EDF doit-il se suicider à la demande de Bruxelles? edit

13 janvier 2021

On vit une période fascinante. Après le suicide d'Alstom soumis aux pressions de l'extraterritorialité du droit américain, on va peut-être assister au suicide d'une autre grande entreprise française, EDF, cette fois-ci sous l'injonction de Bruxelles. Autrefois à Rome les consuls vaincus étaient amenés à se suicider selon une règle tacite. Mais là on ne sait pas trop quelle bataille EDF a perdue, sauf peut-être celle de l'application à la lettre du droit de la concurrence et du modèle de marché dans le secteur électrique prôné par l'Europe.

Alors qu'EDF est le meilleur instrument pour assurer la neutralité carbone et la sécurité de fourniture à long terme, il se trouve actuellement à la merci de négociations en coulisse entre l'Etat français et la Commission européenne sur la nouvelle régulation des prix de gros du nucléaire. Celle-ci nécessiterait une certaine réorganisation verticale d'EDF comme celle proposée par la France connue sous le nom de projet Hercule, mais Bruxelles voudrait la voir poussée jusqu'à son démantèlement complet. Expliquons: la nouvelle régulation du prix du MWh nucléaire est très différente de la régulation actuelle conçue pour aider les fournisseurs concurrents d'EDF à acquérir des MWh nucléaires à prix coûtant pendant les périodes de prix élevés. La nouvelle concerne toute la production nucléaire (400 TWh) car elle vise non seulement à aider les fournisseurs concurrents, mais aussi à permettre à EDF de recouvrir les coûts complets de ses équipements nucléaires installés avant la libéralisation. Il faut savoir que les prix de marché sont trop bas depuis 2016 pour que ce recouvrement soit assuré en raison de la production croissante des éoliennes et solaires qui sont développées "hors marché" et qui, par là, ont un pouvoir important de destruction de valeur.

Pour faire accepter cette nouvelle régulation par Bruxelles, l'Etat a donc conçu un projet de réorganisation d'EDF qui consiste principalement à séparer les activités de production des activités de commercialisation en créant après une renationalisation, trois entreprises autonomes de statut différent, deux publiques pour la production non-EnR (EDF Bleu et EDF Azur pour l'hydraulique), la troisième privatisée jusqu'à 35% (EDF Vert) qui, au côté des réseaux et d'EDF Renouvelables, inclurait "EDF Commerce" et achèterait toute son électricité sur le marché de gros au même titre que les concurrents d'EDF, dont Total et Engie, le tout sous l'égide d'une holding publique. Les négociations se sont intensifiées depuis octobre avec Bruxelles. La Commission veut que la holding n'ait aucun rôle opérationnel, stratégique et financier; elle ne veut pas de circulation de ressources financières entre entités, pas de financement au niveau groupe, pas de remontée de dividendes, pas de coordination entre filiales, etc. Son but premier est d'éviter que les bénéfices de la production nucléaire régulée aillent vers l'autre filiale. Si le gouvernement cède aux exigences de Bruxelles, ce serait la fin d'EDF. Et, dans le contexte d'endettement d'EDF accru par la crise de la pandémie, il n'est pas en position de force pour ne pas céder sur l'essentiel.

Face à ce défi, la première question à se poser est "Pourquoi faut-il préserver EDF?" en défendant coûte que coûte la version soft du projet Hercule. EDF a toujours été au service du long terme. Même en partie privatisé, EDF est et doit rester une entreprise intégrée au service de la politique d'indépendance énergétique et de préservation du climat. Il en est le principal outil en France pour garantir les faibles émissions de carbone du secteur électrique qui, dans les pays sans nucléaire, est le principal émetteur de carbone. Elle reste et doit rester une entreprise au service de l'intérêt public, pour garantir la sécurité de fourniture de long terme en dernier ressort auquel ne contribuent nullement ses grands concurrents. EDF est aussi le meilleur outil de préservation  d'une filière industrielle de pointe dans laquelle la France a excellé et pourrait exceller de nouveau pour ne pas dépendre dans le futur du nucléaire chinois.

Pourtant la "grammaire européenne" a peu de considération pour les politiques de long terme et les politiques industrielles des Etats membres qui visent à préserver leurs acquis, sans tourner le dos aux objectifs de la politique climat-énergie européenne, bien au contraire. Dans le cas du secteur électrique où cette grammaire impose de croire que le modèle du marché est suffisant pour faire face aux défis du long terme, ce modèle est incompatible avec le long terme du fait des  fondamentaux du secteur électrique. Le développement des équipements de production qui, la plupart, sont capitalistiques (fort CAPEX, longs cycles de vie, longs délais de réalisation) sont incompatibles avec la régulation par la concurrence de court terme. Les choix d'investissement y sont confrontés à une "défaillance de marché" majeure : l'inefficacité du signal-prix envoyé par les marchés à pas horaire pour investir dans des équipements de 30, 60 ou 100 ans, notamment les équipements bas carbone (EnR, nucléaire, captage du carbone)  et les équipements pour la pointe et la flexibilité. Les Britanniques, traditionnellement pragmatiques, ont montré la voie pour dépasser cette défaillance de marché. Pionniers de la libéralisation du secteur électrique, ils ont mis vers 2010 la priorité sur le long terme en mettant en place un modèle hybride combinant planification, des contrats de long terme avec l'Etat pour garantir les revenus par MWh (les contracts for difference ou CfD), le marché voyant sa fonction réduite aux coordinations horaires.

La meilleure façon de répondre à Bruxelles à propos de la préservation d'EDF serait alors de militer pour inverser la problématique basée sur le seul marché. La France doit faire valoir que, dans l'UE, la priorité soit désormais mise sur le long terme, et non plus sur le jeu du marché et de la seule concurrence "libre et non faussée" de court terme. Elle doit militer pour la mise en place rapide d'une directive "long terme", au vu du double enjeu de la sécurité de fourniture et de la neutralité carbone. Il faut qu'un régime inspiré de l'expérience britannique soit formalisé dans une telle directive, qui combine une planification et des arrangements de long terme pour toutes les technologies (dont les EnR, les stockages, le nucléaire, les turbines à gaz), qui soient attribués dans le cadre d'une concurrence de long terme par enchères pour les technologies matures.

En militant activement dès maintenant pour ce changement de régime du secteur électrique, la France justifierait le maintien de l'intégration organique d'EDF. Cette intégration permet de disposer de sources de revenu différentes obéissant à des cycles d'activités et de rentabilité différents avec circulation de ressources entre filiales. Son modèle d'entreprise intégrée à "poches profondes" a fait la preuve de son efficacité pour le long terme. Ce n'est certainement pas le cas de ses grands concurrents actuels (Total, Engie, Enel, Iberdrola, RWE, etc.) en Europe et en France dont les compétences pour le long terme se réduisent à monter des grands projets éoliens et solaires totalement subventionnés, ce qui plait aux milieux financiers, mais ne résout certainement pas le problème du long terme en Allemagne, en Italie, en Espagne et … en France. La version "soft" actuel du projet Hercule ne remet que très partiellement en question l'intégration verticale et horizontale d'EDF, si on sait éviter dans le futur la divergence des logiques stratégiques entre EDF Bleu et EDF Vert.

Le temps est venu de voir l'Etat stratège reprendre le pas sur l'Etat régulateur qui doit plier l'échine devant les règles européennes, et sur l'Etat-actionnaire obligé de se soumettre aux conceptions de la Finance en affaiblissant systématiquement la France vis-à-vis de Bruxelles. L'enjeu est tout de même d'importance car il s'agit de faire échapper une entreprise qui a prouvé son efficacité pour le long terme à une mort programmée par une bureaucratie sans légitimité politique. Adepte du seul Marché, cette bureaucratie se défie de toute politique industrielle et suspecte d'intentions condamnables toute proposition défendant des énergéticiens historiques. Le règne du droit dans l'Union européenne montre ici clairement ses limites sur un enjeu hautement politique.

Souhaitons qu'il ne soit pas trop tard pour un sursaut. L'alternative qui serait d'abandonner toute règlementation du prix du nucléaire et le projet Hercule reviendrait à appliquer à la lettre le modèle de marché, ce qui ne résoudra certainement pas le problème du long terme en France. Ni les difficultés financières d'EDF dues principalement à des prix de gros très bas depuis 2015…. dû au développement "hors marché" des productions éoliennes et solaires à grande échelle en France et dans les pays voisins, ce qui est tout de même amusant.