La prévention, entre investissement social et contrôle social edit

10 mars 2023

Aucune conversation actuelle sur la protection sociale, qu’il s’agisse de débats sur l’assurance maladie ou de discussions plus larges sur les différents risques sociaux, n’échappe à la remarque aisée sur les insuffisances de la prévention et sur les nécessités du virage vers davantage de prévention.

Aujourd’hui portée aux nues et vue comme parent pauvre de la protection sociale à la française, la notion ne bénéficie ni d’une définition précise ni d’un périmètre stable. Elle peut, par ailleurs, toujours être critiquée comme contribuant, sous des habits antiques ou nouveaux, au marquage et à la manipulation des populations.

Mieux vaut prévenir que guérir?

Mieux vaut prévenir que guérir, dit-on. La chose est rabâchée mais elle n’est pas forcément si évidente. De quoi parle-t-on ? La prévention est historiquement d’abord une idée préconçue, un préjugé, ou encore l’état d’un individu en instance d’être jugé. Le mot vient du latin praevenire : devancer. La notule du dictionnaire classique du vocabulaire juridique consacrée au terme indique que la prévention correspond maintenant à l’ensemble des mesures et institutions « destinées à empêcher – ou au moins à limiter – la réalisation d’un risque, la production d’un dommage, l’accomplissement d’actes nuisibles, en s’efforçant d’en supprimer les causes et moyens ». Elle donne des exemples : « précautions contre les accidents du travail et les maladies professionnelles dans la législation sociale ». Bien évidemment la prévention ne saurait se limiter aux seuls AT-MP.

Poursuivons donc la recherche dans le fond juridique, en comptant les occurrences du terme « prévention » dans les codes. Il apparaît cinq fois dans le Code civil, mais il est présent dans 2% des pages du Code de la mutualité, 3% de celle du Code assurance (au titre principalement de la prévention et de la gestion des crises). On le recense sur 5% des pages du Code de l’action sociale et des familles (CASF), où il va concerner des actions, des domaines, des structures, des métiers, des missions. Le Code de la sécurité sociale (CSS) ne contient pas de définition de la prévention, mais celle-ci se retrouve dans 6% de ses pages. Prédomine, dans ce code, des occurrences évoquant les actes de prévention. Du côté du Code de la sécurité intérieure, 12% des pages évoquent le sujet, principalement à l’aune de la prévention de la délinquance et des risques naturels. Bref, la protection sociale n’a pas le monopole d’une prévention qui échappe à la caractérisation simple et univoque.

Mais qu’est-ce que, concrètement, prévenir ? Nombre de théories et de typologies classifient différentes dimensions ou différents niveaux de prévention. On trouve un premier niveau, celui des modes de vie d’une population, un deuxième niveau, correspondant à l’environnement et au milieu naturel, un troisième niveau, celui de l’individu lui-même. Bien entendu ces différents niveaux s’entremêlent. Avec cet entrelacs de niveaux, les experts distinguent la prévention universelle (visant tout le monde), la prévention spécifique (ciblée sur un groupe), la prévention indiquée (personnalisée pour un individu).

Dans le domaine de la santé, les experts s’échinent à séparer, sur le plan statistique, ce qui est prévention, ce qui est réparation. L’exercice s’avère périlleux. Il est souvent rétorqué qu’il est difficile de distinguer, sur le temps d’une visite médicale, les moments affectés à du curatif de ceux affectés à du préventif. Cette précaution (prévention ?) à l’esprit, on peut rappeler que selon la Cour des Comptes, entre autres, une estimation minimale de ce que représente la prévention tourne autour de 2% des dépenses de santé. Circonscrite aux programmes spécifiques de prévention, ainsi labélisés, elle ne saurait rendre compte de tout ce qui est prévention. La taxonomie de la prévention est compliquée, avec des approches minimalistes et maximalistes. Tout soin ne serait-il pas, dans une certaine mesure, préventif ?

Des nomenclatures existent. Si elles sont discutables, elles sont d’abord utilisables. Ce qui est vrai aussi c’est que la préférence sociale va certainement plus aux soins et à la réparation qu’à la prévention. Car les victimes d’un défaut ou d’une insuffisance de la prévention sont des « victimes statistiques ». Elles s’identifient abstraitement dans des statistiques. A l’inverse, des erreurs ou des limites dans les soins amènent des « victimes indentifiables », avec des critiques aisément justifiables.

En un mot, la prévention sanitaire a bonne presse dans le domaine des idées, mais pâtira certainement toujours d’une orientation nécessairement calée sur d’autres priorités. Mieux vaut prévenir que guérir, certes. Mais il faut d’abord agir pour guérir.

La prévention, sur le registre de la protection sociale, ne se limite pas au sanitaire. On la retrouve ailleurs. Des institutions et des professions l’incarnent explicitement. C’est le cas, par exemple, de la « prévention spécialisée », née de l’ordonnance du 2 février 1945 relative à l’enfance délinquante. La prévention se retrouve aussi dans les fondements et dans les actualités de nombre de prestations sociales. Les allocations familiales préviennent les risques de difficultés financières de parents avec leurs enfants. Les allocations logement préviennent les locataires de charges trop importantes pour habiter convenablement. Les allocations chômage préviennent de la survenance de la pauvreté. Allons-y plus largement, toute la protection sociale se déploie pour prévenir la misère et la précarité.

Mais une protection sociale préventive ne serait-elle pas trop intrusive ? Ne reviendrait-elle pas à chercher à orienter les comportements et à contrôler les populations ? Qu’il s’agisse des équipes de travailleurs sociaux ou encore de tout l’édifice des prestations supposément préventives, les critiques peuvent fuser.

Surveiller et punir?

La prévention, aujourd’hui parée de bien des vertus, a fait l’objet, sous d’autres dénominations, d’appréciations très négatives, voire de condamnations. Les sciences humaines, au cours des années 1960 et 1970, ont vu naître une ère du soupçon. Emmenés par Michel Foucault, philosophie et sociologie (du moins une partie d’entre elles), mais aussi psychiatrie et travail social, ont critiqué, et continuent à critiquer, l’emprise des institutions sur les gens. Concrètement, ce que l’on baptise aujourd’hui prévention serait d’abord manipulation, assignation et, pour prendre le mot à la mode, stigmatisation.

La prévention et toutes les mesures visant l’éducation ou l’incitation aux comportements vus comme vertueux reposeraient sur la volonté de disposer d’une population plus docile, correspondant à des canons hygiénistes et moraux. Qu’il s’agisse d’arrêter de boire de l’alcool ou de fumer, de consommer des fruits et légumes ou de faire du sport, les objectifs se comprennent. Ils pèsent cependant disproportionnellement sur des catégories particulières de la population, comptant parmi les plus défavorisées économiquement et les moins dotées culturellement. Dit dans le vocabulaire militant des sciences sociales, la prévention serait, en quelque sorte, une ruse des dominants pour dompter, en tout ou partie, les dominés.

Du côté socialiste, la prévention se critique comme une dérive vers la police et le paternalisme. Du côté libéral, la prévention se critique comme une dérive bureaucratique.

Cependant une dimension essentielle de la valorisation de la prévention prend de plus en plus d’importance : l’économie, ou plutôt les économies.

Mieux vaut prévenir que guérir, car ceci coûte, à terme, moins cher. L’idée est aujourd’hui au cœur des raisonnements en termes d’investissement social. Prévenir maintenant c’est moins avoir à guérir demain. L’idée, pour être forte, n’est pas si neuve. On la trouve, déjà en force, dans les années 1970 en France, et dans les années 1960 aux États-Unis. Les études de rationalisation des choix budgétaires (RCB) sont alors en vogue. On s’intéresse, par exemple, au vagabond « apte au reclassement ». Pour lui se légitime le financement de centres d’hébergement, qui coûteront moins cher que les passages répétés par les cases hôpital ou prison.

Depuis lors la prévention est célébrée, tout en demeurant tout de même, en sourdine, contestée. La prévention, dans cet ordre d’idée, s’ajuste au principe de responsabilisation. Ne pas fumer ou moins fumer, ne pas boire ou boire moins, ne pas skier ou skier avec un casque consistent en bons comportements, valables pour la santé des individus et pour la bonne santé des comptes sociaux. Des interrogations capitales sont tout de même soulevées. Un certain culte de la santé, encouragé par les experts, ne risque-t-il pas d’enserrer les personnes et les familles dans de nouveaux carcans moraux ?  Au risque de l’aseptisation de l’existence.

Dans les discussions ce sont néanmoins les aspects économiques qui dominent. Alors que comptablement la prévention est, comme un soin, un coût immédiat, la prévention est dans la logique d’investissement social une dépense qui rapporte. Alors que les effets du curatif se voient, en théorie, immédiatement ou rapidement, ceux de la prévention ne s’observent que sur un temps plus long, s’ils s’observent. Ce qui fonde l’idée d’investissement social et qui accompagne toute communication en ces termes, c’est qu’un euro dépensé aujourd’hui en rapporte plusieurs plus tard. Ses racines sont plus anciennes qu’on le pense. On la trouve exprimée explicitement par le président Johnson lorsqu’il lance, aux États-Unis, la guerre contre la pauvreté, lors de son discours sur l'état de l'Union du 8 janvier 1964. Lutter contre la pauvreté aujourd’hui c’est limiter les problèmes demain. Depuis l’affirmation selon laquelle un dollar investi dans la lutte contre la pauvreté peut en rapporter dix sur la décennie qui suit, les études se sont multipliées pour montrer qu’un dollar, ou un euro, investi dans tel ou tel programme social ou sanitaire permettait d’en économiser trois, cinq ou dix sur les années qui suivent. L’économétrie est devenue la science de la prévention, dans une quête à la fois de la démonstration scientifique de l’efficience de la dépense et de communication percutante.

Revient tout de même la question lancinante du contrôle social. Si je suis libre de fumer, de manger et de boire, pourquoi vouloir m’en dissuader ? Pourquoi vouloir m’en décourager par la peur avec des communications anti-tabac, anti-alcool et anti-obésité ? Plus essentiellement, si tel comportement se retrouve plutôt du côté de certaines populations, n’est-ce pas les montrer du doigt que de monter des actions préventives en direction de ces comportements ? Ces questions sont vieilles comme tous les débats sur le contrôle social. Elles trouvent une actualité certaine avec les nudges, ces incitations comportementales à des agissements positifs.

Ce recours à la manipulation douce (autre traduction des « nudges ») et au paternalisme bienveillant enchante les commentateurs et les experts des politiques publiques qui y voient une source de modernisations et d’économies.

Mais qui est le juge de la qualité de vie ? À vouloir gouverner, ne serait-ce que subrepticement, les conduites sanitaires, éducatives, financières, ne glisse-t-on pas vers la dictature douce ? Les réflexions et critiques autour du contrôle social et de la prévention se renouvellent donc avec les réserves, plus ou moins poussées, exprimées à l’encontre des nudges, des nudgelords (ces spécialistes du sujet, férus de neuroscience). Actualisant l’interrogation classique attribuée à Juvenal, « Quis custodiet ipsos custodes ? » (Qui me gardera de mes gardiens ?), les remontrances grandissantes à l’égard du nudge soulèvent une autre question intéressante : qui nudge les maîtres du nudge ?

Ces questions, qui ne sont pas uniquement des cogitations abstraites, appellent à de la vigilance, pas à de la remise en question. Le grand sujet concret reste celui de la dichotomie prévention/réparation, à relativiser.

Une orientation d’avenir réside peut-être dans l’idée, en expansion depuis le début du millénaire, de « One Health » (une seule santé). À la fois concept, objectif et stratégie, promue par les institutions internationales, l’idée insiste sur l’interconnexion de toutes les dimensions de la santé et, plus largement, de toutes les dimensions du vivant.

Raisonner et agir à partir de cette vision invite à relativiser la partition entre soin et prévention. Mais une telle vision invite aussi à sortir la santé de son approche uniquement médicale ! Elle plaide, en quelque sorte, pour un virage vers la prévention, dans un sens très élargi et non pas limité aux nudges et aux programmes spécifiques repérés dans les comptes de la santé.