Le populisme sanitaire contre la science edit

14 avril 2020

Dans la tribune qu’il a publiée dans Le Monde du 25 mars, Didier Raoult semble remettre en cause assez radicalement la science telle qu’elle se pratique depuis des décennies dans la recherche médicale. Dans ce texte assez brouillon, Didier Raoult ouvre plusieurs fronts. En premier lieu, il dénonce « l’envahissement des méthodologistes » qui « amène à avoir des réflexions purement mathématiques ». Il ne va pas plus loin dans son argumentation qui reste donc assez vague, mais on comprend facilement que sont ainsi visés les essais cliniques randomisés. De quoi s’agit-il?

La critique des essais cliniques

Ces essais cliniques sont la base de l’evidence based medicine, ou médecine fondée sur des faits prouvés. La démarche consiste à comparer un groupe expérimental dit groupe d'intervention à qui l'on administre le traitement et un groupe dit groupe de contrôle ou groupe témoin suivant un traitement standard ou prenant un placebo. La répartition des participants dans un groupe est aléatoire et le protocole est souvent dit « en double aveugle » lorsque ni le médecin prescripteur, ni les patients ne connaissent la répartition des participants dans le groupe expérimental ou le groupe témoin.

Cette démarche scientifique expérimentale a commencé d’être pratiquée aux Etats-Unis dès les années 1950, s’est généralisée dans les années 1970-1980 pour devenir « la modalité classique de l’étude des médicaments »[1]. C’est cette démarche qui permet de prouver l’efficacité d’un médicament par rapport à un équivalent ou à un placebo avant d’envisager sa production à grande échelle et sa mise sur le marché. C’est la conclusion de ces essais qui déclenche, s’ils sont concluants, l’autorisation de mise sur le marché par les autorités de santé.

Même s’il se garde d’entrer dans les détails de sa critique, le professeur Didier Raoult semble ainsi, en dénonçant « l’influence des spécialistes de la méthode », rejeter la démarche scientifique expérimentale pratiquée dans la recherche internationale depuis des lustres et qui a permis de donner une base scientifique solide à une multitude de traitements pratiqués aujourd’hui. Mais il va plus loin encore dans sa mise en cause, puisqu’il reproche aux scientifiques qui mettent en œuvre cette démarche d’être soumis aux diktats de l’industrie pharmaceutique : « on utilise la méthode, en réalité, pour imposer un point de vue qui a été développé progressivement par l’industrie pharmaceutique, pour tenter de mettre en évidence que des médicaments qui ne changent pas globalement l’avenir des patients ajouteraient une petite différence. Ce modèle, dit-il, qui a nourri une quantité de méthodologistes, est devenu une dictature morale. » Si l’on comprend bien, les chercheurs auraient perdu leur indépendance intellectuelle sous la domination d’une industrie pharmaceutique qui imposerait ses priorités sans bénéfice tangible pour les patients.  Cette mise en cause de l’industrie pharmaceutique est d’autant plus curieuse que l’IHU Méditerranée Infection du professeur Raoult est soutenu financièrement, outre par de nombreux partenaires publics, par des partenaires privés au premier rang desquels l’institut Mérieux et Sanofi Aventis qui développe le fameux Plaquenil (sulfate d’hydroxychloroquine).

Au-delà de cet aspect polémique sur la supposée soumission des chercheurs à l’industrie pharmaceutique, Didier Raoult défend une vision de la recherche médicale comme une entreprise individuelle. Il est convaincu de l’efficacité du traitement qu’il étudie et n’attend pas sa validation par la communauté scientifique pour le proclamer haut et fort. Cette conception individualiste est contraire à la pratique moderne de la science qui « repose sur la construction progressive d’un consensus au sein des communautés de chercheurs et de médecins (…) On devient médecin après avoir acquis une connaissance validée professionnellement et non pas parce qu’on se révèle avoir une capacité supérieure pour deviner » comme l’écrivait le bioéthicien canadien Benjamin Freedman en 1987 dans un article du New England Journal of Medicine (cité par la philosophe Juliette Ferry-Danani dans un excellent papier d’introduction à l’éthique des essais cliniques).

La situation d’urgence est-elle un argument devant conduire à abandonner la rigueur scientifique et cette démarche collective ? La réponse est négative car cet abandon ne permettrait pas de lever l’incertitude sur l’efficacité du traitement et risquerait de générer de faux espoirs chez les malades, sans compter les risques qu’il pourrait leur faire encourir.

Ce n’est pas pour autant que les « tenants de la preuve absolue », comme les appelle l’économiste Etienne Wassmer dans un point de vue équilibré (les Echos, 9 avril), ne doivent pas faire preuve de bienveillance et d’ouverture d’esprit à l’égard des chercheurs qui prennent des risques. Mais, in fine, ajoute-t-il, il faudra bien « soumettre au lampadaire de la preuve absolue la solution que personne n’aurait imaginé avant eux ».

La question éthique

Un second front de la Tribune de Didier Raoult concerne les questions éthiques. Il faut citer intégralement le passage en question : « Jamais personne n’a comparé dans un essai l’efficacité du parachute. Un collègue anglais avait proposé, pour obéir à la dictature de la méthode, de faire sauter, au hasard, 100 personnes portant un sac avec ou sans parachute pour répondre aux normes actuelles de validation d’un essai thérapeutique. Le problème était de trouver des volontaires… ». Ce qui est en cause ici c’est évidemment la question éthique que soulève l’utilisation du placebo. Cette utilisation prive-t-elle des malades de traitements qui pourraient se révéler efficaces ? Cette question éthique se pose effectivement parce que, comme le reconnaissent honnêtement les chercheurs, le bénéfice des essais cliniques est d’abord collectif pour une meilleure prise en charge de futurs patients (voir à ce sujet l’interview intéressante de Anne-Laure Martin).

Mais Didier Raoult peut-il ignorer que ces débats éthiques sont au cœur de la démarche expérimentale en médecine et qu’en aucun cas il ne serait possible qu’on fasse sauter quelqu’un sans parachute, pour reprendre sa métaphore ?

En effet, l’Assemblée médicale mondiale, à la suite de la déclaration d’Helsinki de 1964, a publié de très nombreux avis sur ces questions éthiques en matière de recherche médicale impliquant des êtres humains. Il s’en dégage plusieurs principes. D’une part, les essais sont très strictement encadrés, les patients sont précisément informés (par écrit et oralement) pour obtenir leur consentement, et ils disposent d’un délai de réflexion. Ensuite, les risques encourus ne doivent jamais être supérieurs à ceux d’un traitement standard, ce que vérifie pour chaque essai l’Agence nationale de sécurité des médicaments et des produits de santé. Comme l’édicte l’article 5 de la déclaration d’Helsinki « dans la recherche médicale sur les sujets humains, les intérêts de la science et de la société ne doivent jamais prévaloir sur le bien-être du sujet ».

C’est ainsi que concernant l’utilisation de placebo, plusieurs principes se dégagent. Tout d’abord lorsqu’on doit évaluer l’efficacité d’un traitement alors qu’il n’existe pas de traitement actif connu (comme dans le cas actuel du covid-19), le recours au placebo ne pose pas de problème éthique. Le problème se pose lorsqu’il existe un traitement validé et que l’on veut expérimenter un autre traitement supposé plus efficace. Dans ce cas, donner un simple placebo aux patients du groupe témoin les priverait du bénéfice possible du traitement validé, ce qui est éthiquement contestable. Une solution peut consister à administrer au groupe témoin le traitement validé plus le placebo et au groupe expérimental le traitement validé plus le nouveau médicament. Tout ceci montre que les chercheurs sont depuis longtemps extrêmement sensibilisés aux questions éthiques que posent les essais cliniques et qu’aucun d’entre eux n’entreprendraient de tels essais au risque de mettre en jeu la santé des patients dont ils ont la charge.

Ajoutons que l’essai Discovery en cours pour évaluer des traitements expérimentaux contre le Covid-19 est dit « ouvert » (patients et médecins savent quel traitement est utilisé) et « adaptatif », c’est-à-dire que les traitements expérimentaux qui se révéleraient inefficaces en cours d’essai pourront être abandonnés et remplacés par d’autres qui émergeraient de la recherche. Il n’est en rien assimilable à la métaphore du parachute.

Une communication imprudente

Didier Raoult se prévaut du serment d’Hippocrate qui lui commande « d’obéir à son devoir de médecin » pour administrer ce qu’il considère être « le seul traitement qui ait jusqu’ici fait ses preuves ». Le problème, on le sait, est que cette preuve est très fragile, puisque Didier Raoult refuse de recourir à des groupes de contrôle. Mais surtout, sa communication débridée pose elle-même un problème éthique et paraît contraire à la déontologie médicale qui recommande « de faire preuve de prudence et d’avoir le souci des répercussions de ses propos auprès du public » (article 13 du code déontologie médicale).

Les dégâts de cette communication sans garde-fous se font déjà sentir. Damien Barraud, médecin réanimateur en première ligne contre l’épidémie au CHR Metz-Thionville en témoigne dans le Nouvel Obs du 26 mars 2020. Il se dit « monstrueusement en colère contre D Raoult » et s’insurge contre cette communication qui a fait perdre du temps, désorganisé ses services et introduit de la dissension, des tensions et une fatigue psychologique inutile. En outre, elle porte atteinte à l’essai clinique en cours, de nombreux malades refusant de participer à l’essai si on ne leur administre pas exclusivement de la chloroquine comme le dit, dans le magazine Science, le docteur Jean-François Bergmann, infectiologue à l’hôpital Saint-Louis. Il conclut « that France is witnessing a form of ‘medical populism’ that is slowing the emergence of truth”.

C’est bien en effet d’une forme de populisme sanitaire dont témoigne le phénomène Raoult. Tous les ingrédients sont là : la trahison des élites (ici les élites médicales) au profit d’intérêts (ceux de l’industrie pharmaceutiques) contraires aux intérêts du peuple, la figure charismatique d’un leader qui se dresse contre l’oligarchie médicale, les attaques contre les fausses évidences de la science et de ses représentants.

Il n’est donc pas très étonnant que, comme le note un article du Monde du 28 mars, « le professeur Didier Raoult soit devenu une figure centrale des théories complotistes ». Il n’est pas étonnant non plus qu’il soit soutenu à la fois par Jean-Luc Mélenchon qui prend sa défense « contre les belles personnes », et par l’extrême-droite pour laquelle il incarne l’opposition aux intérêts du gouvernement et du lobby pharmaceutique (le JDD, 29 mars, p. 10). L’opinion est d’ailleurs aujourd’hui majoritairement convaincue du bien-fondé des allégations du professeur Raoult. 59% croient à l’efficacité de la chloroquine contre le virus (sondage IFOP du 6 avril). Mais tout ceci ne fait-il pas du mal à la science et, à terme, aux intérêts des futurs patients ?

 

[1] J.P. Demarez et P. Jaillon « Ethique, réglementation et placebo », La Lettre du pharmacologue, vol 23, n° 1, janvier-février 2009 ; cet article offre une très bonne synthèse des problèmes éthiques que pose l’utilisation  d’études avec placebo.