Vers un nouveau cycle de mondialisation? edit
À partir des flux mondiaux d’exportations, d’importations et d’investissements directs étrangers (IDE), on observe une discontinuité temporelle de la mondialisation réduite à ces trois éléments sur la période 1990-2022. La périodisation découpe trois phases[1]. Une première phase de mondialisation accélérée, parfois qualifiée d’hypermondialisation, caractérise la période 1990-2008. La crise financière (2008-2011) stabilise les variables sur un plateau et se prolonge par un tassement pour les années 2011-2022. Les interconnexions analysées épousent la forme d’un cycle, elles ont vocation à se reproduire, non pas à l’identique, mais réorganisées pour répondre aux multiples fractures qui naissent dans l’espace mondial.
La phase de mondialisation débridée
Cette phase connaît une poussée accélératrice qui exprime à la fois la vitesse de déplacement des biens, des services et des actifs productifs et financiers et l’absence de résistance à ces mouvements. Et cela, sous l’influence des avancées technologiques (TIC, numérisation) qui permettent de découper les entreprises, les biens et les services en un certain nombre de tâches, de les réorganiser et de délocaliser certaines d’entre elles[2]. Sont également moteurs les contextes institutionnels (UE, Alena, Accord de Partenariat Trans-Pacifique) et la diffusion d’une idéologie centrée sur les entreprises et les marchés et sur l’adoption de politiques commerciales se conformant aux règles globales des flux commerciaux et d’investissements édictées par l’OMC. Le système d’échange global repose sur une logique néolibérale de la mondialisation[3].
Entre 1990 et 2008, la croissance annuelle des exportations mondiales (10%) excède celle du PIB mondial (6%), l’élasticité entre ces deux variables est supérieure à l’unité. Dans de nombreux pays et régions, on observe une forte corrélation entre les flux commerciaux et la croissance qui se soutiennent mutuellement (États-Unis, UE, Chine). Des transformations structurelles sont à l’œuvre, la part de l’industrie globale dans la valeur ajoutée mondiale décline de 21% en 1990 à 16% en 2011, la désindustrialisation des pays du Nord l’emportant sur l’industrialisation rapide des pays du Sud, qui produisent davantage mais à meilleur marché. Dev Patel, Justin Sandefur et Arvind Subramanian attribuent la convergence entre le Nord et le Sud à trois phénomènes distincts et liés : « une croissance plus rapide dans les pays les plus pauvres ; une moindre volatilité des taux de croissance économique des pays nationaux, suggérant que les nations pauvres deviennent moins vulnérables aux chocs économiques; et une croissance particulièrement forte et régulière des pays à revenu intermédiaire, démentant l'hypothèse selon laquelle ces pays auraient du mal à croître une fois qu'ils auraient franchi un certain seuil de revenu par habitant[4] ».
Une démondialisation toute relative
La période post-crise financière a fortement ralenti la convergence des revenus et, de ce fait, a accru les inégalités et accentué la concurrence en créant de fortes pressions en faveur de la démondialisation, les pays à faible revenu fortement endettés n’ont pu exploiter leurs avantages comparatifs et intégrer les chaînes de valeur mondiales, faute de financements, et ont parfois été contraints de suspendre le service de la dette[5]. De plus, la complexité croissante des chaînes de valeur mondiales a abaissé les rendements de la coordination parce qu’il devient plus difficile pour les entreprises de contrôler l’ensemble du processus de production. Enfin, la mondialisation change de nature : flux et échanges sont influencés par des considérations géopolitiques autant que par des motifs strictement économiques.
Sur un plan général, le ralentissement du commerce mondial à partir de 2011 a accompagné le freinage de la croissance mondiale. L’analyse de cette période exige de dissocier les biens et les services. Le commerce manufacturier s’est tassé de 15,6% du PIB mondial en 2011 à 14,5% en 2021 alors que le commerce des services, porté par la vague numérique, s’est accru de 6% du PIB mondial en 2011 à 8% en 2021. Plus précisément, depuis 2018, lorsque le PIB mondial augmente de 1%, les échanges mondiaux de biens n’augmentent plus que de 0,6%. La causalité est double : le PIB mondial déprime lorsque les échanges s’affaiblissent et les échanges ralentissent lorsque la croissance mondiale devient plus faible. De plus, le contrôle plus strict des exportations de technologies (semi-conducteurs en particulier) et de l’investissement étranger, conjugué à la forte augmentation du nombre d’obstacles aux échanges mondiaux (le FMI en recense 2600 en 2022), a affecté les flux de commerce et d’IDE. En sens inverse, les chaînes d’offre de services et le commerce des intangibles (savoir-faire, données, brevets et licences) développent des liaisons croissantes parce que la révolution digitale influence fortement la définition et la production des infrastructures, des produits et des services. De ce fait, ces liens ne concernent que les pays dotés de qualifications et compétences élevées.
Les interconnexions se modifient. L’imposition par les États-Unis et la Chine de multiples barrières sur leurs échanges bilatéraux a accru les incertitudes et poussé les entreprises à diversifier leurs sources d’approvisionnement et leurs localisations. En Chine, les investissements directs étrangers ont régressé sur la période 2014-2020, puis se sont effondrés pendant la pandémie (2020-2022), passant de 400 milliards à 15 milliards de $, pendant qu’ils augmentaient fortement vers d’autres régions : l’Amérique Latine, l’Afrique, l’Asie du Sud-Est et l’Inde. Le déclin sensible des importations chinoises aux États-Unis s’est traduit par une relocalisation partielle de certaines activités et par des importations accrues en provenance du Mexique (15% des importations en 2023 contre 13,9% pour la Chine), du Vietnam, etc.
Notons que le commerce des biens a des effets marqués sur les structures industrielles parce qu’il crée des irréversibilités relatives. Malgré le blocage des importations chinoises aux Etats-Unis au cours de la dernière période, David Autor, David Dorn et Gordon Hanson ont pu mettre en évidence un effet retardé qui expliquerait la baisse de 55% de l’emploi industriel américain sur l’ensemble de la période considérée. Ce phénomène doit s’analyser au niveau local et régional parce que la contraction de l’emploi s’amplifie avec la disparition des entreprises exposées à la concurrence de la Chine[6]. De plus, les enquêtes menées par Ashish Arora, Sharon Belenzon et Andrea Patacconi sur les grandes entreprises américaines exposées à la forte croissance des importations chinoises indiquent un infléchissement dans leurs dépenses de recherche au détriment de la recherche de base et au profit d’une recherche plus appliquée et des innovations à court terme visant la conquête de marchés[7].
Le poids économique et géopolitique de la Chine
En phase d’hyperglobalisation, les flux commerciaux et d’investissements directs étrangers traduisent la poussée du modèle néolibéral, et le pouvoir économique et géopolitique des Etats-Unis. La déglobalisation est plutôt configurée par l’influence croissante de la Chine, avec ce paradoxe apparent : l’économie chinoise est de moins en moins dépendante du commerce extérieur (le ratio commerce extérieur/PIB décline de 71% en 2008 à 35% en 2022), mais sa place dans les échanges mondiaux est de plus en plus centrale : la part de marché mondiale des exportations manufacturières chinoises passe de 12% en 2008 à 22% en 2022.
Le premier indicateur de ce « puzzle chinois » traduit le recentrage de la Chine sur son marché intérieur et le changement d’orientation de la politique économique privilégiant désormais les biens non-échangeables, notamment l’immobilier et les infrastructures. Les dépenses publiques orchestrent cette modification de la composition de la production qui a pour effet d’atténuer la compétitivité du secteur échangeable en provoquant une hausse des salaires sur le marché du travail par le jeu de l’effet Balassa-Samuelson. Le second indicateur indique que, malgré l’affaiblissement de la compétitivité, le différentiel de productivité en faveur de la Chine dans les biens échangeables est élevé, si bien que les exportations continuent de croître[8]. Sans nier le rôle du mercantilisme agressif lié aux financements à taux réduits pratiqués par les banques d’État et aux subventions massives des exportations, il faut reconnaître aussi que les dépenses fortement croissantes de R&D ont fortement accru les innovations technologiques qui ont alimenté à leur tour les gains de productivité. Dans le secteur de la voiture électrique, la maîtrise des technologies tout au long du cycle de production, depuis la matière première jusqu’au produit final, a joué un rôle essentiel. Dans le même temps et avec d’autres pays asiatiques, la Chine a élaboré l’Accord de Partenariat Economique Régional Global qui regroupe 15 pays représentant le tiers du PIB mondial et qui représente désormais l’accord le plus vaste de libre-échange dans le monde.
Déplacements et réconfigurations
On le voit, l’image d’une démondialisation déforme ce qui se joue depuis quelques années. Les interconnexions se déplacent dans le temps avec d’autres partenaires, pour la simple raison que dans la plupart des économies la souveraineté est inatteignable dans tous les secteurs. Les échanges demeurent, une dynamique de spécialisation continue, mais les États jouent un rôle croissant dans la définition des spécialisations. Dans ce cadre, ils se substituent aux marchés : la politique industrielle vise à renforcer des positions d’ancrage significatives sur des marchés ayant une importance économique et géopolitique stratégique et des formes de protectionnisme se développent. Même la Commission européenne propose désormais de renforcer le criblage des investissements industriels et des secteurs sensibles (semi-conducteurs, IA, médicaments), la régulation des plateformes concernant les services numériques et les marchés numériques, ainsi que le contrôle de l’exportation des biens à usage dual, civil et militaire. Cette dynamique s’observe dès les années 2010, mais une impulsion décisive est donnée par les deux lois votées en 2022 aux États-Unis, le CHIPS and Science Act (88 milliards de dollars) qui vise à redonner le leadership technologique à ce pays dans les segments haut de gamme des semiconducteurs, et l’Inflation Reduction Act dont les 400 milliards de dollars sont destinés à développer les technologies vertes et les énergies renouvelables, à moderniser les transports et à accroître les économies d’énergie.
Dans ce contexte les échanges se poursuivent et parfois se développent, mais ils se reconfigurent. Le cycle de la mondialisation n’est pas terminé. Il entre dans une nouvelle phase marquée par le développement de formes publiques de pilotage des économies.
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[1] A. Subramanian, M. Kessler et E. Properzi, «Trade hyperglobalization is dead: Long live…? », Peterson Institute, 2023.
[2] B. Guilhon, Les Paradoxes de l’économie du savoir, Hermès Lavoisier, 2012.
[3] L.Tyson, J. Zysman et B. Judge, « The New Logic of Globalization: Uncertainty, Volatility, and the Digital Economy», BRIE Working Paper, 2023-4.
[4] D. Patel, J. Sandefur et A. Subramanian, « A Requiem for Hyperglobalisation: Why the World will Miss History’s Greatest Economic Miracle», Foreign Affairs, juin 2024.
[5] A. O. Krueger, A world of debt », Project Syndicate, mai 2023.
[6] D. Autor, D. Dorn et G. Hanson, « On the Persistence of the China Shock », NBER, 2023.
[7] A. Arora, S. Belenzon et A. Patacconi, « Killing the Golden Goose? The decline of science in corporate R&D », NBER Working Paper Series, janvier 2015.
[8] A. Subramanian, «The Paradox of China’s Globalization », in The Chinese Capacity Puzzle, Project Syndicate, août 2024.