulaks, mais aussi dès les années 1930 toutes les composantes punies de l’URSS puis d’ailleurs (Finlandais, Hongrois, Japonais, Polonais), soit environ 26 millions de prisonniers entre 1923 et 1960. Le dernier exemple à cet égard fut la criminalisation de l’Association « Mémorial ». Fondée en 1989 grâce à Sakharov, cette association en charge de la mémoire de tous ces déportés fut d’abord accusée d’être un « agent de l’étranger » jusqu’à son interdiction en décembre 2021, qui boucle la boucle : le porteur de mémoire est un opposant, l’opposant est un agent étranger, l’agent de l’étranger est un criminel – tout comme le peuple rétif est criminel et sa volonté d’indépendance est un fascisme.

Parmi les menées russes dans le Donbass depuis 2014 puis avec l’annexion de la Crimée, on a noté la distribution de passeports russes, en vertu d’une loi déjà ancienne qui permet à des Russes ethniques vivant à l’étranger de s’appuyer sur leur nationalité pour acquérir (ou recouvrer, selon la perspective) leur citoyenneté. Mais là encore le thème de la réunion n’est que l’avers pacifique d’une médaille qui a son revers agressif. Car le même stratagème a été utilisé dès 2003 en Ossétie du Sud, dont les habitants visaient une sécession de la Géorgie mais n’avaient nationalement rien de russe.

Au total, sous les thèmes de la réunion et de la protection des peuples frères, c’est une réalité plus effrayante qui transparaît : celle des peuples punis – pour motif de terrorisme ou de génocide, selon les contextes, en réalité pour leur volonté d’indépendance, de démocratie, leur refus de se laisser absorber. Dans cette perspective on ne s’étonnera pas si après les premiers jours de la guerre les objectifs n’ont plus été seulement militaires mais civils, avec des exactions massives. L’histoire se répète.