Pour une société de la longévité edit

19 janvier 2018

Pour la première fois depuis les ministères Raffarin de 2002-2005, le gouvernement ne compte pas de ministère des Aînés. Pourtant, depuis cette période marquée par les 15 000 morts de la canicule, on a vu la hausse continue du nombre de seniors (plus de 25% de la population) et un accroissement de la précarité. Ce choix est-il le signe d’un désintérêt pour la question senior ou, au contraire, la volonté d’aborder la transition démographique de manière transversale? Ce serait une formidable nouvelle!

Il est de tradition de placer les questions liées au vieillissement sous l’ombrelle d’un seul ministère : celui de la Santé. Certes, la question de l’allongement de la vie ne se résume pas à la maladie et à la grande perte d’autonomie. Mais il y a bien des enjeux et des défis spécifiques relevant de ce ministère : face à la croissance attendue du nombre d’aînés, le secteur doit notamment repenser le parcours de vie des plus âgés dans une continuité entre le domicile et les lieux d’accueil collectifs. Dans cette perspective, la maison de retraite médicalisée fonctionnerait comme une plate-forme ouverte jouant à la fois l’hôpital de proximité, un centre ressources de soin et un lieu d’activités proposés aux personnes vivant à proximité.

Plus largement, de profondes évolutions sont en cours, qui appellent une réponse publique ambitieuse. Notre pays compte 12 millions de personnes touchées par le handicap, 15 millions de malades chroniques, 2,5 millions d’aînés en forte perte d’autonomie et, au bas mot, 5 millions d’anciens malades affrontant des situations de fragilité. En tout, 34,5 millions de personnes. Largement plus de la moitié de la population ! Sans compter les professionnels du soin, les aidants et l’entourage… La ministre de la Santé, Agnès Buzyn, en en est évidemment la première consciente. Aussi, il est temps de procéder à une révolution copernicienne de la santé, dont l’un des axes pourrait être un passage du cure au care qui ferait la part belle aux politiques de prévention de la perte d’autonomie. Saluons les évolutions déjà à l’œuvre, comme le sport sur ordonnance, reconnu dans le paysage législatif, sportif et médical.

La prise en compte du grand âge est devenu un sujet politique à part entière, sans doute que parce qu’elle renvoie à une expérience désormais largement partagée, et dont chacun mesure les difficultés : les services et les équipements existent mais ne sont pas à la hauteur de la demande, la charge financière est souvent difficile à assumer. Les Français sont 68% à estimer que cette prise en compte est insuffisante[1]. Et 66% se déclarent en faveur de la création d’un cinquième risque de protection sociale. Cette attente n’est pas le seul fait des plus âgés : 74% des plus de 65 ans y sont sensibles, mais aussi 61% des 18-24 ans… Cinquième risque, système assurantiel adapté ou approches et services nouveaux proposés par les mutuelles, il faudra innover en prenant en compte la diversité de nos modes et cycles de vie.

Au-delà de la santé

La transition démographique concerne aussi le ministère du Travail. Par exemple sur les enjeux de formation continue, d’emploi des seniors, de cumul d’emplois et de statuts, de retraités qui poursuivent une activité rétribuée… Dans une famille, il peut y avoir en même temps deux générations à la retraite et trois en formation !

La question des retraites reste aussi un sujet majeur, en termes économiques mais aussi de représentation de l’âge et de l’utilité des personnes. En 1950, l’espérance de vie était de 67,5 ans, l’âge de la retraite était fixé à 65 ans au bénéfice de trois millions de retraités. Aujourd’hui, l’âge légal de la retraite est de 62 ans, avec une espérance de vie de 82 ans et 17 millions de retraités.

La question senior, c’est aussi la prise en compte des aidants d’un proche : 46% d’entre eux sont en activité professionnelle. Comment concilier les deux ? Des solutions émergent. Une start-up comme Responsage propose par exemple aux entreprises de s’abonner au profit des salariés aidants d’un proche pour qu’ils soient soutenus et accompagnés. Sur la question des aidants, les Français sont d’ailleurs 82% à exprimer une très forte inquiétude (67% des 18-24 ans)[2]. La société française sait que la problématique des aidants participe très directement du quotidien de chacun. Au-delà de la reconnaissance apportée à ceux qui œuvrent pour un proche, développer une société du care[3] implique de valoriser, d’accompagner et mieux rétribuer les trois millions de professionnels de l’accompagnement des personnes fragiles. Et plus d’un million d’emplois potentiels. Un des leviers majeurs est d’inventer d’autres formes d’organisation. Par exemple, la société Buurtzorg aux Pays-Bas réduit ses coûts, améliore la continuité des soins et fait chuter l’absentéisme, en responsabilisant les infirmières et en territorialisant leurs interventions… La société française a trop tendance à oublier ces auteurs du care, souvent fragilisés par des conditions de vie difficiles. Pourtant, 68% des Français estiment que les professionnels de l’aide à domicile sont les plus légitimes pour intervenir auprès d’un proche en grande fragilité.

Société de la longévité et aménagement du territoire

Au confluent de la santé, de l’emploi et des politiques d’aménagement du territoire portées par le ministère de la Cohésion des territoires de Jacques Mézard et Julien Denormandie, se situent les problématiques de déserts médicaux et d’insuffisance de prise en soin des plus jeunes, des plus âgés et des plus fragiles. Il y a là un formidable gisement d’amélioration du service de soin et du suivi des personnes en s’appuyant sur l’internet et la télémédecine, mais aussi via des innovations d’organisation et de meilleure gestion des plannings, de réduction des tâches administratives effectuées par les médecins (dont la division par deux aurait, pour un coût bien moindre, un effet plus sensible que les subventions à l’installation ou les hausses du numerus clausus). Les innovations réalisées par le cabinet médical Ipso santé à Paris en sont un exemple frappant : le suivi médical personnalisé est facilité par le doublement du temps réel de soin par consultation des médecins libérés des tâches administratives et par une pratique partagée au sein de l’équipe. Le mouvement vers des formations supplémentaires pour élever les compétences des infirmières et leur permettre d’effectuer des actes médicaux va dans ce sens.

Parmi les leviers qui semblent se déployer, ne boudons pas cette ouverture inscrite dans le PLFSS 2018 qui doit libérer les possibilités d'expérimentations organisationnelles contrôlées et avec retour d'expérience.

Toujours dans une perspective d’aménagement du territoire, améliorer l’accueil et l’accompagnement des aînés fragilisés contribue à dynamiser l’emploi et l’activité sur le territoire, et, par ricochet, à augmenter les effectifs des écoles ! Le développement des services aux plus fragiles peut aussi contribuer à « fixer » des jeunes sur les territoires vieillissants et ainsi à réduire l’immigration intérieure et éviter aux plus jeunes de subir la pression immobilière des grandes villes. C’est un important enjeu politique au double sens du terme : il en va de la survie et de l’avenir de ces territoires fragilisés, mais aussi du sentiment d’abandon ressenti par des populations de plus en plus tentées par les extrêmes.

En outre, le ministère de la Cohésion sociale serait légitime à valoriser l’utilité sociale des retraités qui, entre autre, font vivre le tissu associatif, animent les territoires et soutiennent famille et voisins. Plus largement, l’Université des patients créée à Paris-Diderot et l’émergence de la notion de patient expert montrent une prise de conscience progressive de l’importance de l’expérience du malade, de l’ancien malade ou de l’aidant d’un proche. Elles pourraient être valorisées, par exemple par une VAE. Ce sont autant de signes d’une société du soin et de la longévité en mouvement.

De son côté, le ministère de l’Éducation pourrait s’appuyer sur un vivier important de retraités qui souhaiteraient s’engager dans un service civique senior au bénéfice de l’accompagnement éducatif des jeunes et de la solidarité intergénérationnelle[4].

Nous sommes dans une économie capitaliste d’obsolescence programmée des produits mais aussi des humains. La société de la longévité nous donne une chance d’inverser la perspective pour redonner du cœur et du sens à un monde toujours plus désincarné et virtuel, via une politique active de prévention et d’accompagnement de tous, et d’abord des personnes fragiles, et de soutien concret des acteurs – aidants bénévoles et professionnels- de l’accompagnement.

[1] Sondage Odoxa, juillet 2017.

[2] Sondage Ifop, 09/17

[3] Frédéric Worms, Le Moment du soin. À quoi tenons-nous ?, PUF, 2010.

[4] Serge Guérin & Erick Lajarge, « Pour un service civique senior éducatif », Libération, 28 août 2017.