La génération des destins brouillés edit

24 novembre 2020

La survenue de la Covid place les nouvelles générations dans un embarras au double sens du terme. D’abord elle pose un obstacle inattendu à leur cheminement vers l’âge adulte et vers l’autonomie, alors que plusieurs facteurs étaient déjà présents pour freiner cette avancée, comme la difficulté d’insertion pour les jeunes sans formation, et parallèlement, pour les autres, la pression à pousser les études le plus loin possible, ou la difficulté à financer un logement à soi pour les étudiants et pour une partie de ceux qui travaillent déjà. Ensuite, elle les met dans un embarras au sens de perplexité : il est difficile de s’accrocher à un projet quand l’accès aux cartes qui permettent d’inventer son avenir se restreint brutalement. Dans L’Äge des possibles, film culte des années 90, Pascale Ferran décrit les tâtonnements existentiels d’une poignée de jeunes adultes qui hésitent à s’engager face à l’éventail d’opportunités encore ouvertes. Cette image d’un horizon ouvert disparait quand tout projet personnel est soumis à la versatilité de décisions administratives et que l’économie chancelle.

La perte d’autonomie

Listons les obstacles inédits qui ont surgi pour les post-adolescents. D’abord, les difficultés à suivre sereinement le cours de leurs études puisque dès mars toutes les Universités se sont reconverties à l’enseignement à distance et que depuis elles n’ont été entrouvertes que pendant de courtes périodes (en particulier en octobre). Or la vie universitaire, avec sa sociabilité, les opportunités d’enseignements, de rencontres et d’offres culturelles, est un sas initiatique en soi, et n’a rien à voir avec le fait de suivre des cours par écran interposé à partir de sa chambre. Ces mauvaises conditions pédagogiques se sont doublées d’un chemin de croix pour trouver des stages ou mener des enquêtes ou des recherches personnelles, pourtant aujourd’hui chainons indispensables des cursus universitaires, sans parler de l’impossibilité de séjours à l’étranger, requis eux aussi dans nombre de cursus. A ces affres, est apparue la crise de l’emploi qui aujourd’hui touche tous les jeunes, même les frais émoulus bien diplômés. Enfin, à un âge où la construction identitaire et le rapport au monde se nourrissent de liens amicaux et amoureux, et où la vie du corps et les émotions sont primordiales, cette effervescence a été contrainte de se discipliner, abandonnant beaucoup de millennials à une insolite solitude et/ou au retour au bercail familial.

Pendant le premier confinement 47% des étudiants français ont changé de logement, la plupart du temps pour retourner chez leurs parents, et trouver un cadre de vie plus confortable –les élèves étudiants des grandes écoles (plus de 50%) ont été les plus nombreux à aller vivre ailleurs, contre 39% des étudiants de l’Université[1]. Aux Etats-Unis, fermeture des universités et chômage aidant, on a observé un retour massif des moins de 30 ans chez leurs parents, au point qu’en septembre 2020 une majorité de cette classe d’âge vit dans son foyer d’origine, soit plus que pendant la Grande récession[2]. Les entraves pour s’autonomiser se multipliant, le moral de la jeunesse est en berne.

Perception des jeunes adultes sur leur sort dans le contexte de la covid-19

Les deux mois passés en confinement (en famille ou seuls) au printemps 2020 resteront gravés dans les esprits de la jeunesse tant il s’agit d’une expérience inédite. Plusieurs enquêtes ont montré comment, pour elle, cette période, a été traversée par de l’angoisse, de la diminution de sommeil, et même pour certains d’entre eux la peur d’un ébranlement de leur santé mentale, et/ou une augmentation de pratiques addictives[3]. Un point intéressant : en mars-avril beaucoup de jeunes ne sont presque pas sortis, non pas par goût de l’enfermement mais sans doute parce qu’ils ont l’habitude de la sociabilité à distance, et aussi par peur d’être infectés et par sens de leur responsabilité sociale[4] ; de ce fait ce sont les personnes âgées qui ont le plus mis le nez dehors[5]. Le retour au confinement en novembre n’a plus le charme d’un moment exploratoire inédit limité dans le temps. Il déclenche plutôt la fatigue de la répétition, et la détresse psychologique qu’entraine l’accumulation d’entraves pour se projeter vers l’avenir.

En puisant à diverses sources, le Financial Times dresse un tableau du moral des jeunes (18-34 ans) face à la pandémie. On note ainsi leur scepticisme face à l’action des pouvoirs publics. Une grande partie d’entre eux ont le sentiment que ces derniers ne contrôlent pas grand chose de la crise sanitaire : près de 80% en Espagne, aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne ; 60% en France, 42% en Allemagne, les taux, sans surprise, étant sensiblement meilleurs dans les pays asiatiques (Ipsos Mori Survey, octobre 2020). Ensuite, la confiance envers la démocratie chez les jeunes adultes, déjà en érosion depuis 2016, connaît une chute libre (elle passe de près de 50% à 35%). Or, cette spirale de pessimisme est purement générationnelle, alors que pour les baby-boomers, la confiance démocratique navigue de façon assez étale un peu au delà de 50 % pour la même période, et est encore plus élevée chez les plus âgés (étude sur 75 pays, Center for the future of Democracy). Enfin, selon une étude de l’OCDE[6], la première préoccupation des 15-29 ans est devenue leur santé mentale (55% d’entre eux), avant la question de l’emploi et même de l’éducation. L’article du FT se conclut par une image en demi-teinte, éclairée par quelques entretiens. Certes, on relève le pessimisme de jeunes Américains confinés : « je suis devenue une nonne alcoolique », « la pandémie a détruit plein d’aspects de ma vie, « je devient un peu nihiliste », etc. Mais, parallèlement, cette situation imprévue a impulsé des réflexes de résilience : repenser sa vie, se réorienter professionnellement, se recentrer avec plus de sérieux sur ses études.

Le spleen de la jeunesse ne se traduit pas en rejet massif des gestes barrières. En effet, en contradiction avec le discours sur « ces jeunes qui font n’importe quoi », ils se manifestent plutôt conciliants pour adopter des comportements de vigilance : ainsi, en France, les 18-24 ans pensent que la lutte contre le Covid doit être prioritaire, et sont d’accord pour limiter leur liberté dans une proportion plus élevée que les jeunes adultes actifs de 25-34 ans (plusieurs sondages vont dans ce sens[7]). Cette attitude favorable à la prudence révèle un autre aspect de leur psychologie et elle n’est pas incompatible avec le fait qu’une partie des étudiants ou jeunes travailleurs fasse fi des recommandations sanitaires et continuent de sortir et de faire la fête comme avant- répondant au besoin intense d’interactions et de sociabilité propre à leur âge. Ce comportement dissonant (je sais que je dois me protéger, mais finalement je fais juste le contraire) existe à l’égard d’autres risques, comme le binge-drinking ou l’excès de vitesse sur la route[8].

Un arrêt en plein envol

Le modèle éducatif français pousse à l’autonomie, et à l’émancipation à l’égard des cadres familiaux. Aider le jeune à se construire soi-même est toujours dans l’horizon des éducateurs et des parents, mais avec les questions d’emploi et de formation, l’autonomisation des jeunes adultes était déjà devenu un cheminement de longue durée, erratique dans son circuit, et toujours réversible – par exemple l’âge moyen de départ du domicile familial ne cesse de s’élever (en France, il est de 24 ans et à 30 ans 15% des hommes habitent encore chez leurs parents). La crise Covid-19 concourt aujourd’hui à ramener plus que jamais les post-ados dans le giron familial, leur faisant alors subir un arrêt brutal en plein envol : un déraillement, dont on commence tout juste à évaluer le coût psychologique.

 

[1]Enquête de l’Observatoire national de la vie étudiante.

[2] Pew Research Center, étude de septembre 2020.

[3] Après quatre semaines enfermées chez eux, 46% des 18-30 ans craignent pour leur santé mentale. Cela se manifeste par des coups de blues ou de déprime réguliers ou occasionnels pour 62% d’entre eux. Ils sont 51% à présenter des troubles du sommeil et 18% des jeunes avouent même avoir des crises d’angoisse. Sondage suivi « Moi jeune, confiné et demain ? », HEYME – 20 Minutes – OpinionWay 

[4] Attitude attestée par une étude américaine menée au près de 683 adolescents (13-18 ans) le 29-30 mars 2020, Adolescents Motivations to Engage in Social distancing during the COVID-19 Pandemic : Association with mental and Social Health, Journal of adolescent Health, 67 (2020).

[5] Les impacts du confinement sur la mobilité et les modes de vie des Français. Lives Forum Vies mobiles, avril 2020. 31 % des 18-24 ans ne sont jamais sortis pendant le confinement, et 9 % seulement sont sortis au moins une fois par jour, attitude différente des plus de 65 ans que ne sont que 25 % à n’être jamais sortis et 22 % à sortir au moins une fois par jour.

[6] Youth and Covid-19 : response, recovery and resilience, juin 2020

[7] Sondage Elabe, les arbitrages des Français face à l’épidémie de Covid-19, 6-7 octobre 2020. 76% de réponses positives pour limiter les libertés chez l’ensemble des sondés, 74% pour les 18-24 ans et 68% pour les 25-34 ans. On observe la même tendance sur le fait que la lutte contre le Covid doit être prioritaire face aux exigences de l’économie : les plus jeunes sont plus d’accord que les adultes.

[8] Monique Dagnaud, La Teuf. Essai sur le désordre entre générations, op.cit.