Google rend-il stupide? edit
Dans le numéro de juillet-août 2008 de The Atlantic, Nicholas Carr écrivait ceci : « Il me semble que le Net érode ma capacité de concentration et de réflexion. Mon esprit attend désormais les informations comme le Net les distribue : comme un flux de particules s’écoulant rapidement. Avant j’étais un plongeur dans une mer de mots. Désormais je fends la surface comme un pilote de jet-ski. » Que faut-il en penser ?
Voyons tout d’abord quel mode de lecture s’impose avec le Web. Le lecteur apprécie l’osmose chronologique avec les événements. Il va où le portent ses préférences : centres d’intérêt, affinités intellectuelles, un itinéraire « à la carte » que permet l’abondance des sites. Ensuite il se laisse guider par les liens, les renvois, les suggestions. Cette dynamique de l’exploration curieuse prend le doux nom de sérendipité : « le don, grâce à une observation surprenante, de faire des trouvailles et la faculté de découvrir, d’inventer ou de créer ce qui n’était pas recherché », selon un colloque savant à Cerisy en juin 2009. Enfin il rencontre des sollicitations commerciales, par des flyers, des bandeaux, des accroches, et subrepticement par des clics sponsorisés : sa pérégrination est ainsi discrètement orientée, ainsi que l’attestent les analyses d’Alain Giffard sur les lectures industrielles. Les règles qui guident la lecture de livres et de la presse traditionnelle – décalage /distance temporelle, confrontation de points de vue, linéarité de lecture, stricte séparation entre contenus et publicité – sont chamboulées.
La navigation au fil de « l’exploration curieuse » est particulièrement intéressante. Nicolas Auray, enseignant à l’Ecole nationale supérieure des télécommunications, a tenté de saisir ce phénomène en s’appuyant sur les travaux d’anthropologie et de sciences sociocognitifs. Il indique que pour capter « l’attention », le Net propose au surfeur des parcours routiniers qui lui ménagent des surprises en fonction de son profil. Cette quête de l’improbable, de l’imprévu, constitue un trait décisif de l’internaute, mais plus généralement de l’évolution humaine. Cette exploration se décompose en trois moments : l’alerte liée à l’excitation, l’attente curieuse ; le tâtonnement, des enchaînements impromptus (volonté non maîtrisée et peu de conscience réflexive) ; puis un examen intentionnel, « parcourir un lieu inconnu en l’étudiant attentivement ». En résumé, il expose que le Net stimule la quête de sensations (celles liées à l’inédit), obtenues de façon facile (le clic) par un cheminement intellectuel auquel contribue la socialisation avec des groupes de pairs.
Cette clef d’entrée dans les contenus a été inaugurée par la télécommande, et la multiplication des chaînes. Elle s’épanouit avec la souris de l’ordinateur. La glisse dans l’arborescence numérique emporte de multiples implications, notamment pour la lecture de livres et de la presse – même si la baisse de l’attrait du papier précède l’explosion du Net et doit être rapportée, plus généralement, à l’irruption de la pratique des écrans qui a transformé les activités de loisirs. Aujourd’hui seuls les plus de 60 ans disent lire davantage sur le support papier que sur le Net, alors que 40 % des 18-34 ans font un usage majoritaire du papier. Les personnes qui disent lire davantage sur Internet que sur le papier déclarent également lire moins de livres qu’il y a cinq ans (sondage en mai 2009 pour la revue Books). Le livre suppose une attention soutenue sur le temps long et guidée par l’auteur, quand le Net privilégie les formats courts et installe une lecture tirée au gré des goûts et de la recherche de sensations du surfeur.
Cette mutation au profit de « l’exploration curieuse » est-elle universelle ? Les données sur les pratiques culturelles du ministère de la Culture incitent à s’intéresser à la situation paradoxale des couches diplômées.
Les étudiants et les catégories « cadres et professions libérales » forment la frange avancée de la culture Web – plus de 80 % d’entre eux disposent chez eux d’une connexion internet à haut débit, contre 52 % pour la moyenne française ; et plus de 70 % d’entre eux se connectent tous les jours ou presque, contre 36 % pour la moyenne française. Parmi les multiples conséquences de cette affinité, l’une attire l’attention : plus on possède un niveau d’études élevée, plus on lit la presse en ligne – 58 % des bac + 4 et plus et 61 % des « cadres et professions libérales » lisent des journaux ou des magazines en ligne, un type d’utilisation qui les distingue des autres internautes, la moyenne nationale étant de 39 %. Cette propension est plus masculine que féminine, et elle incline à s’accentuer pour les hommes avec l’âge.
Parallèlement, les diplômés du supérieur ont mieux résisté que les autres à la désaffection de lecture de la presse quotidienne. Certes, les cadres et professions libérales ne lisent pas plus que la moyenne nationale un quotidien papier (30 %), leurs préférences se dirigeant vers les journaux nationaux bien avant les journaux régionaux. Ce taux était à peu près le même en 1997 (31 %), mais à cette époque 36 % de la population nationale lisait tous les jours un quotidien. Ainsi le tropisme des diplômés vers l’information s’est intensifié – ils lisent autant qu’avant les journaux d’information et ce supplément d’intérêt passe beaucoup par le Web.
Lire des livres demeure comme autrefois fortement corrélé avec le niveau de diplôme. Par exemple, alors que 46 % des sans diplômes n’ont lu aucun livre au cours des 12 derniers mois, seulement 3 % des bac + 4 et plus sont dans ce cas. Ainsi, l’écart par le diplôme est plus tranché que celui par l’âge, même s’il est vrai qu’en moyenne les jeunes lisent un peu moins d’ouvrages que les personnes âgées.
Plus que les autres catégories sociales, les cadres supérieurs, et notamment ceux qui sont très diplômés, se sont magistralement appropriés le Net dans la multiplicité de ses usages. Simultanément, l’univers du papier leur demeure très familier. De fait, plus que les autres, ils mènent, avec un art consommé, une double vie culturelle, marquée par la porosité entre les différents types de lecture. Ils lisent intensément sans opérer de distinction radicale entre la lecture utile pour le travail et la lecture d’agrément, entre la haute culture et la culture populaire, entre la lecture avec concentration intentionnelle et celle guidée par l’exploration jubilatoire. Ils manifestent une remarquable plasticité intellectuelle vis-à-vis de toutes les invitations à la lecture.
Ces catégories diplômées seront donc les cibles commerciales des nouvelles machines à lire lancées par Google, Amazon, Sony et d’autres géants du Net. Qu’elles soient séduites par ces prothèses est vraisemblable : encore faut-il que le prix et surtout l’ergonomie soient adaptés à ces boulimiques de lecture – qui sont aussi souvent des itinérants. Entre l’ordinateur et le téléphone intelligent, y a-t-il encore de la place dans le sac à dos ?
Si les intellectuels et les diplômés sont les premiers utilisateurs du Web, l’univers du papier leur demeure très familier. Mais qu’en est-il des autres catégories sociales ?
Les 15-25 ans – et pas que les diplômés ! – se sont pris eux aussi d’un engouement pour le Web. Que font-ils de ce pluri-média? Au-delà des usages banalisés de la messagerie et de la recherche d’information, ils sont sans conteste les premiers participants des blogs, des sites personnels, des chats, des forums, des messageries instantanées, des partages de fichiers et des réseaux sociaux. Une grosse majorité d’entre eux (74 % des 15-20 ans) ont eu une activité d’autoproduction sur ordinateur (photos, écriture personnelle, production de vidéo, musique, création de blogs ou de sites personnels). Les jeunes figurent ainsi comme l’avant-garde du Web relationnel et du Web expressif. Par ailleurs, ils téléchargent de la musique et consomment en direct des programmes de télévision ou de radio : ils ont en fait importé sur le Net leurs consommations d’avant. Enfin, ils s’adonnent aux jeux vidéo : 56 % des 15-19 ans, 39 % des 20-24 ans les pratiquent tous les jours ou une ou plusieurs fois par semaine, une tendance qui est surtout masculine.
Ce centrage sur le Web occasionne-il un repli sur la sphère domestique ? Pas du tout. Les jeunes, en particulier les 15-20 ans, sortent bien davantage que leurs parents au même âge, essentiellement pour voir des amis et/ou aller au cinéma. Lisent-ils moins de livres ? Oui, mais la baisse de la lecture précède Internet : chaque nouvelle génération arrive à l’âge adulte avec un niveau d’engagement dans la lecture de la presse et des livres moindre que la génération précédente, on l’observe depuis des décennies. Ecoutent-ils davantage de musique ? Oui, mais l’invasion des décibels dans le quotidien de la jeunesse ne cesse de progresser depuis les années 70.
Fréquentent-ils moins l’imprimé ou les équipements culturels ? Cela dépend : ces comportements sont corrélés au milieu socioculturel. Les jeunes des milieux défavorisés sont rivés sur les écrans domestiques ; les jeunes garçons issus de milieu socioculturel moyen favorisent aussi les écrans alors que les jeunes filles du même milieu ont des pratiques diversifiées (lecture de livres et fréquentation des équipements sociaux culturels) ; les jeunes issus de milieu socioculturel favorisé usent de tous les accès à la culture, écrans compris. Le Net ne change pas le phénomène bien connu de l’effet cumulé des ressources : la culture va à la culture. Comme l’indique Olivier Donnat (données sur les pratiques culturelles 2008) : « les usages d’internet ont pris place dans des univers culturels qui leur préexistaient et qu’ils n’ont pas, jusqu’à présent, fondamentalement modifié les centres d’intérêt des uns et des autres. » Donc, sur le terrain de l’accès à la culture le Net ne modifie pas les tendances préexistantes, il se greffe sur elles et sans doute les amplifie.
En revanche, en offrant un vaste espace de socialisation, le Web accompagne de manière originale le déroulement de l’adolescence. Il favorise l’apprentissage par tâtonnements et par l’exploration jubilatoire : en ce sens il est parfaitement adapté à la psychologie des jeunes d’aujourd’hui – éduqués depuis leur enfance au principe de « l’invention de soi ». Les réseaux sociaux apportent leur grain à cette construction : opportunités pour des jeux savants autour de l’identité, ils offrent une scène pour le théâtre de soi, et le bricolage sur soi. Parallèlement le Net accueille et fait circuler les œuvres (photos, musiques, écrits), souvent éphémères, souvent amateurs, de chacun. Cette vitrine pour témoigner des goûts et des talents est une innovation. Alors que le cinéma et la télévision stimulent « la culture réflexive de soi » (comme l’intitule Anthony Giddens) en proposant, via des récits, une galerie de figures et d’expériences à laquelle le spectateur se confronte et se mesure, Internet fait éclore un individualisme expressif (voir mon article « Tous experts, tous artistes ».) : deux tendance au service d’un travail sur la subjectivité. Cette frénésie communicationnelle spécifie cet âge de la vie, le Web l’intensifie et la reconfigure, mais n’invente rien. D’ailleurs, les réseaux sociaux se multiplient, se transforment, suivent des modes, certains sombrent dans l’oubli et il est difficile de prédire comment ces sites évolueront.
À une époque où le temps de la jeunesse s’étire sur de longues années, souvent marquées par de l’indétermination, cette opportunité d’échanges et d’expériences a valeur sociale. Le Net fournit un sas d’attente, de projection et de décompression. En outre, le networking et la circulation dans les sites d’information ne se résument pas à être des passe-temps. Pour les 20-30 ans, ils sont aussi un moyen pour trouver une place dans la société, car plus le monde est compétitif plus l’ouverture et la socialisation élargie deviennent des atouts pour s’insérer.
Internet rend-il stupide ? Apparemment, ce sont les couches intellectualisées qui s’abiment dans cette question, déboussolées parce que les sortilèges du numérique les dévient quelque peu de la culture légitime, celle du livre et de l’imprimé, et de la maturation intellectuelle qui va avec. Les autres couches sociales se sont engagées depuis longtemps vers des pratiques d’écran de plus en plus exclusives. En raison de la multitude d’informations et d’opportunités auxquelles elles accèdent par cette voie, elles ressentent sans doute cette évolution comme un progrès, même si elles ne fréquentent pas davantage la haute culture, et même si elles ne participent pas toutes avec une égale intensité à ce tourbillon conversationnel. Surtout, elles trouvent par le Web un lieu d’expression : or jusqu’à il y a peu, témoigner de ses opinions, s’exposer ou faire connaître ses autoproductions, ces possibilités étaient réservées à la minorité sociale qui possède le sésame des grands médias et des maisons de production. Le Net permet un désenclavement. Avoir accès à l’espace public, renforcer ses liens avec ses proches et quelques autres, sortir de son isolement, ne rendent pas plus intelligent ou plus talentueux, d’accord. Mais sans doute rendent-ils plus confiant.
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