Plaidoyer pour un projet fou: le service national universel edit

8 mars 2018

Les Français plébiscitent l’idée d’un service national obligatoire, l’une des mesures phares en faveur de la jeunesse[1] annoncées par Emmanuel Macron. Non qu’ils en attendent un retour au bon vieux service militaire d’antan, assorti d’un appel à l’ordre moral et à la discipline. Bien au contraire ils y projettent une formation à l’esprit civique, des cours de secourisme et l’apprentissage à la vie en communauté. Créer une expérience générationnelle universelle de ce type serait audacieux, même carrément insensé, mais serait une voie intéressante pour contrecarrer les excès de l’individualisme et un certain affaiblissement de l’idéal démocratique chez les jeunes.

Les limites de la société des individus

Nul ne niera le progrès que constituent l’avènement d’une société des individus et ses retombées éducatives. Être à l’écoute de l’enfant, l’inciter à s’inventer lui-même, à découvrir et à cultiver ses talents, chérir son particularisme : tous ces principes dessinent le modèle éducatif d’aujourd’hui et personne ne souhaite revenir en arrière. Cependant, au cours de ce processus, beaucoup de jeunes perdent de vue les éléments à l’œuvre dans cette construction de la singularité. « L’individu ne peut se dresser comme individu libre et autonome qu’au sommet d’un appareil social hyperstructuré dont il a – c’est tout le paradoxe – tendance à oublier l’existence » rappelle le psychologue Sébastien Dupont[2]. Grâce au développement de l’État protecteur, qui assure les conditions sociales et juridiques d’un renforcement de l’autonomie, l’individu est doté des outils pour encourager son particularisme. Dans ce même mouvement, il peut en effet se sentir libéré de ses attaches sociales, et « en droit d’ignorer son inscription collective, […] produit avancé de l’instance politique qui fait son travail pour lui », comme l’écrit Marcel Gauchet. Progressivement, le sens du devoir et l’« appropriation réfléchie du collectif[3] » s’éloignent de son horizon. Le service civique national pourrait donc être l’occasion de contrebalancer ce tropisme de la société des individus. Demander à des jeunes adultes de consacrer quelques mois de leur vie à des activités d’intérêt civique, social ou éducatif, et de s’imprégner de l’ethos qui leur est associé, n’a rien de choquant. 

Simultanément et tout aussi paradoxalement, beaucoup de jeunes ont soif d’engagement civique et cherchent à donner un sens à leur vie. Leur taux de participation au sein d’associations ou à des actions bénévoles est élevé et augmente d’années en années : 43% dans les associations et 25% dans le bénévolat[4]. D’ailleurs le service civique, instauré en 2010 et qui n’est pas obligatoire, rencontre un succès qui ne se dément pas. C’est le manque de structures d’accueil, plutôt que celui des candidatures, qui en freine le développement puisqu’il y a cinq fois plus de demandes que de places offertes. 136 000 jeunes ont effectué un service civique depuis son lancement, et le nombre de contrats signés va croissant (52 000 en 2016, 66 000 en 2017).

Second argument : donner de la visibilité et des chances d’insertion à une catégorie de jeunes qui échappent aux radars administratifs et qui, munis d’un bagage scolaire minimum, végètent chez leurs parents (ou parfois ailleurs) sans activité, professionnelle ou scolaire, en attendant des jours meilleurs. En sorte des oubliés de la République, qui n’osent se faire connaître. En 2015, 17% des Français de 15-29 ans étaient hors système scolaire, hors emploi ou stage[5] alors que la moyenne est de 14% dans l’OCDE. Toute personne ayant visité les missions locales du ministère du Travail a pu constater que certains jeunes de moins de 20 ans se sont déjà résignés à n’avoir que peu d’avenir professionnel, et n’attendent plus grand-chose de la société. Faire sortir de l’ombre cette fraction de la jeunesse pourrait être une vocation du service national universel. Celui-ci permettrait de réunir des connaissances sur cette population, de mieux cerner ses besoins, et de lui offrir des opportunités d’acquérir un métier.

Parier sur l’intelligence collective

Troisième argument : l’idée d’un brassage des identités culturelles et d’une mixité sociale, vertu d’un service national obligatoire, est-elle une utopie impossible à approcher ? Dans le monde contemporain, les jeunes sont conduits à connaître des situations de plus en plus ségrégées – par les établissements scolaires et les filières, par les inégalités d’accès à la culture, par les inégalités économiques, et enfin par leur lieu de résidence.

La jeunesse est enfermée dans des bulles sociales et culturelles, une réalité unanimement déplorée que conforte la communication en réseaux. La mixité permise par le service national opérerait dans une double direction : décloisonner le monde des élites et permettre à des jeunes, en galère ou en quête d’une place dans la société, de se confronter à des systèmes de valeurs différents et à des comportements plus ambitieux. Le service civique national pourrait ainsi constituer le creuset d’une expérience générationnelle dépassant les clivages sociaux et permettre de rapprocher l’ensemble des jeunes, par ailleurs unis par des marqueurs communs : la culture Facebook, l’obsession scolaire dans un pays où l’école secondaire trie et place les individus pour le reste de leur vie, et le climat de pessimisme social qui a prévalu durant les vingt dernières années dans l’espace public.

Cette ségrégation socio-spatiale se double d’une accentuation des polarités politiques, entre les préférences populistes des primo-votants en panne de travail ou de perspectives professionnelles, d’une part, et les options plus classique des jeunes diplômés, de l’autre. Toutefois, ces derniers, à leur tour, expriment une défiance nouvelle envers les institutions démocratiques nationales qui leur semblent de moins en moins constituer le niveau pertinent d’intervention pour régler les problèmes de l’époque tels que le changement climatique, les migrations, la régulation du commerce et de la finance. Les jeunes élites se montrent de plus en plus favorables à un gouvernement d’experts comme le constate le politologue américain Yascha Mounk dans The People vs Democracy[6]. Même si cette tendance à vouloir recourir à un gouvernement autoritaire ou technocratique est moins marquée en France qu’aux États-Unis ou en Italie, elle y est tout à fait décelable. Finalement, s’esquisse chez les jeunes, une relative perte de foi dans les cadres politiques qui se sont installés en Occident depuis deux siècles.

Favoriser l’appropriation réfléchie du collectif, donner de la visibilité « aux oubliés », créer de la mixité sociale et donc encourager un esprit de cohésion ; mais aussi poser des contre-feux aux tendances antidémocratiques qui se développent à bas-bruit parmi la jeunesse : pour toutes ces raisons, l’idée d’un service national universel a du sens.

Pourtant, reconnaissons qu’il s’agit d’un pari fou, fort coûteux[7], complexe à organiser et à encadrer et dont le contenu précis reste à définir. Quel récit, quelles actions concrètes pourront en effet mobiliser et remplacer le thème de la défense de la nation qui justifiait la conscription d’antan ? Car ce pari ne méritera d’être tenté qu’à condition que son caractère universel soit posé comme une exigence, et que personne ne puisse s’y soustraire. Si les dérogations venaient à se multiplier, comme on a pu l’observer pour feu le service militaire (et ce presque toujours en faveur des enfants de catégories privilégiées) cela ruinerait le projet et autant y renoncer immédiatement. 

Martin Hirsch, qui a porté le service civique à ses débuts, a déclaré que son succès tenait au fait qu’il est volontaire. Retournons l’argument : c’est sans doute par son caractère obligatoire qu’un service national pourrait enclencher des processus bénéfiques, tant la jeunesse est aujourd’hui éclatée et divisée. À ne s’intéresser qu’à la jeunesse déjà imprégnée des valeurs de civisme et déjà disposée à s’investir, on renforce le statu quo. Bien sûr, il faut encourager les stratégies individuelles pour dynamiser l’engagement, le bénévolat et la promotion des valeurs démocratiques. Mais il n’est pas interdit de donner sa chance à l’intelligence collective, née des échanges entre personnes issues de milieux différents qui ont peu de probabilité de se rencontrer dans le monde réel.

 

[1] Sondage Yougov de février 2018.

[2] Sébastien Dupont, « La solitude, condition de l’individu contemporain », Le Débat, 2013/2, n° 174.

[3] Marcel Gauchet, « Essai de psychologie contemporaine, un nouvel âge de la personnalité », Le Débat, 99, mars-avril 1998.

[4] Étude CRAJEP 2014

[5] Dénommés les NEET en anglais pour « Not in Education, Employment or Training ».

[6] Yasha Mounk, The People vs. Democracy: Why Our Freedom Is in Danger and How to Save It, Harvard University Press, 2018.

[7] Le budget de l’Agence du service civique était de 390 millions en 2017 (pour quelques dizaines de milliers de jeunes engagés) ; les participants sont rémunérés près de 600 euros par mois, pour l’essentiel à la charge de l’État. François Hollande entendait développer ce budget avec une montée en charge du nombre de participants lui permettant d’atteindre un milliard d’euros.