Série La Fièvre: la fragilité et la joie pour conjurer les ténèbres de la guerre civile? edit

16 mai 2024

C’est la question existentielle que pose le cinéaste Éric Benzekri dans la série La Fièvre produite par Canal+ et que la Fondation Jean-Jaurès, avec une réactivité remarquable, explore en profondeur dans un rapport éclairant (Sur La Fièvre, 2024). On sait déjà, d’expérience, que lorsque la vie en société se dégrade jusqu’au chaos, la colère fait monter la température et les indignations argument contre argument sont inefficaces. Mais le cinéaste ne se contente pas de mettre en images ce constat. Il suggère aussi un antidote inattendu. Quand la société se fragmente et menace d’imploser, c’est d’abord l’art de la conversation et les élans d’enthousiasme qu’il faut cultiver, au ras le sol, pour offrir à nouveau l’espoir d’un destin commun.

Au fil des six épisodes de la série produite par le groupe Bolloré, le téléspectateur prend conscience que les tâtonnements de la palabre collective ont non seulement pour vertu de désamorcer les haines mais qu’ils permettent aussi de redécouvrir les ressorts démocratiques de la fraternité.

Pour mémoire, l’histoire débute sur une altercation presque banale entre un entraîneur et son joueur vedette. Mais elle a été filmée… Sa diffusion virale sur Internet provoque une escalade de rancœurs et de haines sur les réseaux sociaux et dans les médias. Une standupeuse d’extrême droite instrumentalise avec talent l’affaire. Le club adjoint alors à son entraineur une communicante. Le premier est bougon et désemparé, écartelé entre des valeurs de droiture et des réflexes d’autorité à l’ancienne. La seconde est tourmentée et dépressive, submergée par son hypersensibilité aux injustices et au chaos du monde. Les deux, bien que réputés excellents sur le plan professionnel, affrontent la crise comme deux anti-héros : ils apparaissent chancelants, inquiets, déboussolés, pleins de doutes. Et tous les voyants sont au rouge : le président du club veut abdiquer, les responsables politiques reconnaissent leur impuissance, les médias mainstream perdent le contrôle du brasier médiatique qu’ils ont allumé. La guerre civile n’est plus très loin.

Sursaut collectif

C’est dans ce contexte saturé de noirceur que la série devient fable : à la manière d’une prise de judo défensive, les deux personnages s’appuient sur leurs fragilités et leur humanisme un peu désuet pour devenir les médiateurs inquiets, mais aussi joyeux, d’un sursaut collectif. « Sam » et « le coach » imaginent en effet le projet un peu fou de transformer le club en coopérative pour que les joueurs, les supporters et les partenaires du club se retrouvent sur un pied d’égalité. Ils prennent aussi position, avec fierté et assurance, dans une controverse émergente sur la libéralisation des armes à feu.

Dans ce retournement improbable, le magnétisme des deux protagonistes fonctionne sur deux niveaux imbriqués : d’une part leur droiture dans l’épreuve et d’autre part leur joie un peu naïve à tenter de faire jouer collectif. Ils bousculent au feeling les idées reçues, avec un bel entrain et beaucoup d’intelligence émotionnelle. Comme M. Jourdain, ils font de la politique sans le savoir…

Les épreuves intérieures du pouvoir

Revisitant cette série au prisme de mes travaux sur les passions des élus locaux, je constate que les ressorts émotionnels des anti-héros de la série ressemblent trait pour trait à ceux dévoilés lors d’entretiens par les responsables politiques que je questionnais sur l’origine de leur passion pour la politique (« Les blessures du pouvoir », 2023, La vie des idées). Au cours de ces entrevues placées sous le sceau de la confidentialité et menées en tête à tête, les élus rencontrés racontent avec émotion les fragilités et les frissons liés à leur appréhension initiale du pouvoir et leur entrée en politique. Au fil des récits sur ces épreuves intérieures, on mesure à quel point c’est l’humaine faiblesse de leurs doutes, de leurs incompréhensions et de leurs enthousiasmes qui ont structuré ensuite la force de leur engagement dans des responsabilités collectives.

La densité de leurs fragilités psychiques à l’orée de leur carrière politique mérite d’être soulignée : le plaisir des élus à s’engager puise dans leurs tourments intimes sur les violences et les injustices du monde. Et les enquêtes réalisées montrent que c’est dans leur première expérience électorale qu’ils ont été saisis par la joie et l’exaltation inoubliable du faire ensemble.

Ce cocktail de blessures et d’euphorie est le même pour nos deux héros. Sam rêve des proximités qui construisent l’harmonie et la tolérance. L’entraineur imagine les réconciliations qui se tissent autour d’un ballon rond. Comme pour les élus, leurs fragilités et leurs espoirs se combinent pour forger leur vocation et leur insuffler l’ambition de réparer le monde.

Les citoyens dans la tourmente

Notons cependant que la série se prémunit de tout angélisme en montrant aussi, sans détour, les ravages de la fièvre dans ses composantes populistes. On découvre ainsi que les « citoyens » perdent les pédales même lorsqu’ils sont scientifiquement rassemblés dans un panel représentatif et au terme d’un débat contradictoire de qualité. C’est une critique à peine masquée des conventions citoyennes. Même contrôlé par des experts, le débat public n’échappe jamais aux passions tristes du rejet de l’autre et du repli identitaire. C’est une forme de citoyenneté du nombril qui se nourrit de traumatismes, de meurtrissures et de fêlures narcissiques. La défiance aux institutions est omniprésente. Elle rappelle les travaux de l’anthropologue Pierre Clastres sur La Société contre l’État (1974, Éditions de Minuit).

On perçoit aussi comment les mobilisations locales, même avec les meilleures intentions, peuvent provoquer des dérapages. Dans les moments de crise, la vox populi souveraine et salvatrice peut déboucher sur des promesses qui mettent en danger la société dans ses fondations démocratiques. On pense alors aux travaux de Gilles Favarel-Garrigues et Laurent Gayer sur la montée en puissance du « vigilantisme », cette propension des individus à se constituer en groupes locaux de défense et d’intervention en dehors des institutions (Fiers de punir, 2021, Le Seuil).

En écho à la communicante Sam magnifiquement incarnée par Nina Meurisse, Éric Benzekri joue avec gravité le rôle du cinéaste médiateur-alerteur qui croit à la responsabilisation des individus. Écoutons les deux faces de sa prophétie. Sur l’une, la démocratie de l’opinion qui s’en vient est en danger dès lors qu'elle favorise une expression des colères et des souffrances sans filtre ni délibération. Sur l’autre, la démocratie sensible suggère que les citoyens peuvent tirer parti de leurs fragilités et de leurs joies pour devenir les acteurs politiques qui construisent un monde meilleur.