Politique de la ville: un bilan globalement négatif? edit

2 mai 2018

Jean-Louis Borloo – qui connaît le dossier – vient de remettre un rapport très attendu, critique et volontariste, sur la politique de la ville et les quartiers sensibles. Son analyse d’une action à laquelle il a d’ailleurs contribué est sombre. Mais quel inventaire peut-on vraiment faire ? À la lecture des innombrables évaluations concernant la politique de la ville, il ressort un bilan localement contrasté et laborieux à établir nationalement.

Les difficultés des quartiers dits « sensibles » sont une priorité pour les politiques publiques depuis une quarantaine d’années. De multiples programmes ont cherché à mobiliser des moyens supplémentaires au service de ces territoires et de leurs habitants, avec un volontarisme affiché des deux côtés du spectre politique, à l’échelle des quartiers eux-mêmes comme au plus haut niveau de l’État.

Dans une certaine mesure, l’histoire institutionnelle en la matière est une histoire de plans de relance qui se suivent, leurs contenus et leurs instruments prenant des formes très similaires.

Précédées par des émeutes spectaculaires, annoncées avec des déclarations fracassantes et des objectifs très ambitieux, ces politiques ne semblent jamais satisfaire. En une vingtaine d’années ce sont au moins deux « plans Marshall pour les banlieues » (en référence aux vastes investissements américains, après guerre, en France) qui ont été de la sorte mis en œuvre. Un « pacte de relance pour la ville » avait été baptisé de la sorte en 1996. Un « plan espoir banlieue » avait été ainsi labellisé en 2008. Entre les deux, en 2003, le programme national de rénovation urbaine (PNRU) – dit aussi « plan  Borloo » - donnait lui aussi de vastes ambitions. Aujourd’hui l’ancien Ministre de la ville en appelle à un « sursaut de la Nation », à un financement d’une cinquantaine de milliards d’euros et, sinon à un énième plan Marshall, du moins à la nomination d’un « général Patton » pour mettre en œuvre ce nouveau programme.

On ne reviendra pas ici sur ce goût particulier pour les généraux américains. On s’en tiendra à une analyse du bilan de cette politique de la ville. Selon Jean-Louis Borloo il n’y aurait eu jusqu’à aujourd’hui que saupoudrage et mystification, avec de très faibles résultats (pour le dire diplomatiquement).

La politique de la ville est l’une des plus commentées et des plus disputées. Malgré son intitulé, qui paraît pourtant parfaitement explicite, elle ne concerne ni toutes les villes (toutes les communes ne sont pas concernées), ni toute la ville (car elle traite d’une « géographie prioritaire » de quartiers sensibles).

Une politique très évaluée pour des bilans locaux contrastés

Parmi les paradoxes de ce domaine d’action publique, on trouve son évaluation. La politique de la ville compte, en effet, parmi les politiques qui ont été les plus évaluées. Listons cinq éléments de cette saga évaluative.

  • Au cours du Xe plan (il y a longtemps donc… entre 1989 et 1993) elle a été le thème d’une évaluation interministérielle guidée par les principes alors édictés par un très autorisé conseil scientifique de l’évaluation.
  • Sujet prisé de la Cour des Comptes, la politique de la ville a donné lieu à des rapports à chaque fois très critiques, en 2002, 2007 et 2012. Le rythme quinquennal n’aura pas été respecté, mais la Cour se penche tout de même sur le lancement, en 2018, d’une grande évaluation.
  • Ancrée, comme son nom l’indique, au niveau local, la politique de la ville a été évaluée par un nombre incalculable d’instances locales, départementales, régionales, et ce au cours du dernier quart de siècle.
  • Elle dispose d’un observatoire dédié, tout ce qu’il a de plus officiel, avec l’observatoire national de la politique de la ville (ONPV - www.onpv.fr. L’instance publie de copieux rapports, très intéressants, sur les quartiers cibles de la politique de la ville, au prisme de questions et d’indicateurs de plus en plus précis autour de la cohésion sociale, du cadre de vie, du développement économique.
  • Une profession spécialisée, celle des évaluateurs de la politique de la ville, au sein de cabinets particuliers ou bien dans des cabinets généralistes, a pu se structurer.

Mais quelles leçons tirer ? En l’espèce, des thèses s’opposent. Listons cinq écoles en présence.

  • Certains, au regard de la dégradation de la situation des quartiers les plus difficiles, estiment, en termes de bilan, que c’est le dépôt de bilan qui est nécessaire. La politique de la ville serait à la fois un puits sans fond et un creuset du terrorisme islamiste.
  • D’autres, s’appuyant sur la littérature administrative, riche d’informations, remplissent des tableaux de bord et opèrent des suivis de séries statistiques pour souligner, dans tel domaine, une amélioration et, dans tel autre, une détérioration.
  • D’autres, encore, généralement parmi les élus, soutiennent l’importance des efforts entrepris et mettent en avant des résultats favorables en montrant combien des quartiers entiers ont pu véritablement changer, dans un sens positif.
  • Certains, plutôt parmi les idéologues ou les naïfs, avancent un argument général : sans la politique de la ville, ça aurait été pire. L’affirmation a beau être percutante, elle ne peut tout simplement pas être vérifiée.
  • Enfin, et ce plutôt parmi les évaluateurs académiques, on trouve des conclusions sur deux sujets. Tout d’abord, on s’en doute, les difficultés, voire même l’« in-évaluabilité » de la politique de la ville. Ses objectifs seraient si divers, ses procédures si complexes, ses visées cachées si importantes : impossible d’en tirer vraiment des informations de qualité. Ensuite, on trouve cette conclusion générale, à travers l’ensemble des rapports : le contraste. Le bilan de la politique de la ville est, très souvent, dit « contrasté ».

Contrasté. Voici donc le bilan de la politique de la ville. Le bilan de l’ensemble des bilans sur la politique de la ville ne saurait être tranché. En effet, c’est localement que la politique de la ville peut être valablement évaluée. À l’aune certes des critères, objectifs et indicateurs nationaux qui, avec le temps, ce sont accumulés. Mais aussi, localement, en fonction de ce que pensent les habitants. Bien entendu, les difficultés méthodologiques sont importantes. Tout relève certainement de l’explicitation des critères locaux, des objectifs locaux et des indicateurs locaux. Mais ce n’est qu’à l’échelle locale qu’il est possible de dire si oui ou non la politique de la ville a été efficace. Avec les instances nationales d’évaluation et d’observation, les différents opérateurs et partenaires de la politique de la ville, qui d’ailleurs n’ont ni forcément les mêmes idées ni les mêmes intérêts en la matière, disposent d’une riche matière pour faire leur propre bilan. Reste que le bilan local de la politique de la ville sera toujours politique. Tel élu se félicitera de son action, alors que les décisions ont été prises avant son élection. Tel autre déplorera la situation que rien ne semble pouvoir faire progresser. Un autre soutiendra que ses décisions ont permis d’améliorer très visiblement un quartier quand son opposition observera que ce ne sont plus les mêmes habitants. En tout état de cause, il est possible de fournir, pour les villes, des bilans chiffrés. L’essentiel est aisément disponible, et peut nourrir, localement, des débats, non pas sur la politique de la ville (une dénomination très nationale et bureaucratique), mais sur un ou des quartiers.

Une politique péniblement évaluable à l’échelle nationale

Si le bilan, au niveau local, de la politique de la ville est, presque par nature, contrasté, il n’en va pas aussi facilement au niveau national. Ce serait une facilité de langage de dire de la politique de la ville, à l’échelle nationale, qu’elle produit un bilan contrasté. Agrégeant les évolutions locales, on peut noter des quartiers dont la situation s’améliore, d’autres dont la situation se détériore, et ce sur une multitude d’indicateurs. Ce tableau de bord, qui a ses vertus, ne saurait tenir lieu de bilan pour une politique. En fait, la politique de la ville, à l’échelle nationale, malgré tous les efforts et toutes les belles paroles, est peu évaluable. Un argument puissant va dans le sens de l’inévaluabilité : la politique de la ville n’a que des moyens dérisoires, d’une part, par rapport aux objectifs très généraux qui lui sont fixés et, d’autre part, par rapport à l’ensemble des autres politiques concourant à ces mêmes objectifs et intervenant sur ces mêmes quartiers. Surtout, il est impossible de dresser le bilan irréprochable d’une politique dont la cible n’a cessé de bouger.

Cette politique à dénomination bien française (où trouve-t-on ailleurs dans le monde une politique de la ville qui ne soit de la responsabilité des villes ?) consiste, principalement, en mécanismes nationaux de ciblage des territoires. L’idée centrale de la politique de la ville est de repérer les territoires « les plus en difficulté », ceci afin de les traiter de manière particulière. La logique est, depuis le milieu des années 1990, d’opérer une sorte de discrimination positive territoriale. Ce détour par des inégalités positives de traitement pour rétablir une certaine égalité des territoires a toujours fait débat autant sur le plan doctrinal (cette équité recherchée correspond-elle vraiment aux principes constitutionnels français ?) que pratique (quels critères et indicateurs choisir ?).

L’accordéon de la géographie prioritaire

Le tout aboutit à un zonage assez instable des quartiers dits sensibles. Cette pratique du zonage, qui a été révisée plusieurs fois, fonctionne un peu comme une sorte d’accordéon. La géographie des quartiers sensibles s’étend et se rétracte comme un soufflet d’accordéon. Dans une phrase de dilatation de l’accordéon, c’est-à-dire d’extension de la géographie prioritaire, il s’agit de couvrir davantage de territoires par les crédits et procédures visant la réduction des problèmes dans les quartiers sensibles. Sur une quarantaine d’années c’est, au total, une forte dilatation (que les critiques baptisent aussi dispersion et saupoudrage), avec une cible prioritaire passée de quelques quartiers expérimentaux à la fin des années 1970, à plusieurs milliers au cours des années 2000. Et entre temps, les gouvernements, avec les administrations et les collectivités territoriales, ont beaucoup joué à l’accordéon, cherchant, un temps, à resserrer, un autre à développer.

La politique de la ville repose sur une séquence : ciblage, écrémage, recentrage. L’observation est simple : les dispositifs centrés sur des difficultés d’intensité n bénéficient davantage à des situations territoriales ou sociales de niveau n-1, ou n-2. C’est là un effet classique d’écrémage. Il s’ensuit, après tout ciblage, un peu d’écrémage, qui pousse les responsables publics et les experts à proposer d’autres critères afin vraiment de toucher le niveau n. En termes de géographie prioritaire, l’accordéon est une métaphore pour cette suite de séquences qui consistent, d’abord, à cibler certains quartiers, puis à étendre le ciblage à d’autres quartiers. Et après le ciblage, l’écrémage, puis le recentrage.

Prosaïquement, la géographie prioritaire de la politique de la ville, dans cette logique d’accordéon, est arrivée à une sorte de caricature.  Emmenée par ces séquences successives de ciblage, écrémage, recentrage, nouveau ciblage, elle s’est incarnée à travers un zonage imbriqué qui comprenait, jusqu’à récemment, les zones franches urbaines (ZFU), définies comme les quartiers les plus en difficulté au sein des zones de redynamisation urbaine (ZRU), elles-mêmes définies comme les quartiers les plus en difficulté au sein des zones urbaines sensibles (ZUS).

Face à cette stratification compliquée en trois zones, il a fallu définir de nouvelles priorités par rapport aux priorités précédemment définies. On se doit de citer les 163 quartiers jugés, parmi les 750 ZUS, « archi-prioritaires » en 2003 pour bénéficier des nouvelles interventions au titre de la rénovation urbaine. La mise en place, par Jean-Louis Borloo, du PNRU (Programme national de rénovation urbaine) a conduit, dans un premier temps, à déterminer 215 quartiers prioritaires ; devenus 530 quartiers éligibles. Au découpage emboîté de la géographie prioritaire (les ZFU sont dans les ZRU qui sont dans les ZUS), il faut ajouter les quartiers des contrats urbains de cohésion sociale. Ceux-ci rassemblaient près de 2 500 quartiers et huit millions d’habitants. Les partitions possibles pour jouer de l’accordéon vont donc d’une centaine de ZFU à plus de 15 % de la population française vivant dans les centaines de quartiers concernés par ces contrats particuliers.

Des quartiers prioritaires aux quartiers très prioritaires

Après avoir fait tourner les ordinateurs de l’INSEE, la Ministre de la Ville a annoncé, en 2014, une nouvelle géographie, plus resserrée. Le choix des quartiers prioritaires ne procède plus d’indices statistiques compliqués (ni, en théorie, de discussions et négociations politiques) mais d’un critère unique : la faiblesse du revenu des habitants. Notons tout de même – la simplicité n’est jamais parfaite – que le critère de faiblesse des revenus est pondéré localement (mais c’est une autre histoire). Au total ont ainsi été repéré 1 300 quartiers, baptisés « quartiers prioritaires » et connus sous le sigle « QP ». Cette phase de resserrage par rapport aux anciennes procédures et à leurs 2 500 quartiers, a connu rapidement son écrémage et son nouveau ciblage. En effet, en octobre 2015, les QP ont été complétés par les QTP, les « quartiers très prioritaires ». Tout récemment – mars 2018 – c’est le dispositif des emplois francs (des emplois subventionnés jusqu’à 15 000 euros à condition que les embauchés soient issus d’un quartier prioritaire) qui a été circonscrit à 200 quartiers, et non 1 300. Ceci avant, peut-être, une extension à d’autres quartiers qui s’estiment injustement mis à l’écart de cette géographie prioritaire. Et une reprise de souffle donc dans l’accordéon.

Tous ces changements, à l’œuvre et à toujours à venir, dans l’organisation territoriale de la politique de la ville n’ont probablement pas un grand impact sur le quotidien des habitants et sur celui des opérateurs de la politique de la ville. Sur les habitants, il en va presque sans dire, puisqu’il s’agit, avec la réforme de la géographie prioritaire, d’une réforme administrative très technique. À court terme, une telle révision des cibles de l’action publique n’a aucune incidence. Il est cependant évident que l’intention est d’avoir un impact, à long terme, sur les habitants avec des procédures et des moyens plus adaptés. A ce titre, c’est probablement sur les opérateurs de la politique de la ville que la réforme aura le plus de conséquences. La suppression du zonage en ZUS, ZRU, ZFU va transformer les avantages socio-fiscaux qu’il y avait à s’installer dans ces zones. C’est donc bien d’un changement significatif qu’il s’agit, du point de vue de la politique économique de soutien aux quartiers en difficulté. Quant au sujet de l’animation et du soutien dans ces quartiers, activités généralement gérées par des associations, la nouvelle géographie ne devrait pas avoir d’incidence notable. Les sommes dévolues à la politique de la ville ne vont pas beaucoup changer. De toutes les manières, le bilan de cette réforme sera à apprécier dans le cadre plus général de la réforme territoriale (avec diminution du nombre des régions, et évolution du rôle des départements). C’est cette transformation plus globale de l’action publique locale qui aura le plus d’impact sur la manière de gérer les quartiers de la politique de la ville.

Bref, si on s’intéresse au bilan de la politique de la ville, il faut avoir à l’esprit qu’il s’agit d’une comptabilité en temps réel, ou presque. Son bilan n’est jamais que provisoire, aux échelles locales, et tarabiscoté ou impossible au niveau national. Dans les deux cas, aux deux échelles, le bilan est, naturellement, d’essence politique. Plutôt que la science évaluative, c’est la conviction politique qui doit faire ou défaire la politique de la ville.