Scholz en Chine: un procès en sorcellerie géopolitique? edit

16 novembre 2022

En se rendant seul en République Populaire de Chine (RPC) le 4 novembre dernier avec de nombreux chefs d’entreprises, le chancelier allemand Olaf Scholz a déclenché de nombreuses critiques. Que ce soit sur la scène politique européenne ou à l’intérieur même de son gouvernement, les chefs d’accusation se sont immédiatement accumulés : « cavalier seul » pour des politiques français, « néomercantilisme » cynique pour les Verts allemands, comparaisons avec l’ancien chancelier Schröder, outrageusement pro-russe, etc. En quelques heures les critiques ordinaires de la diplomatie d’affaire allemande ont été convoquées.

Si l’acte d’accusation est récurrent, est-il pour autant cohérent ? Peut-on demander à l’Allemagne à la fois d’assumer sa puissance sur le plan politique et de ne pas promouvoir ses propres intérêts sur le plan géopolitique ?

Un acte d’accusation récurrent, réactivé par la guerre en Ukraine

Le déplacement du chancelier allemand a été réalisé, vendredi 4 novembre, selon un format adapté à la politique « zéro » COVID de la République Populaire de Chine : la délégation officielle composée de dirigeants de groupes emblématiques (BASF, BMW, etc.) est restée seulement 11 heures sur le territoire chinois, cantonnée à une « bulle sanitaire » et soumise à des contrôles médicaux. Mais, s’il a été particulièrement bref, ce premier déplacement du chancelier Scholz en RPC a immédiatement réouvert la longue liste des doléances classiques contre la politique étrangère de l’Allemagne.

D’une part, les partenaires européens de l’Allemagne, au premier rang desquels la France, n’ont pas résisté à la tentation de dénoncer une action isolée, purement bilatérale et non coordonnée. Cette critique est d’autant plus forte que l’Union européenne a développé depuis deux décennies un format de dialogue, les Sommets UE-Chine, qui ont tenu leur 23e édition le 1er avril 2022 en téléconférence. Venant de Paris, la critique est d’autant plus justifiée que le président Macron avait bien pris soin, durant son premier mandat, d’associer la Chancelière Merkel à ses contacts avec la RPC. À l’heure où l’Union a explicitement désigné la Chine comme « rivale systémique », où la cohésion stratégique s’affirme face à la guerre en Ukraine et où le trop fameux couple franco-allemand traverse des difficultés, affirmer un agenda purement national trahit, chez le Chancelier, une pulsion non-coopérative préoccupante.

D’autre part, plusieurs voix se sont faites entendre pour pointer la myopie politique du « néomercantilisme allemand ». Par exemple les Verts de la ministre des Affaires étrangères allemande, Annalena Baerbock, se sont interrogés publiquement sur le signal de soutien que ce déplacement envoyait à un régime en raidissement sécuritaire, quelques jours seulement après le XXe Congrès du Parti Communiste Chinois (PCC) qui a marqué une nouvelle étape dans le raidissement du régime. Nouveau sacre de Xi Jinping, ce congrès, hautement médiatisé et commenté en Europe a été conçu pour souligner que la page des réformes et de l’ouverture était tournée en Chine.

En somme, l’Allemagne sacrifierait ses positions politiques au nom des affaires : la protection des minorités ethniques au Xinjiang, la sauvegarde du droit international concernant Taïwan, le respect des droits fondamentaux, etc. tous ces principes seraient bradés par le voyage du chancelier au nom des relations économiques très fortes nouées par l’Allemagne. Au moment où semble se dessiner un affrontement global entre camp des démocraties et blocs des autocraties, ce déplacement est effectivement troublant. D’autant plus qu’il avait été précédé d’une annonce en rupture avec la souveraineté économique européenne : le gouvernement allemand vient d’autoriser l’entrée du géant maritime COSCO, opérateur du port du Pirée en Grèce, au capital d’un terminal du port de Hambourg, ville-Land dont M. Scholz a longtemps été maire.

À ces critiques récurrentes si ce n’est classiques s’est ajoutée une inquiétude attisée par la guerre en Ukraine. En effet, celle-ci a fait apparaître les limites et les dangers des relations commerciales nouées par l’Allemagne au profit de son modèle économique mais au détriment de sa souveraineté globale. Deux choix avaient présidé à la géoéconomie allemande : des approvisionnements énergétiques stables et peu onéreux auprès de la Russie d’une part et des exportations haut de gamme (automobiles, machines-outils, matériels médicaux, etc.) vers la Chine. Le premier de ces choix étant aujourd’hui invalidé par la guerre en Ukraine, ne convenait-il pas au nouveau chancelier de réviser le deuxième ? L’inquiétude est légitime : les milieux industriels allemands sont-ils toujours autant écoutés à Berlin en dépit de leur myopie stratégique ? Olaf Scholz n’aurait-il pas pu changer de perspective, instruit par l’impasse actuelle des relations entre la Russie et l’Allemagne ?

En somme, ce déplacement est bien souvent apparu tout à la fois dommageable pour les valeurs et la cohésion de l’Union européenne, préjudiciable à la reconstruction de la relation franco-allemande et défavorable à la souveraineté économique allemande.

Les impensés d’un réquisitoire automatique

Ce réquisitoire n’a rien pour surprendre. Ni pour choquer. Il est étayé dans une réalité économique bien documentée : l’Allemagne et la RPC ont placé depuis deux décennies leurs relations bilatérales sous l’égide des échanges économiques. L’Allemagne est depuis avant la pandémie de COVID devenue le premier  partenaire commercial de la RPC : en 2021, elle a été son premier fournisseur et son second marché d’exportation derrière les Etats-Unis. En outre, les grands groupes allemands ont consenti des investissements considérables en RPC, notamment BMW qui vient de délocaliser la production de ses véhicules électriques du Royaume-Uni vers la Chine. Enfin, les chaînes de grande distribution allemande dépendent considérablement de leurs fournisseurs chinois pour les marchandises à bas coût. La symbiose économique, forte mais dissymétrique, place évidemment l’Allemagne dans une dépendance à l’égard des autorités, des grands groupes et des consommateurs de RPC.

Toutefois, ces critiques sont paradoxales si on examine le dilemme où se trouve prise la puissance allemande. D’une part, les accusations de cynisme économique ne peuvent pas se concentrer sur l’Allemagne sans une certaine mauvaise fois : les États-Unis eux-mêmes, en « Guerre Froide » avec la RPC, continuent à commercer avec elle à un très haut niveau ; plusieurs États européens continuent à courtiser les capitaux chinois pour réaliser des investissements chez eux. En somme, la pureté diplomatique exigée de l’Allemagne en l’espèce n’est respectée par aucun de ses grands critiques.

Cette critique devrait également être tempérée par les déclarations du Chancelier lui-même dans les médias avant et après la visite ainsi que durant ses entretiens officiels : alors qu’il fait ses premiers pas en Chine, alors que son interlocuteur est au faîte de sa puissance politique interne et alors que les investissements allemands en Chine ont récemment repris, créant une vulnérabilité, il a publié une série de déclarations sur tous les sujets qui embarrassent, froissent ou même irritent Pékin : la répression des populations musulmans au Xinjiang, le respect de la souveraineté de Taïwan, le nucléaire nord-coréen et l’influence modératrice que la Chine devrait exercer sur la Russie. S’il est loin d’être héroïque, ce positionnement ne peut être qualifié de cynique : défendre les intérêts du big business allemand n’a pas empêché Olaf Scholz de rappeler fermement les principes internationaux et les valeurs européennes à Beijing.

En outre, le réquisitoire contre la diplomatie allemande a beau être un lieu commun en Europe, son automaticité ne le préserve pas de contradictions. Ainsi, les Européens ont-ils intérêt à ce que le Chancelier allemand soit privé de marge d’initiative individuelle. Devrait-il – précisément parce qu’il dirige la première puissance économique européenne – toujours s’aligner sur les politiques étrangères des autres États membres de l’Union ? Ce serait pourtant souligner sa faiblesse politique. En conséquence, de deux choses l’une : soit on réclame des dirigeants allemands qu’ils assument un certain leadership sur la scène mondiale et on leur concède une ligne diplomatique propre, soit on exige d’eux un alignement sur les positions françaises ou autres et on cesse de leur répéter l’impératif de leadership. L’intérêt des Européens est-il que le nouveau Chancelier soit fort diplomatiquement, s’inscrive dans la lignée des 12 déplacement d’Angela Merkel en Chine, capable d’engager de réelles discussions avec les puissances mondiales et capable d’assurer des relais de croissance à l’Allemagne ? Ou bien les Européens ont-ils intérêt à ce que le Chancelier allemand reste indéfiniment dans l’ombre du Président français et respecte à la lettre un consensus diplomatique européen toujours lent et bien souvent impossible à trouver ? Priver l’Allemagne de ligne diplomatique nationale, c’est prolonger indéfiniment la période de minorité géopolitique de l’Allemagne et de reculer le moment du passage à l’âge adulte. En conséquence, le déplacement du 4 novembre devrait être considéré également comme une tentative de manifester un leadership allemand sur la scène mondiale.

Les apories de la politique étrangère allemande

Les réactions au déplacement du Chancelier Scholz en Chine rappelle combien la politique étrangère allemande est une cible récurrente de ses partenaires. Elles rappellent le feu de critiques qu’avait essuyé le Chancelier Willy Brandt quand il avait mis en place l’Ostpolitik à l’égard du bloc communiste de 1969 à 1974. Là encore, l’Allemagne avait été accusée tout à la fois de trahir le camp des démocraties, de rompre l’unité occidentale et de préférer le commerce à la confrontation géopolitique.

Mais ces réquisitoires réflexes gagneraient à veiller à leur cohérence.

D’un côté, l’Allemagne est invitée par ses partenaires à assumer davantage sa puissance. Pour les États-Unis, cela signifie contribuer encore davantage au budget de l’Alliance atlantique et aux achats de matériels américains. Pour la France, cela revient souvent à réclamer de l’Allemagne un engagement substantiel dans les opérations extérieures (OPEX). Pour les États membres de l’est du continent, cela conduit à demander une plus grande implication de l’Allemagne dans la sécurité du continent. Selon cette ligne, l’Allemagne devrait se guérir de ce qui a fait sa force après la Deuxième Guerre Mondiale : son pacifisme, sa rigueur budgétaire, son sérieux économique, sa diplomatie d’affaires.

Mais, d’un autre côté, dès que l’Allemagne promeut ses intérêts internationaux, elle est immédiatement accusée par ses propres partenaires de cynisme, de déloyauté ou encore d’irresponsabilité. On lui reproche en somme de préserver sa puissance industrielle et commerciale, de nouer des relations bilatérales fortes ou encore d’apparaître seule sur la scène internationale.

Le paradoxe est récurrent car il est enraciné dans le préjugé selon lequel l’Allemagne est un nain politique doublé d’un géant économique. Toute la question est de savoir s’il faut le regretter ou s’il faut s’en réjouir. Et sur ce point, les critiques de l’Allemagne ne sont pas d’une parfaite bonne foi.