Pourquoi le CPE n'est pas la solution edit

19 mars 2006

Les politiques ont la mémoire courte. Il y a presque exactement treize ans, un gouvernement fraîchement désigné a tenté de changer les règles du salaire minimal pour que les jeunes sans qualification puissent être embauchés à moindre coût. Le « Smic jeunes », comme on l’a vite surnommé, a envoyé des milliers d'étudiants et de lycéens dans la rue, avant d’être retiré par le Premier ministre d’alors, Edouard Balladur. On tourne actuellement à Paris une nouvelle version de ce mauvais film : Dominique de Villepin voit se dresser contre son CPE une nouvelle génération d'étudiants. Le film pourrait bien finir de la même façon.

Les deux réformes ont en effet un air de famille : des études ont montré qu’en France, pour les jeunes sans qualification, le salaire minimal est une barrière à l’entrée ; il est par ailleurs évident que les entreprises ne sont guère disposées à embaucher des jeunes sans expérience sur une base permanente. La meilleure preuve en est qu'une majorité de jeunes (même les diplômés) commence leur vie professionnelle avec une série de stages, pas toujours payés, suivis par une autre série de contrats d'emploi à durée déterminée, avant, s'ils ont de la chance, de décrocher un emploi permanent ou d’opter pour la fonction publique. À ce propos, le Premier ministre a raison de dire que le CPE améliorerait la situation des jeunes : un contrat flexible est certainement mieux qu'un énième stage ou un CDD de trois mois. Il y a douze ans, on aurait pu dire la même chose : il vaut mieux un emploi au rabais qu'aucun emploi du tout. Alors pourquoi est-ce que cela ne passe pas ?

L'explication la plus répandue veut que le fameux "modèle social français" soit si profondément ancré dans les esprits qu'aucune réforme n'est possible, même lorsqu’elle rendrait les gens plus riches. A mon sens, cette interprétation est non seulement fausse, mais elle est méprisante. Partout dans le monde, les travailleurs veulent des garanties pour leurs emplois. Quand ces garanties finissent par se retourner contre eux, comme c’est le cas en France, il faut réformer les institutions du marché du travail. Beaucoup de pays européens se sont pliés à cette nécessité, du Royaume-Uni à la Suède ou au Danemark, en explorant des voies très différentes : par exemple, les emplois sont mieux protégés au Royaume-Uni qu'au Danemark, mais les indemnités de chômage sont beaucoup plus élevées à Copenhague où l’on considère qu’il faut « protéger les ouvriers, non les emplois". Dans les pays continentaux où ont été menées des réformes, elles ont été le résultat de négociations, non de confrontations.

La vraie raison pour laquelle en France, tous les essais de réforme du marché du travail ont échoué, c’est ce que plusieurs économistes, de Gilles Saint-Paul à Olivier Blanchard ont appelé la "maladie des insiders". En bref, le marché du travail français est un deux marché à deux niveaux avec, d'une part, des travailleurs très protégés (fonctionnaires, détenteurs de CDI, surtout dans les grandes entreprises) et de l'autre, des emplois extrêmement flexibles (les stages, CDD, les emplois temporaires), réservés aux nouveaux entrants, plus généralement, à ceux qui n’ont pas d’expérience. Si les lycéens et les étudiants manifestent, quelquefois violemment, c’est pour une raison évidente : ils ressentent fortement l’injustice de cette situation. Pourquoi accepteraient-ils des réformes alors que personne ne met en question les privilèges des insiders ?

Malheureusement, cette maladie n'est pas une spécialité française. En 2005, sur 100 Italiens entre 15 et 29 ans qui ont été embauchés, 50 l’ont été sur une base temporaire. La raison sous-jacente est la même qu’en France : il est si coûteux et si difficile de licencier des travailleurs en CDI que les entreprises ont une forte préférence pour les emplois temporaires, même si cela leur coûte en productivité (avec les frais supplémentaires de formation, par exemple). En Espagne, le succès des emplois temporaires est une des raisons du déclin spectaculaire du chômage, qui est passé de 20 % de la population active à moins de 10 % aujourd'hui. Mais rien ne garantit de nouveaux progrès si l’on ne met pas en question le modèle des insiders.

Des réformes au coup par coup, qui ne mettent pas en question le statut des insiders, sont à mes yeux vouées à l’échec parce qu'elles suscitent à la fois l’opposition des insiders, qui craignent d’être les suivants sur la liste, et par les outsiders qui les considèrent comme discriminatoires et continuent à rêver de devenir des insiders. Dans le cas français, la solution est de réformer le CDI lui-même et de le rendre plus flexible. À cet égard, le Contrat nouvelle embauche lancé l'an dernier, avec une période d’essai de deux ans là aussi, mais restreint aux petites entreprises, était un pas dans la bonne direction. Son extension à toutes les entreprises aurait été une bien meilleure idée que ce contrat réservé aux jeunes. Je crains bien que nous ne devions attendre les prochaines élections pour voir de réels progrès sur le front du marché du travail.