Les trois méfaits économiques de M. Trump edit

19 septembre 2019

La chute vertigineuse des taux d’intérêt à 10 ans au cours de l’été indique sans ambiguïté que les investisseurs mondiaux se préparent à une dégradation économique suffisamment sérieuse pour qu’ils acceptent de payer sous forme de taux d’intérêt négatifs, pour investir dans des actifs supposés sûrs à hauteur de 17 000 milliards de dollars. Cela ne prouve pas que l’économie mondiale se dirige vers une récession, mais, si celle-ci venait à se produire, la politique économique du président Trump en porterait une lourde responsabilité, pour avoir disloqué les échanges commerciaux entre les grandes zones économiques du monde, Chine, Europe et États-Unis. À cette politique malfaisante s’ajoutent deux orientations économiques dont les conséquences de long terme pourraient être encore plus désastreuses qu’un refroidissement conjoncturel, si Donald Trump venait à être réélu : la tentative d’asservir la politique monétaire aux désirs de l’exécutif et la négation de la responsabilité humaine dans le changement climatique.

Le commerce mondial, moteur de l’économie mondiale et de l’enrichissement des populations les plus pauvres de la planète depuis l’effondrement du bloc communiste, s’effrite depuis la fin 2018. Après la reprise qui suivit la crise économique et financière de 2008, la croissance du commerce de produits manufacturés, mesurée en volume n’a jamais retrouvé son rythme exubérant d’avant crise (entre 6% et 8% par an). On s’était résigné à un taux de croissance de l’ordre de 2 à 3%, inférieur à celui de l’économie mondiale elle-même (d’environ 3,5%), symptôme d’une ‘démondialisation’ douce. La relance chinoise de 2017 avait ravivé l’espoir qu’on se rapproche des taux de croissance d’avant crise, mais elle fit long feu. Le relèvement des tarifs commerciaux américains et l’intensification de l’affrontement technologique avec la Chine à l’automne 2018 ont abouti à une contraction des échanges mondiaux : à une tendance positive de 2,5% s’est substituée une tendance inverse de l‘ordre de -1% par an. Si les échanges transpacifiques sont les premières victimes de la guerre commerciale, le degré élevé d’intégration économique de l’économie mondiale et, plus récemment, la révision à la baisse des opportunités d’investissement par les entreprises privées des deux côtés de l’Atlantique, ont en fait touché l’ensemble des échanges, que ce soit entre géographies ou qu’il s’agisse de telle ou telle gamme de produits.

Si nous sommes heureusement bien loin de l’effondrement du commerce mondial qui suivit la faillite de Lehman (-15% en 6 mois en 2008), la contraction des échanges internationaux révèle néanmoins une dislocation progressive des relations économiques internationales, allant dans le sens de leur régionalisation –par opposition à la mondialisation qui fut la règle depuis 1990. Il est peu probable que, si flexibles que soient les entreprises, l’adaptation à un monde balkanisé se fasse assez vite pour que la transition soit indolore. En effet, la fragmentation des chaines de production, source principale des gains d’efficience des vingt dernières années, n’est pas aisément réversible, comme on commence à le percevoir à propos des technologies numériques. Plus fondamentalement, si la mondialisation des échanges avait entretenu la croissance mondiale au cours des trente dernières années, son inversion risque fort d’avoir l’effet inverse.

À des degrés divers, les grandes zones économiques envisagent des politiques de relance. Aux États-Unis, l’administration vise une baisse des cotisations salariales pour doper le pouvoir d’achat et le président enjoint la Fed de baisser ses taux directeurs. En Chine, les autorités étudient des mesures de soutien à la consommation par des baisses de taxes ciblées, en sus de la relance monétaire déjà en cours. Empêtrée dans ses règles de vie commune –les expériences grecques et italiennes rappelant que ce n’est pas une mince affaire-- la zone euro a plus de peine à formuler un plan de relance contingent, laissant une fois de plus la tâche à la Banque Centrale Européenne. Mais au-delà des spécificités régionales, il reste que la responsabilité d’un éventuel refroidissement de l’économie mondiale, voire d’une récession, ne saurait être attribuée à des politiques de soutien insuffisantes, mais bel et bien à la dislocation des échanges internationaux et à ses conséquences sur l’investissement des entreprises. C’est le premier méfait économique du président Trump.

Le deuxième méfait est la remise en cause de la relative indépendance de la Réserve fédérale américaine. Après avoir nommé à sa tête Jay Powell, un homme qu’il pensait compréhensif, le président n’a cessé de l’attaquer, expliquant dans un premier temps qu’il regrettait son choix pour, plus récemment, le qualifier « d’enfant têtu », « d’homme qui ne comprend rien », « de problème pire que la Chine », allant jusqu’à poser la question : « qui est notre pire ennemi, Jay Powell ou le président Xi ? » après que le président de la Fed eut poliment expliqué que la politique monétaire ne pouvait compenser les effets négatifs des tensions commerciales. Larry Kudlow, conseiller économique de la Maison Blanche, répète en boucle que la Fed devrait baisser son taux directeur, aujourd’hui légèrement supérieur à 2%, d’au moins cent points de base. Et son patron d’ajouter qu’il est injuste que l’Allemagne puisse « emprunter » à des taux bien plus bas que les États-Unis (en fait les taux allemands sont négatifs jusqu’aux maturités de trente ans), alors que l’économie américaine est en meilleure forme. Une critique absurde, puisque la baisse des taux à long terme est précisément causée par le ralentissement économique, plus marqué en Allemagne qu’aux États-Unis. Comme les trois dernières années nous l’ont appris, que la critique soit fondée ou non importe peu, ce qui compte est qu’elle puisse être intégrée dans le corpus rhétorique du président, cette fois, dans la rubrique « si cela devait aller mal, ce n’est pas de ma faute, c’est celle de la bande d’incompétents qui décide de la politique monétaire ». Parallèlement, par le jeu des remplacements des membres du comité de politique monétaire (le FOMC), le président se constitue progressivement une Fed à sa main, comme il le pratique avec constance avec le circuit des juges fédéraux et la Cour Suprême.

À court terme, la Fed poursuivra très probablement sa politique d’assurance contre un ralentissement causé par la contraction du commerce mondial, en baissant son taux directeur. C’est en tout cas ce qu’anticipe le marché obligataire, un élément que la Fed ne peut ignorer. Plutôt qu’une soumission au président, il faudra y voir une adaptation aux changements de l’environnement économique et financier. Mais en raison des diatribes anti-Fed de Trump, beaucoup seront tenté de croire que l’autorité monétaire a finalement cédé. Et c’est là le grand danger, comme l’ont écrit le 5 août dernier les quatre derniers présidents de la Fed, Paul Volcker, Alan Greenspan, Ben Bernanke et Janet Yellen dans une tribune du Wall Street Journal : en tombant sous la coupe de l’administration, y compris pour faciliter la réélection du président, les décisions de politique monétaire perdront de leur crédibilité et de leur efficacité, ce qui augmentera le coût de financement et la volatilité de l’économie, toutes choses égales d’ailleurs.

Il y a plus grave encore : si la Fed perdait son indépendance, ce qui serait le cas si Jay Powell était révoqué, le précédent serait tel que dans bien d’autres régions du monde, péniblement acquises à l’idée d’une politique monétaire indépendante, on serait tenté de suivre la même voie. Sans même évoquer le cas extrême de la Turquie, où le président Erdogan semble convaincu qu’en baissant les taux d’intérêt, on fait baisser l’inflation, songeons à la zone euro, où les amis de M. Trump, à commencer par M. Salvini en Italie, exigent que la BCE éteigne une partie de la dette de leur état. On entendrait très probablement des voix similaires en France et d’autres pays, et pas seulement en provenance des partis extrêmes, ce qui aggraverait les tensions au sein de la zone euro, au risque de conduire à une nouvelle crise existentielle.

Le troisième méfait économique découle du rejet de la science climatique par le président Trump. Il fait peser une lourde menace sur l’économie mondiale, à plus long terme, si les décisions de son administration devenaient pérennes. Pourtant, au cours des dernières années, les émissions de gaz à effet de serre des États-Unis ont accentué le rythme de leur baisse, passant de -1% par an entre 2005 et 2015 à -1,3% entre 2015 et 2017, selon les statistiques de l’Ocde. Mais cette baisse provient de la substitution de combustibles fossiles fortement carbonés, charbon et pétrole, à du gaz naturel, moins carboné et désormais produit en grande quantité au Texas, en Pennsylvanie ou dans l’Oklahoma. Elle est donc réversible, selon les fluctuations des marchés. D’ailleurs, les premières estimations d’émissions de CO2 en 2018 indiqueraient une augmentation de 2,7%, selon le consultant Rhodium Group. En abrogeant le ‘Clean Power Plan’ (CPP) de l’administration Obama et en émasculant les pouvoirs de l’Agence de protection de l’environnement (EPA) –c’était une promesse électorale-- la nouvelle administration entend enrayer le déclin de l’extraction domestique de charbon mais n’y parviendra probablement pas, en raison du coût élevé du charbon domestique. A nouveau, ce ne sont pas les résultats concrets de son action qui comptent pour Donald Trump, mais la rhétorique qu’il peut en extraire. Celle-ci est déjà bien huilée : Andrew Wheeler, nouveau patron de l’EPA et ancien lobbyiste du producteur de charbon Murray Energy a expliqué qu’il s’agissait de permettre au charbon de lutter à armes égales avec d’autres énergies primaires, sans que l’État fédéral ne se mêle des affaires des États, ‘dans le but de fournir aux américains une offre d’énergie diversifiée et toujours plus propre’ !

L’essentiel est ailleurs : en abrogeant le CPP, l’administration Trump a biffé la seule référence à l’impact du CO2 sur le climat dans les textes fédéraux. Cela n’empêchera pas certains États, à commencer par la Californie, d’imposer de sévères contraintes pour réduire leurs émissions, mais le message général est clair : les combustibles fossiles sont remis à l’honneur, à contre-courant de la tendance qui commence à se dessiner mondialement, y compris chez les investisseurs institutionnels. Le message américain est parfaitement reçu chez ses alliés idéologiques, qu’il s’agisse de la Russie de M. Poutine (12,3 mT de CO2 par habitant en 2017, à peine moins que les 15,7 mT par américain, source EDGAR), du Brésil de M. Bolsonaro (2,4 mT, en hausse), de la Hongrie de M. Orban (5,2 mT, en hausse) ou de l’Australie de M. Morrisson (16,5 mT). Or toute atténuation de la baisse des émissions dans les pays industrialisés, à fortiori toute hausse, est une très mauvaise nouvelle à long terme pour l’économie mondiale, sachant que les pays en développement augmenteront inévitablement leurs propres émissions.

Que faire ? William Dudley, ancien vice-président de la Fed, a proposé que la Fed prouve qu’elle ne cède pas aux injonctions en refusant de baisser ses taux, au risque de causer une récession, avançant l’idée que celle-ci, en empêchant la réélection de Donald Trump, préparerait de meilleurs lendemains. On voit bien l’absurdité et le danger d’une telle proposition, qui revient à politiser les décisions monétaires dans le but qu’elles ne le soient plus à l’avenir, et, de ce fait justifie ce qu’elle prétend combattre.

Mais si le contre-argument vaut pour les membres du FOMC, il ne s’applique pas aux partenaires des États-Unis : la meilleure façon de limiter les dégâts des trois méfaits économiques du président Trump est de ne rien faire qui puisse faciliter sa réélection ou ajouter de l’eau au moulin de sa rhétorique. Et donc, pour l’Union Européenne, de ne rien céder dans la guerre commerciale qui, après la Chine, touchera l’Europe, d’avancer dans la réduction des émissions de CO2 par l’introduction d’un prix élevé du carbone assorti d’une taxe carbone aux frontières qui pénaliserait les importations américaines si la politique Trump devenait pérenne, et de préserver l’indépendance de la BCE.