Pour un nouveau solidarisme politique edit
Dans l’édition papier du journal Le Monde du 13 mars 2022, une tribune (voir Virgile Chassagnon, « Refonder l’action économique de l’Etat ») plaidait pour une « social-démocratie moderne » qui s’inspirerait de l’héritage de la troisième République, et notamment du solidarisme à la Léon Bourgeois. Une idée qui mérite que l’on s’y intéresse plus avant.
Son nom n’est certes pas aussi célèbre que celui de Jaurès, de Blum ou de de Gaulle, mais Léon Bourgeois n’en reste pas moins l’une de ces figures intellectuelles et politiques qui ont su marquer leur époque de leur empreinte. Ministre sous la IIIe République, père spirituel de la Société des nations et prix Nobel de la Paix, son héritage est grand sur le plan économique et social, avec les lois sociales sur les accidents du travail, l’hygiène ou les retraites, au moins autant que sur le plan doctrinal, lui qui fit tant pour la diffusion du solidarisme à travers son opus de 1896 sobrement intitulé Solidarité. Cherchant une voie médiane entre individualisme libéral et socialisme, Bourgeois est une figure majeure pour celles et ceux qui veulent concilier l’ordre républicain et le progrès social via l’idée que l’État est et restera le garant de tous les contrats et la loi l’expression pratique de la répartition équitable des profits et des charges de l’association humaine.
Le solidarisme en principes
Le redécouvrir, c’est donc à la fois replonger dans la doctrine sociale des radicaux à laquelle il a donné un corps théorique, mais aussi s’interroger sur les conditions de reformation d’une philosophie politique social-réformiste qui n’a sans doute pas dit son dernier mot, et qui peut espérer tirer profit du naufrage annoncé de la « gauche modérée » à la prochaine élection présidentielle pour tenter une reconquête ne rognant pas sur les valeurs républicaines.
Les trois piliers de cette « philosophie officielle de la IIIe République » (la formule est de Célestin Bouglé) n’ont en tout cas pas pris une ride. Solidarité sociale, dette sociale et quasi-contrat : il y a en effet de quoi nourrir toute pensée cherchant à réaliser les principes nés de la Révolution française par les voies légales et selon une inspiration humaniste.
La solidarité parce que, prenant acte des interdépendances sociales et naturelles qui lient les hommes entre eux et avec le vivant dans le temps et dans l’espace, le solidarisme affirme le besoin de passer de la solidarité comme fait à la solidarité comme norme.
La dette sociale, pour insister sur le fait que l’homme vivant en société naît « débiteur » de l’association humaine, autrement dit chargé d’obligations de toutes sortes vis-à-vis de celles et ceux qui, par leurs actions passées et présentes, contribuent à enrichir un patrimoine social universel.
Et enfin le « quasi-contrat », notion aux termes de laquelle la loi se présente comme « une interprétation et une représentation de l’accord qui eût dû s’établir préalablement entre les hommes s’ils avaient pu être également et librement consultés », ce qui permet de donner un minimum de substance juridique à cette obligation de remboursement de la dette sociale en rappelant que certaines obligations se forment « sans qu’il intervienne aucune convention, ni de la part de celui qui s’oblige, ni de la part de celui qui s’y est engagé » [art. 1370-1371 du Code civil].
Une troisième voie écologique
Il y a tout lieu de penser que cette matrice de la doctrine solidariste pourrait trouver à s’élargir aux enjeux écologiques. La réarticulation du commun naturel au commun politique et social dans l’horizon d’une république démocratique et solidariste a de quoi séduire une part croissante de citoyens en attente d’un modèle politique qui soit assurément et non seulement opportunément écologiste. L’opportunité serait alors de relancer le projet politique d’une nouvelle troisième voie qui, sur la base d’un dialogue entre une pensée républicaine et une pensée réformiste qui se sont longtemps tenues à distance l’une de l’autre, permettrait de changer l’ordre des priorités sociétales et la finalité du politique tout en préservant les libertés publiques et les aspirations d’émancipation individuelle et collective. En effet, l’écologisation des programmes de gouvernementalité semble être de nature à donner un sens nouveau et plus profond aux grandes catégories de la politique émancipatrice née avec la modernité : liberté/responsabilité, égalité/justice sociale, fraternité/solidarité, intérêt général/bien commun, tout en étant l’occasion d’une réactualisation des principes de la République sur la conscience morale du sujet et non dans l’obéissance passive ou la désobéissance active du citoyen.
Un solidarisme social, et libéral ?
De manière anachronique, le solidarisme de la IIIe République constitue une opportunité politique pour repenser la démocratie économique dans la société et le capitalisme du XXIe siècle en réinterrogeant les responsabilités républicaines contre l’individualisme de marché. Une telle philosophie politique doit penser tant les fondements d’un État stratège que ceux d’une nouvelle démocratie industrielle engageant aussi, par la régulation raisonnable, les entreprises privées dans la préservation de l’intérêt général. Ce logiciel politique doit permettre d’accompagner la transition écologique tout en luttant, dans un esprit saint-simonien, contre les inégalités, les rentes – y compris celles qui appellent une réflexion courageuse sur l’héritage, les successions et plus largement sur les règles d’administration des hauts patrimoines. À plus d’un titre, cette philosophie politique moderne dessine les contours d’un libéralisme bien spécifique qui promeut la coopération collective, la démocratie et la complémentarité entre un État fort et une économie de marché raisonnable, un « libéralisme démocratique social » pour reprendre la formule de l’économiste britannique Geoffrey Hodgson.
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