Slumdog millionaire: une polémique indienne edit

20 février 2009

Le 22 janvier dernier, la sortie indienne du film Slumdog millionnaire de Danny Boyle a déclenché une bourrasque médiatique. Tournée à Mumbai, l’histoire des trois gamins du bidonville de Dharavi envahit les écrans. À l’heure d’une mondialisation avancée et des effets sociaux de la crise économique, la question de la pauvreté est remise sur scène.

Violence du sort de ces enfants abandonnés qui pullulent dans les mégalopoles indiennes, parodie de l’émission Qui veut gagner des millions ? dans laquelle le jeune Jamal triomphe armé du seul savoir acquis dans sa vie « de chien », quête de l’amour perdu : le scénario multiplie les angles et se déploie comme une leçon de vie. En Inde, depuis plusieurs jours, une polémique enflait dans la presse, non sur le film, reconnu pour sa virtuosité artistique par une population ardemment cinéphile, mais par ce qu’il peignait de la misère et de la corruption dans la plus grande démocratie du monde. En 1969 déjà Louis Malle, pour son film Calcutta, avait été accusé de porter un regard négatif sur l’Inde. Était-il possible qu’un réalisateur occidental, encensé de surcroît à Hollywood, puisse encore colporter quarante ans plus tard ces questions au cœur de Bollywood ?

Le 13 janvier, Amitabh Bachchan, star adulée du cinéma indien, lance le débat dans son blog : « Si le projet de ce film est de montrer l’Inde comme une nation en voie de développement sous son jour peu reluisant (…) disons que cet aspect « sous la ceinture » existe même dans des pays plus développées. Le problème c’est que ce film imaginé par un auteur indien et réalisé par un metteur en scène occidental fait l’objet d’une reconnaissance mondiale. S’il avait été réalisé par un metteur en scène indien cela ne se serait peut-être pas produit ».

L’intervention d’Amitabh Bachchan, reprise dans tous les médias, n’est pas innocente. L’acteur hante le film, bien qu’il n’y figure pas. D’abord, par la scène où l’on voit une foule en délire se précipiter vers son hélicoptère qui vient d’atterrir, pour lui demander un autographe. D’autre part, parce qu’il a animé pendant deux ans la version indienne de Qui veut gagner des millions ?, une étape qui relança sa carrière en 2005.

La soixantaine dépassée, l’interprète de « Coolie » se présente comme une sorte de sage, interprète infatigable des profondeurs de l’Inde. Il écrit quotidiennement dans son blog son journal intime destiné à sa famille extensive – en fait la société indienne dans son ensemble- et reçoit entre 300 et 700 réactions chaque jour. Il y dépeint par le menu ses activités, livre ses pensées, ses états d’âme, ses poèmes et ses photos, et relate ses allers et venues comme « ambassadeur » de l’Inde (à New-York, Paris, Londres et récemment au Forum économique de Davos).

Amitabh Bachchan, par ses diverses facettes, incarne cette complexité indienne. Tour à tour étoile du cinéma hindi, soutien politique de l’ancien Premier ministre Rajiv Gandhi, député pendant trois ans, beau-père de l’actrice, ex-miss monde, Aishwaya Rai, et présentateur de télévision, l’acteur reste soucieux de la place et de l’image de son pays vis-à-vis du monde occidental.

Son opinion déclenche un feu de réactions. Mais commentateurs et journalistes prennent quelque distance à l’égard des propos du Seigneur de Bollywood. Certains y voient une défense du cinéma hindi commercial. Certains soulignent les ambiguïtés indiennes : « La vérité, c’est que Mumbai est en train de devenir un immense bidonville. Bollywood n’aurait jamais fait ce film, parce que nous ne paierions pas pour voir la vie dans les taudis de Dharavi ». D’autres rappellent pourtant que plusieurs films indiens ne font pas l’économie d’une approche dénonciatrice sur la pauvreté endémique qui règne ici. Beaucoup trouvent que, loin de porter un regard critique, Slumdog, rend un hommage appuyé au cinéma indien. On refait les comptes : le réalisateur (Danny Boyle), le scénariste (Simon Beaufoy) et le producteur (Cedalor, l’entreprise productrice de Qui veut gagner des millions ?) sont anglais ; la monteuse Anouradhaa Singh est une indienne de Los Angeles ; le diplomate, Vikas Swarup, auteur du livre dont est tiré le film, la directrice de casting, Loveleen Tandan, le compositeur de la musique, Allah Rakha Rahman, et la plupart des acteurs, sont indiens. Enfin, le héros Jamal, est interprété par Dev Patel, un adolescent aux racines indiennes mais qui a toujours vécu en Grande-Bretagne. En bref, le film rassemble tous les ingrédients d’une interculturalité inédite dont se prévaut une partie des nouvelles classes moyennes urbaines (300 millions sur près de 1,2 milliard d’habitants).

Au fur et à mesure du débat, la ville de Mumbai, magnifiée par l’énergie de la musique et de la mise en scène, est perçue comme l’épicentre du film. Lors d’une conférence de presse suivie par le tout Bollywood, Danny Boyle est porté aux nues pour avoir si bien capté l’esprit de la mégalopole. Le scénario est réinterprété comme un tableau quasi enchanté de l’Inde. Il est désormais accolé au « Yes we can » d’Obama, dont l’intronisation apparaît au même moment sur toutes les télévisions. Beaucoup de journalistes fournissent une interprétation : le thème de l’enfant des rues devenant millionnaire grâce à un savoir construit à travers les épreuves, scintille comme une lumière d’espoir pour tous les ghettos du monde. On peut désormais ici comme ailleurs rêver de devenir entrepreneur de sa propre réussite. Les chaînes proposent en boucle des reportages sur des anonymes issus des bidonvilles devenus de prospères business men. Le ministre de l’intérieur, Palaniappan Chidambaram, recommande même le film, puisque « les bidonvilles bourdonnent d’idées », suggérant que les banques facilitent le crédit afin d’y encourager l’esprit d’initiative. Face à une telle unanimité, Amitabh Bachchan fait machine arrière et dit avoir été mal compris.

L’Inde incarne aujourd’hui une certaine réussite, et la revanche des pays émergents face à la crise financière internationale. Affranchie de la colonisation, elle peut se réapproprier sans complexe l’approche d’un réalisateur britannique. Ses industries de la communication se font le vecteur de représentations d’entrepreneurs dynamiques, partagés entre consumérisme et sentiment national. Distribuée dans des centaines de multiplexes, « cette vie de chien » semble redonner aux Indiens l’opportunité de réévaluer leur propre modernité face aux crises multiples de la mondialisation. Et Bollywood s’emploie à délivrer le message d’un capitalisme enchanteur en relayant sur son propre terrain le succès d’un film européen couronné par Hollywood. Au moment où l’Amérique elle-même est en proie aux plus grands doutes sur ses mythes fondateurs.