Ukraine: négocier, mais avec qui et sur quoi? edit

21 décembre 2022

De nombreux appels s’élèvent périodiquement en Occident pour faire pression sur le gouvernement ukrainien pour qu’il envisage sérieusement l’ouverture de négociations avec la Russie afin de mettre fin à la guerre. Écartons d’emblée ceux de ces appels qui émanent de personnalités ou de forces politiques qui sont en réalité du côté du pouvoir poutinien, ceux-là même qui refusent de livrer des armes à l’Ukraine, tels, en France, le RN et LFI. Intéressons-nous plutôt aux autres, ceux qui sont dans le camp de l’Ukraine. Interrogeons-nous sur ce que peut bien signifier aujourd’hui des négociations entre les deux pays.

Dans un article du Spectator daté du 17 décembre intitulé « Comment éviter une nouvelle guerre mondiale », l’ancien secrétaire d’État américain, Henry Kissinger, appelle à la négociation pour obtenir la paix en Ukraine. Le processus de paix devrait selon lui lier l’Ukraine à l’OTAN, sa neutralité n’étant plus de mise depuis notamment l’adhésion de la Finlande et la Suède à cette organisation. Kissinger propose un cessez-le-feu sur les frontières de fait existant à la veille du 24 février 2022. La Russie devrait donc se retirer des territoires conquis après cette date. Le but de ce processus de paix serait double : confirmer la liberté de l’Ukraine et définir un nouvel ordre international, spécialement pour l’Europe centrale et orientale. Kissinger se déclare en net désaccord avec ceux qui estiment que le résultat préférable serait une Russie rendue impuissante par la guerre, estimant que malgré sa propension à la violence, ce pays a contribué de manière décisive au cours de l’histoire à l’équilibre mondial (global equilibrium) durant le dernier demi-millénaire. Son rôle historique ne devrait pas être amoindri. Selon lui, la voie de la diplomatie qui doit déboucher sur une réconciliation devrait accompagner l’effort militaire des alliés de l’Ukraine, effort qu’il soutient personnellement.

Qui ne souhaite que des négociations entre la Russie et l’Ukraine s’ouvrent le plus rapidement possible ? Mais négocier quoi, et avec qui ? En réalité, le quoi et le qui sont étroitement liés. Il est surprenant que le nom de Poutine n’apparaisse pas dans le texte de Kissinger. Comme s’il était possible de réfléchir à d’éventuelles négociations avec la Russie sans prendre en compte le fait qu’il s’agit de la Russie poutinienne et que cette guerre est la guerre de Poutine ! L’Ukraine peut-elle négocier aujourd’hui avec Poutine ? Telle est la question que Kissinger ne pose pas clairement et qui rend son analyse peu pertinente. À cette question la réponse évidente est non. La raison principale de cette impossibilité, dont on a peut-être sous-estimé l’importance sur le moment mais qui me paraît avoir marqué un tournant majeur dans la guerre, a été l’annexion par la Russie des quatre oblast ukrainiens de Donetsk, de Kherson, de Louhansk et de Zaporijjia.

Pour Poutine, cette annexion représente tout ce qu’il peut revendiquer comme succès dans sa guerre, même si une partie de ces territoires demeure aujourd’hui sous contrôle ukrainien. Il a dit lui-même qu’aucune négociation ni aucun cessez-le-feu ne pourraient avoir lieu tant que l’Ukraine ne reconnaîtrait pas que ces oblast sont désormais des terres russes. Abandonner les territoires conquis depuis le 24 février – je laisse de côté pour l’instant la question de la Crimée – serait pour lui abandonner un morceau de la Russie elle-même. Son destin personnel est ainsi indissolublement lié à la défense de cette annexion. Or l’Ukraine ne pourrait céder sur cette question que si elle perdait la guerre. Ceux qui appellent à des négociations doivent donc dire clairement s’ils sont prêts à pousser Zelinsky à abandonner ces territoires. Je doute qu’ils puissent aller jusque-là, ce qui signifierait qu’ils lâchent clairement l’Ukraine et permettent ainsi à Poutine de s’en tirer. Inutile de développer ce que signifierait pour l’Occident démocratique une telle défaite à présent que chacun a enfin pu prendre conscience de qui est Poutine et de ce que sont ses objectifs. Bref, Poutine ne peut lâcher ces oblasts et Zelinsky ne peut les céder. Dans ces conditions, l’ouverture même de négociations est impossible.

Reste donc, pour ceux qui soutiennent aujourd’hui l’Ukraine, et d’abord pour l’Ukraine elle-même, une seule solution : gagner la guerre, c’est-à-dire résister jusqu’au moment où la Russie elle-même, sous une forme ou sous une autre, se débarrassera de Poutine, puisque, tant qu’il sera au pouvoir, la guerre continuera. Que signifie alors gagner la guerre : obtenir l’effondrement de l’armée russe. Dans la situation actuelle, la tâche paraît difficile mais pas impossible, à une seule condition, que l’Occident accroisse son aide à l’Ukraine autant qu’il le faudra pour obtenir ce résultat.

C’est ce que les Américains, mais aussi la plupart des Européens, ont compris. Le gouvernement américain a fini par admettre qu’il lui fallait livrer ses armes les plus performantes à Kiev, notamment les missiles sol-air Patriot, pour empêcher Poutine de raser les villes ukrainiennes et de faire mourir de froid les Ukrainiens, mais également que l’armée ukrainienne peut bombarder la Russie et pas seulement les territoires que l’armée russe occupe en Ukraine. Il a également décidé de doubler le nombre de soldats ukrainiens formés par les États-Unis en Allemagne. Ainsi, la guerre en Ukraine ressemble de plus en plus à une guerre chaude entre l’Occident et la Russie poutinienne. Ni l’un ni l’autre ne peut perdre cette guerre. Poutine, dont le destin est lié au succès de son invasion, se battra jusqu’au bout et l’on sait que, dans la tradition de la « grande guerre patriotique », il est prêt à faire tuer autant de Russes qu’il le faudra pour arriver à ses fins. Le conflit ne peut donc que monter progressivement en intensité. Il faut s’y préparer et tenir, c’est-à-dire aider les Ukrainiens à tenir.

Ceux qui appellent dans cette situation à des négociations avec Poutine parlent dans le vide puisque l’on sait qu’il ne peut ni ne veut lâcher prise. L’essentiel est de savoir qui de la Russie, de l’Ukraine et des opinions publiques occidentales lâchera le premier. Pour l’instant, les Ukrainiens, malgré l’enfer qu’ils vivent, semblent vouloir tenir. Aux élites occidentales alors de faire comprendre à leurs opinions publiques les enjeux vitaux de cette guerre, de leur faire admettre cette vérité qui est que la Russie ne négociera jamais tant que l’armée russe pourra continuer à se battre et que Poutine ne disparaîtra que lorsqu’elle ne le pourra plus. Bref, qu’il ne peut malheureusement y avoir de négociations avec le maître actuel du Kremlin, ni aujourd’hui ni demain.