Le débat sur les contreparties est un faux sujet edit

20 octobre 2020

Le gouvernement verse des aides aux entreprises. Doit-il leur demander des contreparties en termes d’embauches, d’investissements ou de relocalisations, voire de comportement plus écologique ? C’est le genre de débat qui mobilise politiques et syndicalistes, qui perdent de vue l’essentiel : la raison des aides.

Au fond d’une récession d’ampleur historique, c’est peu de dire que nombre d’entreprises sont mal en point. C’est toujours le cas lors des récessions et les faillites s’accélèrent. Lors d’une crise « normale », on peut soutenir que le gouvernement ne devrait pas fournir d’aides. Car le petit secret des récessions est qu’elles jouent un rôle utile. C’est le moment du grand nettoyage. Les entreprises sans avenir ont pu survivre dans la période d’expansion qui a précédé, mais tout juste. Elles se retrouvent sans matelas protecteur quand le climat des affaires se détériorent et font faillite. On ne le dira jamais assez : les faillites sont utiles. C’est le phénomène de destruction créatrice, qui régénère le tissu économique. Les ressources humaines et financières immobilisées dans des activités improductives sont libérées pour contribuer à des activités plus rentables. Certes, des personnes se retrouvent au chômage mais, si le tissu économique est dynamique, elles devraient retrouver un emploi quand arrive la reprise. La politique économique ne doit pas bloquer ce nettoyage mais hâter le retour à la croissance avec des politiques de relance et assurer la fluidité du marché du travail.

La situation actuelle est différente. Des entreprises tout à fait prometteuses sont empêchées de fonctionner par les mesures sanitaires et l’angoisse de leurs clients. Si elles disparaissent, c’est tout un savoir-faire (y compris des réseaux de clientèle) qui est perdu pour toujours. Éviter ce gaspillage justifie une intervention des pouvoirs publics. L’objectif est clair : il s’agit de permettre à l’entreprise de survivre jusqu’à la prochaine reprise.

Faut-il alors demander des contreparties ? C’est parfaitement antinomique avec l’objectif. Un restaurant qui fonctionnait bien avant la pandémie n’a aucune raison d’embaucher du personnel. Il en va de même pour une entreprise qui avait délocalisé une partie de ses activités. Exiger qu’elle adopte un mode de fonctionnement moins rentable peut suffire à la faire basculer dans la faillite et à arrêter toutes ses activités, à l’étranger mais aussi en France. Demander qu’elle verdisse ses activités, ce qui est coûteux, n’a pas plus de sens. La lutte contre le réchauffement climatique doit affecter toutes les activités polluantes, pas en priorité celles d’entreprises en difficultés. Aider et pénaliser en même temps ne rime à rien.

Alors, pourquoi ce débat ? Une interprétation plausible est le vieux fond marxiste qui veut qu’une entreprise est intrinsèquement hostile à ses employés et à la société en général. Plus intéressant est l’argument d’effet d’aubaine, l’idée selon laquelle des entreprises reçoivent des aides dont elles n’ont pas vraiment besoin. Si c’est le cas, la solution logique n’est pas d’exiger des contreparties, mais de ne pas leur verser d’aide. On aborde ainsi la question essentielle du ciblage.

Toutes les entreprises ne souffrent pas de la crise. Certains secteurs sont en pleine expansion et ne devraient surtout pas être aidés. Or, par définition, toute mesure générale – comme la baisse annoncée des impôts de production – n’est pas ciblée. Le résultat est du gaspillage, ce qui inquiétant lorsqu’on pense aux quelque 30 milliards d’aides à la compétitivité du plan de relance. Compenser ce gaspillage par des contreparties n’est pas une solution, mieux vaut éviter de donner de l’argent à des entreprises qui n’en ont pas besoin. Le gouvernement répondra qu’il est difficile, voire impossible, de détecter de manière fine quelles sont les entreprises qui ont besoin d’aides. C’est parfaitement faux, comme on va le voir.

Toutes les entreprises qui souffrent de la crise n’ont pas la même capacité de résistance et d’adaptation. Emprunter pour franchir une mauvaise passe devrait être l’approche prioritaire (après tout c’est ce que fait le gouvernement en laissant le déficit public se creuser), mais encore faut-il pouvoir le faire. Les grandes entreprises peuvent emprunter, auprès de leurs banques ou sur les marchés financiers. La BCE a fourni, et continue de fournir, des quantités gigantesques de liquidités, les ressources sont donc très abondantes. L’avantage de cette approche est que banques et investisseurs analysent de manière fine la santé économique de leurs emprunteurs, parce qu’ils y ont intérêt. Une grande entreprise qui ne peut pas lever des fonds appartient probablement à la catégorie zombie ; l’aider avec de l’argent public est encore du gaspillage. On répondra qu’il s’agit d’éviter des licenciements au plus mauvais moment. C’est une erreur de raisonnement. Les aides publiques doivent aider les personnes (allocations de chômage, aides à la formation et aux frais de déménagement, etc.) pas les emplois, surtout dans des entreprises en difficultés structurelles qui devront de toute façon réduire la voilure ou disparaître.

Par ailleurs, on sait quels sont les secteurs touchés par la pandémie. C’est exclusivement dans ces secteurs que des aides publiques sont justifiées. Certes, on imagine bien que désigner quels secteurs seront aidés et quels autres secteurs n’auront pas droit à une aubaine est politiquement difficile. Difficile, mais pas impossible. Appeler le contribuable à la rescousse pour éviter de se confronter à des lobbies puissants n’est pas idéal. Imposer des contreparties pour corriger une erreur de ciblage ne l’est pas plus. Les politiques aiment bien dire qu’ils « prennent leurs responsabilités », voilà une occasion de le faire.

Même si ces larges catégories (secteurs d’activité, taille des entreprises) permettent de cibler les entreprises en fonction de l’objectif, il reste que les frontières ne sont pas toujours bien définies et qu’il y a toujours des cas particuliers. On touche ainsi aux limites de la centralisation de l’État. Bien évidemment, Bercy ne peut pas avoir toutes les informations nécessaires, et n’a probablement pas les moyens humains de les traiter et de les croiser avec les données fiscales. En revanche, la connaissance des entreprise est bien meilleure au niveau local. Bien sûr, les exécutifs locaux ont de fortes chances d’être soumis à des conflits d’intérêts. Voilà un rôle utile que peuvent remplir les préfets.

En résumé, la première approche des entreprises que la pandémie met en difficulté doit être d’emprunter. Pour les PME, et pour les plus grandes entreprises de secteurs les plus violemment touchés, l’État peut garantir tout ou partie des prêts, ce qui est déjà le cas. Au besoin le programme existant peut être amplifié. Une fois cette voie épuisée, des aides sont une bonne idée, mais à condition qu’elles soient ciblées avec le maximum de précision. Une fois l’effet d’aubaine largement circonscrit, la question des contreparties ne devrait plus se poser. Le débat se trompe de sujet et ne peut qu’aboutir à détériorer un plan de relance déjà mal ficelé.