Les métamorphoses de l’assistance edit
L’action sociale, héritière de l’assistance publique puis de l’aide sociale, se situe au cœur de recompositions générales de la protection sociale. Un essai synthétique revient sur ces évolutions toujours à l’œuvre, soulignant l’importance et la diversité contemporaines de l’assistance.
« Action sociale » n’a pas le même sens pour les sociologues et pour les juristes. Parmi ces derniers Robert Lafore, expert de la matière, analyse ce domaine particulier de la protection sociale qui ne se circonscrit pas aisément[1]. Globalement, le terme peut être vu comme un synonyme contemporain, plus technique, de la notion d’assistance. Les désignations ont changé avec le temps. La fin du 19e siècle fut le temps de l’assistance publique. Dans les années 1950, le terme d’aide sociale, avec des agencements organisationnels nouveaux, est venu la remplacer. Depuis les années 1980, en particulier avec ce qui a été baptisé « nouvelle pauvreté » et, en réponse, ce qui a été établi avec le RMI, c’est tout un nouvel environnement qui se déploie, sous l’appellation d’action sociale, ou, plus précisément, d’aide et d’action sociales.
Une assistance centrale
Au-delà de la sémantique et des nuances des titres des codes juridiques, Lafore se penche sur les évolutions générales de la protection sociale. Il relève, classiquement, qu’aux côtés de la Sécurité sociale, à base assurancielle, traitant particulièrement d’assurance maladie et de retraite, la logique assistancielle, assise pour son financement non pas sur des cotisations mais sur l’impôt, rassemble des prestations et services spécialisés, notamment contre la pauvreté ou pour les personnes handicapées. À rebours d’une image relativement dépréciée par quelques scandales (autour des EHPAD par exemple) et par la thématique très discutable de l’assistanat, Lafore souligne que ce secteur (ce « segment » dans son vocabulaire) était autrefois marginal. Il était même appelé à disparaître avec le projet de généralisation de la Sécurité sociale. Il est aujourd’hui, à bien des égards, central. Les évolutions de la Sécurité sociale, reposant sur le travail, et les évolutions des besoins comme des représentations sociales ont donné de nouvelles ambitions et une nouvelle consistance à ce segment. Celui-ci ne concerne plus uniquement des publics isolés et limités. Il concerne potentiellement tout un chacun à un moment de son existence. Car l’assistance – non, l’action sociale – ce n’est pas uniquement l’hébergement des SDF et l’aide aux orphelins, c’est la prise en considération des difficultés et des nécessités des personnes handicapées, c’est une grande partie du financement des crèches, c’est la politique de soutien à l’autonomie des aînés dépendants, c’est un ensemble d’interventions de la politique de l’emploi et de la politique du logement. Bref, vraiment, tout le monde peut être concerné, soit directement, soit pour un de ses proches. De là un paradoxe actuel bien mis en lumière par Lafore, « de plus en plus importante dans la vie de la plupart d’entre nous, l’action sociale reste méconnue dans ce qui fait sa nature et ses caractéristiques ». Et d’ajouter, au sujet des métamorphoses de l’assistance, que « Tant d’un point de vue quantitatif que de contenu des politiques, on parait à mille lieues de ce que nos ancêtres considéraient comme nécessaire et satisfaisant ».
Aujourd’hui, prosaïquement, l’action sociale ce sont 33 000 établissements et services, 800 000 salariés, environ 80 milliards d’euros de dépenses annuelles (soit près de 10 % du total des dépenses de protection sociale). Avec son essai, mâtiné de maîtrise du droit comme de la sociologie, le professeur émérite de droit public ne fait pas une synthèse des traités qu’il cosigne avec Michel Borgetto. Son livre n’est pas un manuel sur les rouages et les dispositifs mais une analyse des évolutions institutionnelles.
Le social médiateur du domestique, du politique et de l’économique
Du côté général du social, Lafore observe d’abord que la modernité a scindé nos réalités d’appartenance et de réalisation en trois sphères avec chacune son ordre juridique. Sa tripartition contient le domestique (avec la personne civile), le politique (avec le citoyen), l’économique (avec le travailleur et le consommateur). Chaque sphère dispose de son ordre juridique (le Code civil, par exemple, pour le domestique). Le social consiste, selon l’ancien directeur de l’IEP de Bordeaux, en une médiation entre ces sphères. Le Code de la sécurité sociale s’intercale entre le domestique et l’économique, avec le salaire socialisé (le salaire et ses cotisations obligatoires) ; le Code du travail entre le politique et l’économique, avec ses obligations et garanties liées à la subordination du salarié ; le Code de l’action sociale et des familles (celui donc du thème de l’essai) entre le domestique et le politique, avec ses interventions qui visent principalement à aider les individus et les ménages dans le besoin. Les politiques sociales, au sens large, irriguées en particulier par ces trois codes viennent, avec leurs réglementations et leurs effets de redistribution, corriger les tensions et les dysfonctionnements de chacune des sphères. Tout ceci procure un modèle permettant de présenter la logique passée mais aussi toujours actuelle du social, avec des montages institutionnels qui se sont accumulés et des « conglomérats de législation » qui échappent à la synthèse facile, avec trois ordres juridiques aux frontières de moins en moins nettes. Lafore résume : « Le social est donc le fruit d’un syncrétisme juridique qui abolit les partages entre les socles soutenant le politique, le domestique et l’économique ». Ajoutons qu’historiquement, les œuvres privées (aujourd’hui rassemblées sous le nom et sous le statut d’associations) prévalaient très largement. Les collectivités publiques (État, caisses de sécurité sociale, collectivités territoriales) ont pris de plus en plus d’importance, en particulier du côté du financement des opérations et des prestations. Aujourd’hui les entreprises commerciales prennent des rôles et des parts de marché de plus en plus importants, ce qui n’est pas sans débat.
Après ce tableau de fond, l’auteur se penche plus en détail sur son thème, l’action sociale. On pourrait dire que ce qui l’intéresse c’est de décortiquer le passage, toujours à l’œuvre, entre une société dite assurancielle ou salariale et une société que l’on dit aujourd’hui, ou que l’on souhaite, inclusive. On pourrait dire qu’il revient, avec bonheur, sur les deux pans (les deux segments) les plus habituels des politiques sociales. Et on aurait raison ! Il s’agit, pour notre auteur, non pas de décrire mais d’analyser en profondeur des systèmes, des mutations, des recompositions et des perspectives, en ce qui concerne ces deux pôles (l’expression n’est pas de Lafore) du social.
Trois modèles successifs d’assistance
Très fin connaisseur des détails, l’auteur s’en extrait pour retracer le sillon de l’assistance. Il dégage trois modèles historiques. Le premier, à la fin du 19e siècle, hérite de siècles de bienfaisance privée et religieuse. Il hérite aussi du volontarisme révolutionnaire qui, en gros, voulait en finir avec la misère. C’est un modèle « tutélaire », incarné par l’assistance publique, visant des indigents et des invalides, avec une logique palliative par rapport à des dysfonctionnements familiaux. Émerge ensuite, à partir des années 1950 donc, un modèle « réparateur », centré sur les inadaptations et par uniquement sur les carences matérielles. L’approche, plus clinique, présente une dimension médico-psychologique marquée, avec des procédures sophistiquées de filtrage, d’admission et de placement. Un troisième modèle « inclusif », toujours en recherche de stabilité doctrinale et organique, se profile à partir des années 1980. Il s’agit de lutter contre l’exclusion, avec, en réponse, des politiques individualisées d’insertion (pendant de l’exclusion) et des ambitions collectives d’inclusion (comme critique de toute institution qui enferme à côté des autres). Les mots sont beaux et à connotation positive. Lafore note que leur contenu n’est pas évident. Ce sont des emblèmes sous lesquels se repensent les pratiques et se réagencent les organisations. Concrètement, les politiques sociales se révisent en fonction de maître-mots pratiques : le territoire, la personne, le projet, le partenariat. L’affirmation du droit des usagers et le souci de lutter contre les discriminations accompagnent les velléités et les expériences de décloisonnement et de désectorisation. Au fond, alors qu’auparavant, avec l’assistance, il s’agissait de prendre en charge, il s’agit maintenant, note Lafore, de prendre en compte. Et l’auteur de synthétiser l’enjeu pour l’action sociale : « Constituant un socle de protection pour des populations bien plus vastes et diversifiées que par le passé, elle doit se muer en des dispositifs de socialisation pour ramener ces publics aux normes sociales d’emploi et de conditions de vie ».
On l’a déjà indiqué : l’assistance, de marginale est devenue centrale. Mieux, à lire Lafore, on voit que rebaptisée (« relookée » diraient des jeunes) action sociale, de résiduelle elle est devenue principielle. L’auteur réussit pleinement le projet évoqué dans son introduction : « Le système d’assistance mérite mieux que de se voir cloué au pilori. Il lui faudrait au contraire bénéficier d’une compréhension approfondie de ce qu’il est et des questions qui se posent à lui ».
Il note, en conclusion, que la distinction historique entre les deux blocs de l’assistance (originellement envisagée pour des personnes dans l’incapacité d’être actives) et de l’assurance sociale (pour des actifs) s’est très largement brouillée. Elle n’est pas éteinte, mais la perspective est à une hybridation renforcée, du côté des financements comme de la réalité des établissements et des accompagnements. Si, pour l’ensemble de la protection sociale, la cotisation sociale demeure la principale ressource, la fiscalité est toujours davantage mobilisée. Du côté de certains pans de protection sociale, comme les prestations familiales, l’extension des conditions de ressource pour être éligibles aux prestations les fait basculer dans une logique plus assistancielle. Pour finir, au sujet général d’une protection sociale plus mixée et plus hybride, intégrant pleinement les ambitions et les mécanismes de l’assistance, laissons la parole à l’auteur : « Dans le sillage des logiques d’accompagnement qui se développent tant du côté de la Sécurité sociale que du côté de l’action sociale, c’est une nouvelle conception qui s’impose : aux dispositifs indemnitaires et réparateurs sont substitués des mécanismes incitatifs et promotionnels ».
[1] Robert Lafore, L’Action sociale en France, Paris, Presses de Sciences Po, 2024, 200 pages, 16 euros.
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