Elargissement de 2004: quels effets sur l'emploi et les chaînes de valeur? edit

18 juin 2018

L'Union européenne (UE) a été créée comme un projet visant à garantir la paix et la stabilité en Europe en établissant la prospérité économique dans tous les États membres après la Deuxième Guerre mondiale. Avec la chute du mur de Berlin en 1989, l'UE a relevé le défi d'étendre la stabilité et la prospérité économique aux pays d'Europe centrale et orientale (PECO).

La première étape a consisté à négocier l'adhésion des PECO au début des années 1990, impliquant une libéralisation unilatérale substantielle pour les Etats-membres historiques à l'Ouest et l'adhésion de l'Est lors du plus grand élargissement de l'UE réalisé à ce jour, en 2004.

Une préoccupation essentielle à l'époque – récemment reprise dans la période précédant le vote du Brexit – était qu'une Europe sans frontière ne donne un avantage déloyal aux travailleurs faiblement qualifiés de l'Est dans la concurrence pour les biens ou l'emploi à l'Ouest.

Le débat sur les gagnants et les perdants de la mondialisation dépend notamment de la façon dont on rend compte de la nature du commerce international. On sait aujourd'hui que l’internationalisation des supply chains est une réalité du commerce mondial et que les statistiques commerciales brutes ne reflètent pas de manière précise le commerce en valeur ajoutée – ce qui aboutit à des biais importants dans les recherches utilisées pour informer les responsables politiques (Baldwin 2015).

L'analyse entrées-sorties promue par Leontief (1936) propose une solution appropriée puisqu'elle permet de retrouver toutes les entrées qui ont contribué à un produit final. Elle n'a été rendue possible que récemment avec la disponibilité de bases de données inter-pays telles que la Base de données mondiale des Entrées-Sorties (WIOD), qui permettent aux chercheurs d'aborder par exemple des questions relatives à la contribution en valeur ajoutée des travailleurs chinois faiblement qualifiés à un iPhone US et ses répercussions sur le marché du travail.

Nous avons utilisé ces données exhaustives pour déterminer l'effet de l'adhésion à l'UE des 10 PECO sur le commerce en valeur ajoutée dans les États membres de l'Union européenne. Pour exploiter au mieux les données granulaires, nous avons examiné séparément l’industrie et les services et nous nous sommes notamment intéressés au contenu factoriel du commerce.

La figure 1 montre les parts factorielles des exportations en valeur ajoutée (VAX) des nouveaux membres de l'UE vers l'UE27. Bien que les exportations en valeur ajoutée absolues de ces pays aient substantiellement augmenté après 2004 et que tous les facteurs aient ajouté de la valeur, les bénéfices ont été inégaux. En fait, contrairement à ce que l'on imaginait avant 2004, la part de la main-d'œuvre faiblement qualifiée a baissé après l'élargissement de l'UE, tandis que la part du capital et de la main-d'œuvre moyennement et hautement qualifiée a augmenté.

Ces données indiquent une amélioration générale des compétences au sein des chaînes de valeur européennes. Cela est-il dû à l'appartenance à l'UE ? Ou bien s'agit-il d'une tendance générale des pays à l'amélioration de la qualité de leurs processus de production ?

Certains facteurs peuvent également influer sur les flux commerciaux, comme les similarités culturelles entre les anciens et les nouveaux États membres. On peut aussi craindre que des responsables politiques n'anticipent l'augmentation potentielle des flux commerciaux et qu'ils ne choisissent eux-mêmes le traitement d’appartenance à l'UE. Au sein d'un modèle gravitationnel théorique du commerce international, nous avons tenu compte de toutes ces explications en utilisant un nombre important de contrôles et d'effets fixes (cf. Baier et Bergstrand, 2007).

Nous avons trouvé en moyenne que l'adhésion à l'UE a entraîné une augmentation du commerce en valeur ajoutée dans le secteur manufacturier et le secteur des services respectivement de 13% et 10%. Au-delà de ces effets moyens, les effets différentiels sur les partenaires commerciaux, les secteurs et les facteurs de production révèlent des résultats surprenants.

Les augmentations relatives des exportations en valeur ajoutée sont les plus fortes parmi les entrants (c.-à-d. au niveau du commerce intra PECO), tandis que les effets sur le commerce Est-Ouest sont plutôt modestes. Bien que cela surprenne à première vue, l'intégration de pré-adhésion entre les anciens et les nouveaux membres avait déjà fortement progressé avant l'adhésion de jure dans le cadre des accords européens. On peut cependant trouver des effets significatifs pour les exportations de services des membres entrants vers les Etats-membres historiques, puisque les barrières non tarifaires (par ex. l'harmonisation des normes) ont joué un plus grand rôle que les tarifs douaniers dans l'adhésion à l'UE en 2004.

Cela se traduit par des contributions significatives de la main-d'œuvre dans les exportations en valeur ajoutée. En termes absolus, la plupart de ces changements sont positifs et touchent des travailleurs moyennement qualifiés (cf. Figure 2). Cependant, conformément à la théorie classique du commerce international, ils confirment aussi respectivement de petites augmentations de la demande de travailleurs faiblement qualifiés provenant d'un commerce plus intra PECO et des baisses de la demande de travailleurs hautement qualifiés rares du secteur des services dans les exportations des PECO vers l'Ouest. Même s’ils sont comparativement faibles, ces changements indiquent que certains segments de main-d'œuvre ont été perdants.

La figure 3 replace ces chiffres dans la perspective des niveaux totaux d'emploi à l'échelon national. Une importante création d'emploi a en effet eu lieu et elle est allée jusqu'à 3,23% pour la Slovaquie. Comme on pouvait s'y attendre, l'élargissement a aussi eu des effets limités mais positifs pour les partenaires de l'Ouest, de 0,02% à 0,11% – ce qui implique 44 000 emplois supplémentaires pour l'Allemagne, en raison de sa situation géographique à proximité des PECO.

Implications pour l'UE

Pour ce qui est des États-membres historiques, les résultats montrent donc que les craintes exprimées avant l'élargissement étaient exagérées. Nos résultats rejoignent ceux de Timmer et al. (2014), qui ont insisté sur la façon dont l'externalisation des travaux faiblement spécialisés a abouti en fait à un renforcement de la compétitivité des industries manufacturières de l'Europe de l'Ouest.

Pour les membres entrants de l'Est, le biais de faible spécialisation dans les effets de l'adhésion n'est pas forcément défavorable à court terme s'ils continuent à augmenter leur contribution absolue aux exportations en valeur ajoutée. Cependant, à long terme, les nouveaux États-membres pourraient avoir besoin d'encourager des processus de modernisation industrielle liés au commerce intra-UE, étant donné que les bénéfices antérieurs pourraient être menacés par la concurrence d'autres retardataires qui sont nombreux dans les secteurs de la main-d'œuvre faiblement et moyennement qualifiée (par ex. la Croatie). En ce sens, nos résultats suggèrent que les effets de l'adhésion pourraient être plus nuancés que les attentes de pré-adhésion.

Bien que les bénéfices de l'élargissement aient été particulièrement limités pour certains États-membres historiques comme le Royaume-Uni (+0,02% d'emplois), des recherches récentes basées sur la WIOD suggèrent que la sortie de l'UE du R.-U. aura des effets négatifs importants (Ottaviano et al., 2014 ; Mulabdic et al., 2017 ; Brakman et al. 2018). En fonction du type de Brexit, ils se traduiront par une baisse significative du commerce en valeur ajoutée de 6% à 39%, essentiellement due aux liens étroits en amont et en aval dans les services.

Qu'avons-nous appris ?

Une perspective de valeur ajoutée révèle des processus de fragmentation commerciale, qui échapperaient autrement aux chercheurs et aux responsables politiques. En outre, les exportations en valeur ajoutée donnent une nouvelle dimension au commerce en y ajoutant les contributions factorielles, ce qui permet d'identifier les agents économiques positifs et négatifs de l'intégration économique. Cela peut contribuer à élaborer des politiques qui compensent ou protègent les couches vulnérables de la main-d'œuvre. Malgré les effets globalement positifs à neutres pour les Etats-membres historiques observés dans notre étude, certains travailleurs ont souffert de l'intégration du commerce dans des secteurs particulièrement fragiles en Europe de l'Ouest. Au-delà des préoccupations d'équité intrinsèque, le Brexit et les vagues populistes en Europe suggèrent que les responsables politiques d'Europe de l'Ouest n'ont pas réussi à prendre suffisamment en considération ces citoyens. La récente mise à jour en 2018 de la Base de données mondiale des Entrées-Sorties va permettre de réaliser des analyses indispensables en étendant la granularité sectorielle et en identifiant plus précisément les gagnants et les perdants de la globalisation.

 

Références

Baier, S. L., & Bergstrand, J. H. (2007). Do free trade agreements actually increase members’ international trade? Journal of International Economics, 71(1), 72–95.

Baldwin, R. & J. Lopez-Gonzalez (2014). Supply-chain Trade: A Portrait of Global Patterns and Several Testable Hypotheses. The World Economy, 38(11), 1682–1721.

Brakman, S., Garretsen, H., & Kohl, T. (2018). Consequences of Brexit and Options for a ‘Global Britain’. Papers in Regional Science, 97(1), 55-72.

Johnson, R. C. (2014). Five facts about value-added exports and implications for macroeconomics and trade research. Journal of Economic Perspectives, 28(2), 119–142.

Kaplan, L., Kohl, T. and Martínez-Zarzoso, I. (2018). Supply-chain Trade and Labor Market Outcomes: The Case of the 2004 European Union Enlargement. Review of International Economics, forthcoming.

Leontief, W. W. (1936). Quantitative input and output relations in the economic systems of the United States. The Review of Economics and Statistics, 18(3), 105–125.

Leontief, W. W. (1936). Quantitative input and output relations in the economic systems of the United States. The Review of Economics and Statistics, 18(3), 105–125.

Mulabdic A., Osnago, A. & Michele Ruta (2017). Deep Integration and UK-EU Trade Relations. World Bank Policy Research Working Paper 7947.

Ottaviano, G., Pessoa, J.P., Sampson, T. & J. Van Reenen (2014). The Costs and Benefits of Leaving the EU. London School of Economics/CEP mimeo, May 2014

Timmer, M. P. (2012). The world input–output database (WIOD): Content, sources and methods (Working Paper No. 10). WIOD.

Timmer, M. P., Los, B., Stehrer, R. & De Vries, G. J. (2013). Fragmentation, incomes and jobs: An analysis of European competitiveness. Economic Policy, 28(76), 613–661.