Les contradictions du régime russe et sa mutation edit

24 avril 2023

Après plus d’un an d’hostilités, aucune issue ne se dessine à la guerre déclenchée le 24 février 2022 par la Russie en Ukraine. « Les choses vont devenir beaucoup plus difficiles, cela prendra très très longtemps », aurait confié à des amis, fin 2022, Dmitri Peskov, le porte-parole du Kremlin, selon le Guardian. Le Président Poutine lui-même habitue sa population à un conflit de longue durée en admettant désormais que les sanctions occidentales pourraient, à moyen terme, entraîner des conséquences négatives sur l’économie russe. Compte tenu des multiples revers, militaires et stratégiques, accumulés par la Russie vis-à-vis de l’Ukraine et de l’Occident et de l’impossibilité d’emporter la décision sur le terrain, le maintien d’un état de guerre qui ne dit pas son nom apparaît comme la meilleure option pour un Vladimir Poutine, recherché par la Cour pénale internationale mais déterminé à se maintenir au pouvoir. La révision en 2020 de la Constitution eltsinienne (1993) retient l’attention, essentiellement parce qu’elle lui ouvre la possibilité de conserver son poste jusqu’en 2036, mais les amendements adoptés, dans l’atmosphère confinée du covid et sans véritable débat, accentuent l’orientation autoritaire et sécuritaire du régime, ils vident de leur substance les dispositions protectrices des droits de l’homme et modifient l’identité constitutionnelle de la Russie. La pandémie de covid contribue à la désinstitutionalisation du régime de Vladimir Poutine, en limitant ses contacts personnels avec un cercle très restreint de proches comme Youri Kovaltchouk et Nikolaï Patrouchev. 

Pour opérer ce qui, vingt ans après l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, apparaît comme une mutation du régime russe, causée par son isolement et par un déficit croissant de légitimité, la propagande traditionnelle et les manipulations électorales s’avèrent insuffisantes. Inquiet en 2020 de voir l’opposition biélorusse défaire Alexandre Loukachenko, le Kremlin est conduit à employer des méthodes plus brutales de répression (criminalisation de l’opposition libérale, empoisonnement/emprisonnement de ses représentants, violentes attaques contre l’influence occidentale). Confronté à une érosion de son soutien populaire et incapable de présenter une vision d’avenir, le régime russe est contraint en 2021 de multiplier les irrégularités et les fraudes pour conserver la majorité à la Douma (le parti « Russie unie », crédité de près de 50% des votes, n’aurait en réalité recueilli que 31-33% des voix, selon Sergueï Shpilkine, expert des questions électorales). En novembre 2021, Vladislav Sourkov, longtemps conseiller de Vladimir Poutine, recourt aux lois de la thermodynamique pour expliquer que, « dans un système fermé, l’entropie gagne ». La Russie, écrit-il, a pu se relever du « chaos social » et du « traumatisme » qui ont marqué les années 1990, mais le manque d’ordre et de stabilité se fait toujours sentir. « La réduction de ces tensions internes, que Lev Goumilev appelle la ‘passionarité’, s’opère par l’expansion externe (...). Tous les empires procèdent ainsi », affirme Vladislav Sourkov et cet agrandissement permanent revêt une « dimension véritablement existentielle » pour la Russie, comparable à une loi de la nature : « la Russie va s’étendre, non parce que c’est bien ou mal, mais parce que c’est la physique ».

La dénonciation de plus en plus violente d’un ennemi interne et extérieur, incarné par un Occident foncièrement hostile à la Russie, s’inscrit dans cette stratégie de survie du système, dans lequel l’influence des dirigeants des structures de force (Siloviki) devient prédominante. Contrairement à ses attentes, le Kremlin ne peut rééditer en Ukraine en 2022 le scenario réalisé sans coup férir en 2014 avec l’annexion de la Crimée, qui avait entraîné un regain de popularité de Vladimir Poutine, sans susciter de réactions internationales très fortes. La nouvelle « conception de politique étrangère », promulguée fin mars 2023, théorise la confrontation permanente avec un Occident qui, en Ukraine en particulier, ferait peser une « menace existentielle » sur la Russie. Recevant le 5 avril des ambassadeurs étrangers, Vladimir Poutine démontre lui aussi la fragilité de cette argumentation en laissant penser que cette « menace » est liée, non pas à l’élargissement de l’OTAN, mais au risque de déstabilisation interne. « L’utilisation par les États-Unis dans leur politique extérieure d’instruments comme le soutien aux révolutions dites de couleur, l’appui accordé dans ce contexte au coup d’État à Kiev en 2014 ont finalement conduit à la crise actuelle en Ukraine », déclare-t-il. 

À son arrivée au pouvoir au début des années 2000, Vladimir Poutine ne marque pas d’intérêt particulier pour l’idéologie, il n’hésite pas à faire référence aux valeurs européennes (discours au Bundestag de 2001). Les manifestations de masse provoquées par son retour au Kremlin en 2012, à la suite d’élections falsifiées, accentuent le « tournant conservateur » du régime, la religion orthodoxe et la biopolitique deviennent des composantes essentielles du pouvoir afin de renforcer le contrôle des citoyens et de se démarquer de l’Occident (lutte contre les mouvements LGBT, culte de la virilité, promotion des valeurs traditionnelles). Difficile pour autant de parler à propos du poutinisme d’une idéologie constituée. En 2019, dans un entretien au Financial Times, le Président russe prend certes explicitement congé du libéralisme mais, au fil de ses discours, il cite aussi bien Ivan Ilyine, théoricien conservateur, proche du fascisme, que les travaux d’un ethnologue eurasien comme Lev Goumilev, mentionné par Vladislav Sourkov (cf. supra).

Les traits, à certains égards totalitaires, pris par le régime de Vladimir Poutine, les massacres et crimes de guerre à grande échelle, commis par les forces russes en Ukraine, et la poursuite de ce conflit, sans perspectives claires de règlement, conduisent à s’interroger sur la nécessité pour le Kremlin de se doter d’un corpus idéologique justifiant ses actes. L’historien Timothy Snyder qualifie la Russie de « fasciste » (« We should say it. Russia is fascist » - NY Times), analyse contestée par d’autres experts, qui relèvent l’absence de parti et d’idéologie hégémoniques. Le contrôle de la société est assuré par la censure, la propagande, la surveillance des réseaux sociaux et d’internet, par le recours aux nouvelles technologies (reconnaissance faciale, notamment à Moscou), et par la présence, dans les administrations et dans les grandes entreprises, d’agents du FSB. Jusqu’à présent, le Kremlin mise aussi sur la passivité de la société, la politique étant perçue par l’opinion comme un domaine étranger dont il est préférable de se tenir à l’écart. Le culte du chef, propre aux systèmes totalitaires, ne caractérise pas le régime actuel, qui s’emploie surtout à éliminer toute alternative. V. Poutine est un dirigeant peu charismatique, isolé (« bunkerisé »), évitant depuis longtemps le contact direct avec la population – la pandémie de covid a encore accru cette distance – et qui ne s’est pas rendu sur le front ukrainien. En dépit des objectifs initiaux de l’invasion (« dénazification » et « démilitarisation » de l’Ukraine), le parallèle établi avec la « grande guerre patriotique » (1941- 45) ne convainc pas vraiment. Promouvoir des idées ouvertement nationalistes russes pourrait mettre à mal la construction multi-ethnique de la fédération, alors que les nationalités non russes sont proportionnellement plus mobilisées sur le front ukrainien.

Faire accepter à l’opinion des sacrifices croissants dans un conflit, qui s’inscrit dans la durée, tout en l’invitant à poursuivre une vie normale apparaît contradictoire, l’absence de clarté sur les buts de guerre pourrait éroder, à terme, le soutien populaire. La guerre en Ukraine mobilise une part de plus en plus importante des ressources financières disponibles, acheter la loyauté de la population a un coût. Pendant des années, l’État russe a accumulé des réserves en or/devises, dont une partie importante est gelée en Occident, il peut toujours puiser dans le « fonds du bien-être » (155 Mds $, 7% du PIB). Le Président Poutine a en effet assuré les forces armées qu’il n’y aurait pas de limites à leur financement. Les recettes fiscales, après avoir culminé en 2022 en raison de la hausse des prix de l’énergie, enregistrent une baisse significative du fait des sanctions, la Russie est contrainte de brader son gaz et son pétrole, le déficit budgétaire atteint des niveaux inédits, en rupture avec l’orthodoxie budgétaire pratiquée jusque-là, près du tiers des dépenses fédérales est dorénavant alloué à la sécurité intérieure et à la défense. En octobre dernier, un « conseil de coordination », présidé par le Premier ministre Michoustine, est mis sur pied pour assurer la fourniture d’armements et la logistique de « l’opération militaire spéciale ». Celle-ci se traduit en effet par une emprise encore plus forte de l’État sur l’économie, dont Nikolaï Patrouchev, le puissant secrétaire du conseil de sécurité, se fait l’avocat, Vladimir Poutine se déclarant quant à lui hostile au retour à une économie administrée qui a conduit l’URSS à sa perte. 

Les frontières russes sont restées ouvertes depuis le 24 février 2022, des centaines de milliers de personnes, souvent bien formées, ainsi que de nombreux opposants libéraux, ont saisi cette occasion pour quitter le pays, cet exode massif joue le rôle de « soupape de sécurité » pour le régime, qui durcit en revanche les règles applicables aux déplacements des fonctionnaires à l’étranger. Avec la « mobilisation partielle », suivie de l’annexion des quatre régions ukrainiennes, en septembre 2022, la guerre entre dans les foyers russes, manière pour le Kremlin de partager la responsabilité de tous les massacres et crimes commis en son nom. Pour justifier ces exactions, les Occidentaux et les Ukrainiens sont diabolisés (« satanisés »). En Russie, le « parti de la guerre » ne cesse de grossir, il rassemble les divers courants nationalistes, les structures de force (siloviki) et les familles des combattants, qui se voient reconnaître de nombreux avantages, un complexe militaro-industriel, déjà très développé et appelé à s’étendre, ainsi que les nombreux fonctionnaires détachés dans les régions annexées. Se réfugier dans le silence et dans une sorte d’exil intérieur ne suffit plus, le régime demande des marques concrètes de loyauté, ainsi les directrices du musée Pouchkine et de la galerie Tretiakov ont dû quitter leurs fonctions, l’endoctrinement et la délation se répandent, y compris dans les écoles. En l’absence d’autre légitimation que le nationalisme russe traditionnel, la peur devient un mode de gouvernement, depuis le 24 février 2022 l’arsenal législatif répressif (« agent de l’étranger », « organisation indésirable ») a encore été renforcé, plus de 3800 personnes ont été poursuivies au titre de l’article du code pénal qui punit la « discréditation » de l’armée. Néanmoins, la dégradation morale et psychologique brutale de la population russe, provoquée par la guerre en Ukraine, surprend un politologue averti comme Andreï Kolesnikov.

Au sein des élites, la grande stabilité dans les échelons supérieurs du pouvoir, signe d’une certaine sclérose (Nikolaï Patrouchev et Alexandre Bortnikov, directeur du FSB, ont 72 ans, Sergueï Lavrov 73 ans) au sommet de l’État, ne doit pas dissimuler l’évolution des rapports de force au bénéfice des nationalistes (« turbopatriotes »). Les siloviki gagnent du terrain au détriment des technocrates, toujours présents au sein du « bloc économique » du gouvernement et qui, comme Elvira Nabioullina, présidente de la Banque centrale, ont amorti en 2022 le choc des sanctions. Plusieurs dizaines de députés de la Douma étaient absents lors des votes sur la reconnaissance des républiques autoproclamées du Donbass et sur l’annexion des quatre régions ukrainiennes, signe du grand malaise provoqué par la guerre en Ukraine. Bien que la décision d’envahir l’Ukraine les ait surpris et choqué, très peu de défections ont été enregistrées dans les milieux libéraux du pouvoir (Sislib). Anatoli Tchoubaïs, ancien vice-premier ministre de B. Eltsine, a quitté la Russie et Alexeï Koudrine a renoncé à son poste de président de la cour des comptes pour rejoindre la société Yandex. Les riches hommes d’affaires, dont le patrimoine a été gelé en Occident, restent discrets, à quelques exceptions près (Oleg Deripaska, Vagit Alekperov), leur priorité est désormais de sauvegarder leurs avoirs en Russie, où Vladimir Poutine les invite à investir. L’influence des oligarques, qui ont fait fortune dans les années 1990-2000 (P. Aven, M. Fridman, V. Alekperov), s’estompe au profit de la génération suivante, proche du Kremlin. Certains responsables comme Dmitri Medvedev, Sergueï Kirienko et Dmitri Rogozine tentent d’utiliser pour leurs ambitions personnelles ce conflit, qui pourrait servir d’accélérateur de carrière au plan fédéral et régional à des individus et à des groupes, prêts à faire allégeance au régime et à combattre sur le front ukrainien. La formation de milices privées, comme le groupe Wagner, constitue une rupture pour un régime qui ne cesse de mettre en avant la « souveraineté » de l’État. Vladimir Poutine utilise les rivalités, désormais publiques, entre certains clans (E. Prigojine/S. Choïgou - A. Beglov) afin de consolider son pouvoir, mais la renonciation de l’État au monopole de l’usage de la force pourrait s’avérer problématique si les tendances centrifuges s’accentuent au sein de la Fédération russe.