La France en proie au néolibéralisme? edit
Que ce soit le « déclassement » de la classe moyenne, le « creusement » des inégalités, la « marchandisation » de l’art ou encore le « recul » de notre démocratie, Il ne se passe pas un jour sans que le (néo)libéralisme soit ciblé comme principal responsable de tout ce qui va mal en France. Même si ces déclarations peuvent, à peu de frais, donner une impression d’humanisme à celui qui les porte, ces postures s’accordent assez mal avec les faits. Autrement dit, un minimum de neutralité axiologique devrait conduire à la nuance et à la prudence. Voyons pourquoi.
La redistribution est-elle en berne?
Une accusation fréquemment faite au néolibéralisme est d’avoir favorisé les riches aux dépens des pauvres et de la classe moyenne. Pour vérifier si cela s’est produit en France, partons du principe qu’un tournant néolibéral aurait été pris depuis les années 1980-1990 et regardons l’accroissement des revenus des individus avant et après impôts et transferts, en fonction du niveau d’aisance économique. Les données nous montrent deux faits importants.
Premièrement, l’accroissement des revenus après impôts et transferts est d’autant plus faible que l’on s’élève dans la hiérarchie des revenus. Deuxièmement, la comparaison des revenus avant et après impôts et transferts montre que la redistribution des revenus améliore le revenu des 20% les plus pauvres et réduit celui des 10% les plus aisés sans porter atteinte à la classe moyenne. Les inégalités ont été réduites sur la période. Le « tournant néolibéral » se traduirait donc par un surcroît de redistribution ?
Source : WID, extraction du 05/06/ 2023.
Note : Données par adulte, partage égalitaire au sein du couple. Les transferts sont monétaires ou en nature. Les revenus incluent les pensions de retraite.
Lecture : Entre 1970 et 2019, les 10% des adultes les plus pauvres ont vu leur revenu après impôts et transfert s’accroitre de 2,9% chaque année.
Un autre argument souvent mobilisé contre le néolibéralisme est celui d’une répartition favorisant les détenteurs de capitaux aux dépens des travailleurs ou de l’Etat. Pour vérifier cela nous pouvons observer la répartition des revenus des sociétés. De fait, les revenus générés par les entreprises peuvent être décomposés en revenus du travail (salaires et traitements bruts), revenus du capital (dividendes, intérêts, revenus non-distribués) et taxes (cotisations patronales, taxes sur la production, impôts sur les sociétés). En regardant l’évolution de la part de ces trois éléments depuis 1970 ou 1990 nous pouvons voir que la part du capital tend à diminuer, que ce soit depuis 1970 (-1.5pp) ou 1990 (-4.3pp). Si la part du travail diminue légèrement (-0.4pp) depuis 1970, l’explication se trouve du côté de la hausse des taxes (+1.9pp). En revanche, si l’on se focalise sur la période 1990-2019, la hausse de la part du travail (+6.1pp) se fait aux dépens des taxes (-1.8pp) et du capital (-4.3pp). Dans tous les cas, les capitalistes semblent bien être les principaux perdants de la « révolution néolibérale ».
Source : Insee, revenu des sociétés non-financières.
Note : Le revenu net correspond à la valeur ajoutée corrigée de la consommation de capital fixe.
Lecture : Entre 1970 et 2019 la part des taxes dans revenus des sociétés a augmenté de quatre points de pourcentage.
Une économie libérée de l’État?
Face à ces faits une question légitime apparait : est-ce que la France est économiquement libérale ? Tout d’abord, rappelons que la France est le pays de l’OCDE où les dépenses publiques sont les plus élevées (58% du PIB). On est donc loin d’une économie libérée de l’État. Cependant, comme le montrent Abdelsalam et Delatte (2023), les aides directes (subventions) ou indirectes (crédit d’impôts, niches fiscales) aux entreprises sont en augmentation constante depuis trente ans et représentent 8,4% du PIB en moyenne depuis 2010. De ce point de vue, les dépenses publiques pourraient être un simple soutien à l’économie marchande. Pour autant, Plusieurs éléments méritent d’être pris en compte ici.
Tout d’abord, les prestations sociales ont constamment augmenté depuis cinquante ans pour atteindre 31% du PIB en 2019 (contre 24% en 1990 et 18% en 1970). D'ailleurs, cette tendance n'est pas propre à la France puisqu'elle est également haussière pour l'ensemble des pays de l'OCDE, en partie à cause du vieillissement de la population. Ensuite, la part de la production de biens et services des administrations publiques est passé de 21% du PIB en 1970 à 25% en 1990, puis 29 % en 2019. La raison principale de cette hausse est à rechercher dans l'augmentation des transferts en nature des administrations aux ménages (en particulier les postes santé et logement) dont le poids est passé de 9,7% du PIB en 1970 à 12,7% en 1990 puis 15% en 2018. Ajoutons que cette hausse est ici encore similaire dans un grand nombre de pays de l'OCDE, et que la France demeure dans le groupe de tête en la matière.
Toutes ces dépenses contribuent à l'élargissement d'un système de taxation pouvant générer des distorsions de marché, réduisant alors la capacité supposée de ce dernier à gouverner les affaires économiques et sociales. En tout état de cause, on est loin d'observer une quelconque suprématie du marché sur l’économie française.
Enfin, même en corrigeant la part des dépenses publiques des aides aux entreprises, nous voyons que les dépenses publiques « corrigées » augmentent constamment durant le soi-disant tournant néolibéral (1970-1990), puis augmentent très légèrement depuis 1990 pour passer d’environ 52 points de PIB entre 1990 et 2010 à 55 points de PIB de 2010 à 2022. D’ailleurs, même en faisant l’hypothèse héroïque que les autres pays n’ont ni crédit d’impôt ni subvention aux entreprises, la France se classe deuxième des pays de l’OCDE derrière la Finlande. L’idée que la France soit un parangon de libéralisme semble ici difficilement soutenable.
Source : Insee, calcul de l’auteur à partir d’Abdelsalam et Delatte (2023)
Une critique que l’on pourrait renverser
Et si la France souffrait au contraire d’un manque de libéralisme ? Plusieurs faits et arguments peuvent aller dans ce sens.
Tout d’abord, gardons en tête que l’une des principales difficultés de la France demeure sa faible croissance (0,7% par an sur les dix dernières années), et ce, malgré la hausse drastique de son niveau d’endettement (+21 points de PIB en dix ans). Or les pays qui ont davantage libéralisé et réformé leur économie affichent de meilleurs résultats économiques. Ainsi, l’Allemagne a vu son revenu net augmenter de 17 points de pourcentage de plus que la France entre 2010 et 2019.
Dès lors, la France semble surtout souffrir depuis quelques années d’un manque de compétitivité, or le poids de l’Etat joue sur celle-ci via la taxation. En effet, notre pays est l’un des pays qui taxe le plus ses entreprises, le taux d’imposition représentant 42% des revenus bruts des sociétés en 2019[1]. Seule la Suède taxe davantage ses firmes. De même, le coût du travail est particulièrement affecté par le système de taxation. Au final, les économistes de la Commission européenne ont calculé que les taux implicites de taxation du travail et du capital étaient en France de 40% et 51% en 2019, plaçant notre pays respectivement en 5e et 1ère position des pays de l’UE. D’ailleurs, d’après certains calculs, le taux d’imposition de ces deux éléments est proche voire supérieur au seuil au-delà duquel une hausse d'impôt réduit les rentrées fiscales (Trabandt & Uhlig, 2011). Tout cela ne peut être sans effet sur le dynamisme économique.
Source : Banque mondiale.
Lecture : relativement à la France, le PIB par habitant en volume des États-Unis s’est accru de 21 points de pourcentage supplémentaires entre 2010 et 2019.
On pourrait penser que les gains associés au système redistributif seraient le prix à payer pour compenser ces pertes de revenu. C’est en partie vrai, mais en partie seulement. En effet, si les inégalités apparaissent en France plus faibles qu’ailleurs, il peut être important d’entrer dans les sous-catégories. Ainsi, il est frappant de constater que les principaux bénéficiaires de la croissance du niveau de vie qu’a connue la France depuis dix ans sont les retraités, dont le niveau de vie médian est pourtant supérieur à la moyenne. Cela tend alors à remettre en question le présupposé d’un bon usage des dépenses publiques.
Enfin, comme ont pu l’affirmer Alesina et Giavazzi (2006), la réglementation et la protection des statuts qui caractérise notre pays, tend davantage à favoriser les plus « connectés » que les plus démunis. De ce point de vue, un déficit de libéralisme favoriserait les rentes statutaires et les inégalités de conditions dont les effets sont particulièrement délétères pour le climat économique et social, d’où la monté des populismes. D’ailleurs, malgré toutes les interventions de l’État, la France se distingue par une mobilité intergénérationnelle des revenus parmi les plus faibles de l’OCDE. De fait, les inégalités scolaires y sont plus importantes qu’ailleurs, l’origine sociale des parents conditionnant davantage le niveau scolaire des enfants.
Ce défaut pourrait être réversible si les individus pouvaient au moins évoluer au sein de leur entreprise ou des administrations. Hélas, ici encore, la France se distingue par ses rigidités. Que ce soit dans le public ou dans le privé, le réseau demeure chez nous une ressource primordiale. C’est pourquoi, comme a pu le montrer Philippon (2007), outre son caractère peu méritocratique, ce système n’apparait pas particulièrement efficace économiquement et alimente la défiance, qui rappelons-le, est beaucoup plus forte en France qu’ailleurs (Algan et Cahuc, 2007). De fait, notre système économique résulte davantage du capitalisme d’initié que du capitalisme libéral.
Source : Insee-DGFiP-Cnaf-Cnav-CCMSA, enquêtes Revenus fiscaux et sociaux 2005 à 2019.
Conclusion
Tout cela nous montre qu’il est plus facile de dénoncer le libéralisme que d’expliquer les raisons qui se cachent derrière cette dénonciation. D’ailleurs, au regard de certains faits, on peut légitimement se demander si le manque de libéralisme n’est pas l’un des problèmes principaux de notre économie et, plus généralement, de notre société. Mais la raison de ce focus systématiquement négatif est peut-être indicible : l’antilibéralisme, et l’anticapitalisme qui lui est souvent associé, est devenu une croyance de luxe, un faire-valoir qui ne coûte rien (pour l’instant) à celui qui le porte.
[1] Le taux de taxation se mesure ici par la somme des impôts sur les sociétés, impôts sur la production et cotisations patronales rapportée au revenu des entreprises (excédent brut d’exploitation, plus cotisations patronales, plus subventions diverses).
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Abdelsalam A. et A.L. Delatte (2023) : « Répartition des recettes et dépenses publiques entre ménages et entreprises depuis 1949 : Nouvelles données », Sciences Po LIEPP Working Paper n°142.
Alesina A. et Giavazzi F. (2006) : The Future of Europe. MIT Press.
Algan Y. et P. Cahuc (2007) : La Société de défiance : comment le modèle social français s’autodétruit. CEPREMAP.
Philippon T. (2007) : Le Capitalisme d’héritiers. Le Seuil-La République des Idées.
Trabandt M. et H. Uhlig (2011): “The Laffer curve revisited”, Journal of Monetary Economics, vol. 58, pp. 305-327.