Les formes inattendues de la puissance européenne edit
Le 25 octobre dernier, le Wall Street Journal publiait un violent réquisitoire contre l'Europe intitulé « Regulatory Imperialism ». Ce qui était mis en avant dans ce texte, c'était la prétention de l'Europe à vouloir imposer ses normes au reste du monde en tirant avantage de la force de son marché intérieur à la fois riche, attractif, mais aussi fortement organisé. Sont alors évoqués l'Affaire Microsoft, l'interdiction des importations de poulets rincés à la chlorine, la législation Reach sur les produits chimiques ainsi que le projet de mettre à contribution les compagnies aériennes dans la lutte contre le changement climatique.
Quoi qu'outrancier, ce texte met en évidence trois faits importants : le premier est que l'Europe, que les Européens voient souvent comme un acteur faible et sans moyens, est en réalité perçue comme un acteur influent sur la scène mondiale moins à travers la force de ses armes que celle de ses normes. La seconde est que l'Europe, que l'on perçoit souvent en Europe comme un espace dérégulant toutes les activités pour faire triompher les forces du marché, est souvent vue dans le reste du monde comme un acteur hyper régulateur qui cherche au contraire a généraliser les normes. Enfin, cet article a pour mérite de souligner que lorsqu'on parle de l'influence politique de l'Europe, il ne faut pas seulement se référer à son impuissance militaire mais aux formes de son influence découlant de l'existence de son marché unique. Il faut donc changer de perspective en se demandant si l'Europe ne serait pas avant tout un Empire normatif. Un Empire car sa prétention à étendre certaines normes dépasse de plus en plus ses frontières alors que jusque-là la production normative de l'Union avait fondamentalement une influence endogène (Zielonka). Un Empire aussi parce que cette norme se répand souvent et de plus en plus sur la base d'un rapport de forces et non sur un consentement réellement mutuel, même si l'Europe s'emploie à éviter le piège historique auquel ont succombé bien des Empires : produire de la stabilité sans que celle-ci tourne à la domination sur le reste du monde (James). Un Empire normatif enfin car c'est au travers de règles stables et contraignantes dans un nombre croissant de domaines que l'Europe fait puissance à l'heure de la globalisation.
Pourquoi l'Europe privilégie-t-elle la norme comme modalité de son influence ? Pourquoi son influence normative se globalise-t-elle ? Quel est le périmètre normatif privilégié de l'Europe ? Voici les trois questions auxquelles ce texte va tenter de répondre.
Mais avant cela, clarifions brièvement l'idée de norme. Celle-ci renvoie à un processus consenti d'harmonisation des préférences d'acteurs en vue de la réalisation d'un intérêt conjoint au travers du respect contraignant d'un certain nombre de règles. Elle suppose en principe le consentement des acteurs, une certaine effectivité et une inscription dans la durée. Le Pacte de stabilité monétaire est un bon exemple de dispositif normatif au niveau européen. Au niveau mondial, le Protocole de Kyoto relève ainsi d'une démarche normative. En revanche, la thèse de la guerre préventive développée par l'administration Bush pour justifier la guerre en Irak ne peut pas être considérée comme une norme au sens où nous l'entendons car elle n'a pas été validée internationalement et ne semble pas de nature à devoir l'être.
Le champ normatif mondial est infini. Au niveau global on peut partir des quarante accords participant au socle de la gouvernance mondiale et qui vont des droits de l'Homme à l'environnement en passant par les normes du travail, la lutte contre la criminalité, le terrorisme ou le droit de la mer. Mais ces textes ne sont pas les seuls. Les normes comptables, les règles prudentielles observées par les banques ou les standards en matière de concurrence ont une importance considérable dans la régulation de la mondialisation. Il faudrait également distinguer les hard norms, qui donnent lieu à des textes contraignants sur le plan juridique, et les soft norms qui renvoient à des règles jurisprudentielles ou à des codes de conduite.
1. Pourquoi l'Europe exprime-t-elle une préférence forte pour la norme?
Cela tient fondamentalement à l'essence même du projet européen depuis 1957. L'Europe cherche à dépasser les traditionnels conflits entre États en recourant au principe de souveraineté partagée sans pour autant abolir la souveraineté de ces mêmes États. Dans ces conditions, le seul moyen de lier durablement le destin d'Etats qui entendent rester souverains tout en abdiquant une partie de leur souveraineté, c'est de les faire adhérer à une norme commune d'autant plus contraignante qu'elle aura été négociée.
Ce dispositif normatif s'applique en tout premier lieu au noyau dur de la construction européenne, c'est-à-dire aux domaines où la compétence de l'Union est exclusive : marché intérieur, commerce et politique monétaire. Mais il ne s'y limite pas, loin de là. Un domaine comme l'environnement, où les compétences sont partagées est un de ceux où l'activisme normatif de l'Union est le plus fort ou en tout cas le plus influent au plan mondial. Par ailleurs, c'est à travers la jurisprudence des Cours européennes que la norme se diffuse et structure l'espace européen comme en témoigne la décision du Tribunal de Première Instance des Communautés Européennes sur Microsoft.
Cette préférence pour la norme rencontre bien sûr de nombreuses difficultés à l'intérieur de l'Europe même, notamment en raison de l'hétérogénéité croissante des préférences nationales. Celle-ci tend à s'accroître dans certains domaines communautarisés comme la politique commerciale, comme en témoignent les attitudes différenciées des États membres face à la perspective de sanctions commerciales contre la Chine. Elle se heurte aussi au fait qu'une norme apparaîtrait toujours moins légitime qu'une décision politique nationale. La norme est toujours plus fragile que l'acte politique régalien.
Avec la fin de la guerre froide, l'Union européenne s'imagine qu'elle sera amenée à vivre dans un monde où les conflits classiques entre Etats diminueraient au profit d'une logique d'interdépendance appelant l'émergence d'une gouvernance par les normes (Laïdi and Lamy). A l'aune de son expérience, elle entrevoit un monde où un surcroît de règles créerait un surcroît de stabilité et où un surcroît d'interdépendance entraînerait une demande croissante de normes mondiales. D'où son adhésion à la rhétorique de « la gouvernance mondiale » qui n'annonce pas, comme on le croit, l'avènement d'un gouvernement mondial, mais d'une régulation organisée à plusieurs niveaux pour préserver les biens publics mondiaux (environnement, justice pénale, développement durable).
L'appel à la gouvernance par les normes sonne ainsi comme un appel à dépasser — comme au sein de l'Europe — la traditionnelle coopération entre États. La gouvernance mondiale vue d'Europe apparaît ainsi comme un mi-chemin fonctionnel entre l'intergouvernementalisme classique et un fédéralisme mondial. L'Europe, qui n'est pas un État, a un intérêt structurel à ce que la norme gouverne les relations internationales. La préférence pour la norme traduit une aversion pour la Realpolitik, même si de plus en plus, l'Europe essaie de combiner les deux pour promouvoir ses intérêts (Laïdi). Car elle sait que c'est seulement par la norme et non par la force qu'elle peut se faire entendre. Elle sait aussi que le fait de ne pas être un État constitue pour elle un handicap politique auprès notamment des autres grands pays pour qui la puissance passe in fine par les États. D'où sa tendance croissante à travers des partenariat stratégiques ou des accords bilatéraux à dire à ses partenaires :
« Prenez-nous au sérieux même si nous ne sommes pas un État ». Cette préférence pour la norme ne signifie pas qu'elle est le seul acteur à la défendre. Cela signifie plutôt qu'elle est l'acteur qui a le plus intérêt à la défendre, faute d'alternative. Ce n'est évidemment pas le cas des grands États traditionnels, qui privilégient la norme quand celle-ci les arrange ou quand ils en sont l'origine, mais qui s'en séparent quand elle contrevient à leurs intérêts. L'Europe n'a pas ce choix, sauf à laisser le champ libre à ses États membres. A cette aune, on comprendra fort bien l'intérêt que les Britanniques portent à l'idée d'une Europe qui, parce qu'elle ne sera pas un État, ne pourra faire puissance qu'en fixant des normes de référence pour le reste du monde, notamment à partir de son marché unique. C'est la thèse que défendait en novembre 2007 à Bruges le chef de la diplomatie britannique (Miliband). Pour lui, l'Europe doit être un modèle, non une super puissance. Cette conception offre l'avantage aux Britanniques de laisser intact le champ régalien traditionnel des États comme la diplomatie ou la défense. Néanmoins, il faut admettre que, faute de mieux, c'est aujourd'hui cette définition qui recueille l'assentiment du plus grand nombre d'États européens. Il y a également fort à parier que cette donnée sera structurante pour un nombre considérable d'années, voire de décennies, compte tenu de l'hostilité de l'immense majorité des États Européens à se doter d'un outil diplomatico-stratégique commun.
Cela étant, le sens et la portée de cette puissance normative ne doit pas être sous-estimé. Car même si, comme on le verra, beaucoup de ces normes européennes à prétention mondiale sont dérivées du marché unique, elles ne sauraient s'identifier à de simples normes de marché. Dans un monde où l'emprise du marché est considérable, les normes du marché affectent sensiblement la vie des citoyens européens. Les normes de protection de l'environnement ou du consommateur découlent de l'existence d'un marché. Il faudra donc peut-être sortir de cette dichotomie trop marquée entre « normes de marché » et « normes politiques » car l'interpénétration entre les deux est de plus en plus forte et c'est dans cet entre-deux qu'il faudra penser la puissance européenne au-delà de la sempiternelle distinction entre hard et soft power. La puissance normative de l'Europe découle largement de son pouvoir de marché, mais l'impact de celui-ci dépasse le simple cadre du marché.
2. Pourquoi la norme européenne affecte-t-elle désormais le reste du monde ?
Il y a à cela trois raisons.
a. Dans une économie mondiale de plus en plus ouverte, les préférences nationales ou régionales comme celle de l'Europe interagissent de plus en plus avec celles d'autres acteurs. Dès lors, chaque acteur se doit de justifier ses préférences afin qu'elles ne soient pas combattues par les autres. Pendant longtemps, le caractère protectionniste de la Politique Agricole Commune ne posait pas de problèmes. Mais à partir du moment où la libéralisation des échanges agricoles devait être à l'ordre du jour, elle se devait d'être compatible avec les décisions de l'OMC en la matière. Mais cet exemple n'est pas le seul. Toutes les politiques publiques européennes sont concernées par cette réalité. Dans un monde globalisé, chacun a intérêt à ce que les normes reconnues à l'échelle mondiale soient les plus proches de ses intérêts ou de sa vision puisqu'il devient difficile de se protéger par les moyens classiques. D'où l'importance décisive des normes dans la régulation des affaires du monde.
b. Dans un monde globalisé, les frontières entre le marché européen et le marché mondial deviennent nécessairement plus floues (European Commission, 2007) et cela pour différentes raisons. La première tient au fait que le marché européen étant à la fois unifié, large et attractif, il est forcément amené à fixer des règles pour ceux qui veulent y entrer.
L'autre facteur qui favorise l'externalisation des règles du marché européen, c'est le relèvement considérable des standards européens en matière d'environnement et de protection des consommateurs. Or, dès lors que les normes européennes se révèlent être par la force des choses les plus élevées du monde — comme en témoigne la législation Reach sur les produits chimiques — tous les agents économiques sont tenus de relever les standards, de se mettre aux standards européens pour avoir une chance d'y pénétrer. Ce fait est relativement nouveau. En matière d'environnement et de sécurité alimentaire et sanitaire, il remonte à la fin des années 1980. Jusque-là, c'étaient les États-Unis qui fixaient la norme car c'étaient leurs normes qui étaient les plus élevées. Depuis, la situation s'est inversée.
c. La puissance du marché européen et le relèvement considérable de ses normes constituent en réalité la première source de puissance normative de l'Europe. Et le fait est que celle-ci semble désormais assumer cette ambition politique. Ces normes élevées expriment une aversion au risque forte chez les Européens tant en matière d'environnement que de sécurité alimentaire. Les Eurobaromètres indiquent que dans l'échelle des risques, ceux-ci arrivent bien avant la criminalité ou le terrorisme. On sent bien d'ailleurs que la légitimité du marché unique repose de plus en plus sur ces dimensions non marchandes du marché. Et qu'il ne fait aucun doute que la Commission pousse beaucoup dans cette direction pour acquérir une légitimité propre et un pouvoir sur les États membres.
Cette porosité croissante entre le marché intérieur et le marché mondial ne saurait toutefois nous faire croire que nous vivrions une situation figée où les non Européens s'aligneraient sur des normes européennes jugées les plus hautes. Le fait d'être doté de normes hautes crée des inconvénients pour ceux qui veulent pénétrer le marché européen, mais aussi des désavantages pour les Européens sur les marchés tiers. En effet, si nous vendons à la Chine des produits chers intégrant des exigences environnementales élevées et que nos concurrents, Brésiliens par exemple, ne sont pas tenus à de telles exigences, nous nous trouvons en position de désavantage comparatif. D'où la nécessité d'influencer et les Chinois et les Brésiliens pour qu'eux aussi relèvent leurs normes et contribuent à la création d'un espace compétitif non pénalisant pour les pays à normes hautes. Mais au sein même de l'Europe, ce débat n'est pas tranché. La crainte d'exporter la pollution pour importer du chômage incite certains à dispenser certaines industries d'une participation coûteuse au prochain European Trading System (Financial Times, 28 novembre 2007).
On assiste désormais à la démultiplication des espaces intermédiaires entre le marché intérieur et le marché mondial. Jusqu'à présent, il y avait d'un côté le marché intérieur européen et, de l'autre, le marché mondial. Tout au plus y avait-il entre ces deux mondes, le sas constitué par les pays candidats à l'adhésion. Aujourd'hui, le paysage est beaucoup plus complexe. L'Europe a à ses portes une périphérie large, difficile et instable. En attendant de choisir ceux qui en son sein la rejoindront, il lui faut les stabiliser sans les intégrer. C'est tout le sens de la politique européenne de voisinage et du message ambigu qui la sous-tend, « tout sauf les institutions ». En contrepartie d'un accès facilité au marché européen, il est dans les faits demandé à toute cette périphérie d'assimiler l'acquis communautaire ce qui est censé leur profiter mais aussi profiter aux agents économiques européens qui s'y trouveraient moins dépaysés (Gstohl).
On touche alors là aux limites d'une politique fondée sur des normes acceptées car négociées.
D'une part parce que contrairement à ce que l'on pourrait croire, l'Europe négocie rarement avec ses partenaires le contenu de ses normes. Elles sont fondamentalement à prendre ou à laisser. D'autre part, parce que l'on voit bien que le degré d'acceptation des normes européennes dépend plus d'un rapport de forces que d'un choix librement consenti. Il n'est d'ailleurs pas sûr que les partenaires de l'Europe trouvent avantage à une politique en apparence généreuse (« tout sauf les institutions ») mais qui, dans les faits, conduit à accepter les normes européennes sans participer à leur mise en œuvre.
Cette articulation entre normes et rapports de forces politiques doit nous éloigner d'une vision éthérée où puissance normative équivaudrait à « puissance idéaliste », douce, pacifique, tranquille. Mais elle doit également nous conduire à prendre la norme au sérieux pour ne pas la réduire à un jeu de règles sans conséquences, voire sans importance dès lors qu'elles ne toucheraient qu'aux règles du marché.
3. Quel est le périmètre normatif de l'Europe ?
Il existe aujourd'hui trois domaines où l'influence normative de l'Europe cherche à s'exercer durablement pour répondre à la fois aux exigences de ses citoyens, aux intérêts de ses acteurs économiques et de ses États membres.
Environnement
C'est dans ce domaine que l'influence politique de l'Europe est de très loin la plus forte et la plus structurante sur l'organisation des relations internationales. Cette influence s'explique tout d'abord par une préférence forte pour l'environnement qui découle de la densité de la population européenne, des externalités environnementales fortes qui existent toujours sur un espace exigu et très fortement industrialisé et donc pollué (Les émissions européennes de GES représentent 15% des émissions mondiales alors que la population européenne ne dépasse pas les 8% de la population mondiale) et des crises alimentaires et sanitaires que l'Europe a connues à la fin des années 80. Ce positionnement a été facilité par le caractère mutualisable de ce bien public mondial qu'est l'environnement, la compatibilité entre les intérêts des États membres et de la Commission sans parler, bien entendu, de l'intérêt des grands États à porter cette exigence qui, pour différentes raisons, n'étaient pas coûteuses pour eux.
Le Protocole de Kyoto est de ce point de vue un vecteur idéal d'influence normative, précisément parce qu'il fait du respect de la norme chiffrée sur une base communautaire la base des engagements européens. Au départ, l'usage politique de Kyoto par l'Europe n'était pas programmé. D'une part parce que le sujet du changement climatique n'était pas encore popularisé. D'autre part, parce que les Européens n'étaient qu'un acteur parmi d'autres. Les Etats-Unis étaient pleinement engagés dans le processus et l'on peut même dire que le Protocole de Kyoto s'appuie beaucoup sur les Etats-Unis, surtout pour ce qui touche au marché des permis d'émissions. Mais à partir du moment où les Américains ont commencé à se désengager, puis à combattre politiquement le Protocole pour éviter son entrée en vigueur, l'identification des Européens au Protocole est allée croissante, apparaissant ainsi comme un symbole d'une identité politique européenne distincte et fortement soutenue par l'opinion européenne. C'est l'Europe qui est parvenue à convaincre la Russie de ratifier le Protocole de Kyoto, permettant ainsi son entrée en vigueur officielle en 2005. Elle l'a fait en échange de son soutien à l'entrée de la Russie dans l'OMC.
Depuis, l'Europe a pour ainsi dire cherché à pousser son avantage en faisant des propositions pour l'Après Kyoto où il faudra à la fois intensifier la réduction des émissions de GES et convaincre les pays émergents de rentrer dans un dispositif dont ils étaient dispensés jusque-là au nom du principe de traitement différencié auquel les Européens sont attachés, ne serait-ce que pour rendre crédibles leurs propres engagements.
Dans cette perspective, l'Europe a pris, en avril 2007, des engagements destinés à réduire de 20% les émissions de gaz à effet de serre d'ici 2020, voire de 30% si un engagement de cet ordre est accepté par les autres États, puis de 50% à échéance 2050, avec toujours comme année de référence l'année 1990. Rappelons que dans le cadre de Kyoto, la réduction des GES est fixée pour l'Europe à 8% entre 2008-2012. En étant le premier ensemble géopolitique à prendre des engagements pour l'Après Kyoto, l'Union européenne fixe indéniablement la norme autour de laquelle la négociation internationale qui s'ouvre à Bali en décembre 2007 va devoir s'organiser. Mais cette ambition européenne devra se confronter à deux défis. Le premier sera tout d'abord de faire preuve d'une exemplarité environnementale effective et non pas seulement proclamée. Or, sur ce point, rien n'est encore joué.
En 2010, et selon les propres évaluations de la Commission, les émissions de GES de l'Europe des 15 ne se situeront qu'à 0,6% en dessous du niveau de 1990, alors que Kyoto impose une réduction de 8% d'ici 2012 (European Commission, 2006b).
Pour l'Europe des 25, les perspectives sont plus encourageantes, mais pas forcément significatives. Les anciens pays de l'Est ferment massivement les usines polluantes héritées de la période soviétique. En 2004, les émissions de GES pour l'Europe des 25 étaient à leur plus haut niveau depuis 1997, date d'adoption du Protocole de Kyoto. Le point noir reste en Europe celui des transports routiers et du transport aérien.
S'ajoute à cela le fait que la proportion des exportations européennes à forte intensité en carbone est supérieure à celle des Etats-Unis ou de la Chine, rendant ainsi peu crédibles les tentatives à vouloir taxer les importations de pays réputés pollueurs (Delgado)
L'exemplarité européenne constitue un enjeu décisif et elle n'est pas forcément acquise. Mais il faudra y ajouter une capacité politique à faire entrer les pays émergents dans cette démarche, sans parler, naturellement des Etats-Unis qui pourraient s'inquiéter de voir ces mêmes pays émergents se dispenser d'efforts décisifs avant 2020, comme le propose le dernier rapport des Nations Unies sur le développement. Ce sera très difficile. En tout cas ce n'est qu'à cette aune que la puissance européenne pourra se targuer d'être durablement une « puissance verte ». L'autre volet environnemental significatif sur lequel l'Europe a une influence considérable sur le plan mondial concerne trois sujets d'apparence technique comme les directives Reach (Regulation, Evaluation and Authorization of Chemicals), WEEE (Waste Electric and Electronic Equipment) et ROHS (Restrictions of Hazardous Substances).
De ces trois dispositifs, le dispositif Reach est le plus important car il soumet à une procédure d'enregistrement 30 000 substances chimiques qui contraignent les industriels à apporter la charge de la preuve que ces produits ne présentent pas de risques pour la santé ou l'environnement. Or toutes ces dispositions ont un coût considérable qui contraint non seulement les entreprises européennes mais toutes celles qui voudraient pénétrer le marché européen (Selm and van de Veer). D'où la très forte opposition américaine à cette directive (Ackerman, Stanton, Massey).Il est par ailleurs intéressant de constater que même dans le domaine des OGM où l'Europe a partiellement perdu la partie face aux Etats-Unis à l'OMC, les agriculteurs américains hésitent très fortement à cultiver de nouvelles variétés d'OGM tant qu'ils n'auront pas eu l'assurance que le marché européen ne leur sera pas fermé.
La régulation de la concurrence mondiale
Au sens strict, la politique de concurrence renvoie au respect des règles censées prévenir la cartellisation des acteurs de marché. Au sens plus large, elle recoupe en fait toutes les pratiques destinées à discriminer des agents économiques sur un marché par le biais d'innombrables barrières réglementaires. Le respect des règles concurrentielles relève donc pour l'Europe aussi bien du marché intérieur que de sa politique commerciale.
Cet enjeu est considérable pour l'Europe car elle est à la fois le plus grand marché solvable au monde, la première puissance commerciale et le premier investisseur mondial.
Par rapport au risque de cartellisation, l'enjeu est réel car, pour l'essentiel, l'investissement mondial se fait par le biais de fusions et d'acquisitions, accroissant mécaniquement les risques de concentration. Face à ce risque, l'Europe dispose d'importants moyens d'action dont on a pu mesurer l'importance et sous deux formes à deux occasions. En 2001 quand, sur la base d'un pouvoir d'extraterritorialité, la justice européenne a interdit de fait la fusion de deux firmes américaines (General Electric/Honeywell Bull). En 2007, quand cette même justice européenne a condamné Microsoft pour avoir éliminé toute concurrence sur le marché des systèmes d'exploitation, en refusant à ses concurrents l'accès à un certain nombre d'informations techniques relatives au système Windows. Ce qui est notable dans cette affaire, c'est à la fois le fait que Microsoft ait été condamné en Europe, alors qu'il ne l'est pas aux Etats-Unis. C'est aussi le fait que c'est une entreprise américaine qui a porté plainte contre Microsoft en Europe, comme si elle avait considéré qu'il serait plus facile de le faire en Europe qu'aux États-Unis (Vannini).
Derrière cette condamnation de Microsoft se dégage une philosophie européenne de la concurrence qui est aujourd'hui différente de celle des États-Unis. Vue d'Europe, la concurrence ne doit pas seulement chercher à profiter au consommateur mais garantir aussi le maintien des concurrents sur le marché. Autrement dit, il ne peut y avoir de véritable concurrence sans de véritables concurrents, alors que la vision américaine estime que la structure concurrentielle du marché est peut-être moins importante que le bénéfice du consommateur (Bertrand and Ivaldi). En d'autres termes, le quasi monopole de Microsoft serait acceptable dès lors qu'il profiterait au consommateur à travers une baisse constante des prix.
L'autre aspect de la concurrence touche aux règles permettant une compétition équitable entre les agents économiques. Pour l'Europe, cet aspect devient de plus en plus important à mesure que la structure de ses échanges se modifie en profondeur et de manière très rapide. En effet, tant que l'Europe constituait un espace économique intraverti, le respect des règles concurrentielles concernait des pays à normes hautes. Le respect des règles de la propriété intellectuelle par exemple, n'a jamais été un enjeu majeur pour l'Europe tant qu'elle commerçait entre elle ou avec les Etats-Unis et le Japon. Aujourd'hui, la donne a profondément changé car la dynamique de l'échange se développe vers les émergents qui sont des pays à normes plus faibles.
L'Europe a de ce fait un agenda normatif de plus en plus important, étroitement imbriqué à sa politique commerciale (Maur).
En effet, jusqu'au milieu des années 2000, l'Europe a tenté de faire passer cet agenda normatif par le biais de ce que l'on appelé les « Singapore issues » (compétition, transparence, facilitation des échanges), et au travers du canal multilatéral. Mais depuis l'échec de Cancun en 2004 et avec l'impasse dans laquelle se trouvent les négociations multilatérales de l'OMC, l'Europe, sans le dire, a décidé d'explorer plus sérieusement les voies du bilatéralisme pour faire avancer cet agenda normatif (Woolcock). Et cela se comprend. Quand 80% des contrefaçons interceptées en Europe sont d'origine chinoise, il paraît légitime que l'Europe pose directement le problème à la Chine, plutôt que d'attendre une solution du côté multilatéral. D'autant qu'en la matière, l'enjeu est moins la définition de nouvelles règles, que leur mise en œuvre effective. L'Europe admet bien volontiers qu'elle obtient plus sur le plan bilatéral que sur le plan multilatéral pour tout ce qui concerne les aspects non tarifaires des échanges. L'Europe est d'ailleurs en train de durcir les dispositions relatives à la propriété intellectuelle dans ses accords bilatéraux, se rapprochant ainsi des Etats-Unis qui ont toujours pensé qu'en la matière, le bilatéralisme était plus efficace que le multilatéralisme (Pugatch).
Depuis 2006, sa politique commerciale s'est d'ailleurs infléchie dans un sens plus bilatéral afin de prendre pied dans les pays émergents, et notamment en Chine, dont elle est le premier partenaire commercial.
Face aux interrogations des opinions publiques sur les bienfaits de la globalisation, l'Europe sait qu'elle ne peut faire la preuve de son efficacité et de sa légitimité qu'en fournissant la preuve que l'ouverture des marchés doit permettre de créer des emplois et pas seulement d'en perdre (European Commission, 2006a).
Ce sont donc désormais les pays à fort potentiel économique qui intéressent prioritairement l'Europe. Et c'est au service de cet objectif qu'elle veut déployer son arsenal normatif dans les domaines clés du respect de la propriété intellectuelle, de l'accès aux marchés publics, de la discrimination contre les investisseurs étrangers, sans parler du respect des normes sociales fondamentales, du respect de l'environnement, de l'efficacité énergétique ou des droits de l'Homme. Le risque étant, bien sûr, de voir la politique commerciale surchargée de conditionnalités dont le poids serait d'autant plus fort que le rapport de force serait favorable à l'Europe (Fantini and Modini). La question mérite d'être clairement posée quand on sait que l'Europe n'est pas disposée à travers ces accords, à baisser sa garde sur les produits agricoles sensibles et encore moins sur la mobilité des personnes.
Une gouvernance mondiale
Nous expliquions au début de ce texte que la préférence pour la gouvernance mondiale était au cœur de l'idéologie politique européenne. Et que cette idéologie s'est affirmée ces dernières années à mesure que l'unilatéralisme américain se renforçait.
Cette demande de gouvernance mondiale s'est exprimée du côté européen de plusieurs façons.
À l'OMC, l'Europe a milité pour un « agenda large » qui visait à faire progresser d'un même pas ouverture des marchés et régulation de ces mêmes marchés en intégrant comme on l'a vu normes environnementales, normes sociales et sécurité alimentaire. A l'ONU, elle est la seule à plaider pour la création d'une Agence Mondiale de l'Environnement.
Même dans la régulation privée, l'influence européenne n'est plus négligeable. Si l'on prend les normes comptables par exemple, on voit bien que les nouvelles normes entrées en vigueur en Europe depuis 2005 étaient au départ plus proches des normes américaines que des anciennes normes européennes. Mais par la force des choses, les normes IFRS sont devenues un standard comptable mondial « européen » qui se trouve en compétition auprès des tiers avec les normes comptables américaines (US-GAAP). Là où il n'y avait de facto qu'un standard mondial (les normes américaines) à côté d'une myriade de standards locaux, il y en a désormais deux dominants, même si les convergences sont multiples.
Pourtant, malgré cela, la gouvernance mondiale est loin d'avoir tenu ses promesses et l'Europe est loin d'accorder ses principes avec ses actes.
Comme on l'a vu, l'OMC ne parvient pas réellement à promouvoir un « agenda commercial large » conforme à ce qu'en attendait l'Europe. Depuis la conférence de Doha, l'Europe a échoué dans sa tentative de lier le commerce au respect des règles environnementales, dans celle de lier les accords commerciaux au respect des normes sociales fondamentales et dans celle, enfin, de faire accepter par ses partenaires les fameuses « Singapore issues ». De fait, l'Europe parle moins de gouvernance mondiale qu'auparavant. La Commission Barroso cherche à avant tout à montrer que la mondialisation doit profiter à l'Europe.
De surcroît, l'intérêt des non Européens pour plus de gouvernance mondiale est désormais très faible, surtout lorsqu'il s'agit de mettre en place des institutions nouvelles. Mais il y a plus grave : l'Europe qui parle d'un monde plus ouvert fait, par ses divisions nationales, obstacle à une meilleure représentation des émergents tant au Conseil de Sécurité qu'au G-7 ou au FMI. Dans cette dernière instance, les droits de vote de la Chine, de l'Inde et du Brésil réunis sont de 20% inférieurs à ceux de l'Italie, de la Belgique et des Pays-Bas. Comment prétendre défendre une vision pluraliste du monde et exiger des émergents qu'ils prennent leurs responsabilités dans la gouvernance économique mondiale quand on leur dénie une place proportionnelle à leur puissance ? Enfin, sur un enjeu comme l'énergie, qui présente un intérêt capital pour elle, l'Europe est à la croisée des chemins. En cherchant à promouvoir auprès des Russes l'idée d'une Charte de l'énergie, elle s'efforce de défendre l'idée que les institutions de marché garanties par les normes sont préférables aux arrangements géopolitiques bilatéraux (Helm). Mais elle se heurte ici aussi bien aux réticences russes qu'à celles de la plupart des États membres pour qui l'énergie reste une prérogative régalienne (Finon et Locatelli)
Il n'y a pas de norme possible sans équité, sauf à croire que la norme n'est, en définitive, qu'un instrument de puissance entre les mains de ceux qui n'ont pas la force pour l'exercer.
Conclusion
Tant que l'Europe n'aura pas de vision d'ensemble du monde qui intègrera une vision propre sinon autonome de sa sécurité comprise au sens large, il ne lui sera guère possible d'aller plus dans le sens de la puissance. En même temps, les difficultés considérables rencontrées par la puissance américaine pour s'imposer par la force montrent que la possession d'un outil militaire ne règle rien. Ce qu'il faut donc à l'Europe, c'est moins une puissance militaire qu'une vision à la fois commune et globale de ses intérêts. La démarche normative qui est la sienne peut y contribuer. A cette fin, il faudrait, tant au niveau de la Commission que des universitaires travaillant sur la place de l'Europe, établir un agenda normatif précisant les cinq grandes priorités normatives européennes dans les dix prochaines années, les moyens d'harmoniser les préférences européennes nationales sur ces sujets et les moyens d'y parvenir. Il faudrait également que l'Europe confronte de manière systématique son propre agenda normatif avec celui des grands pays émergents (Chine, Inde, Russie) pour prendre la mesure des divergences/convergences de l'Europe avec eux sur les différents éléments de cet agenda.
Enfin, il faudrait se livrer à une comparaison sur les avantages et inconvénients à faire passer cet agenda sur une base bilatérale ou multilatérale.
Ce texte est la version française d'un Garnet Policy Brief intitulé : « The Normative Empire: The unintended consequences of European Power », 2008.
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Bibliographie
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