Sur l’appel commun d’Édouard Philippe et de Bernard Cazeneuve edit

6 novembre 2023

La déclaration solennelle commune des deux anciens premiers ministres publiée dans la Tribune Dimanche du 5 novembre est une bonne nouvelle. Elle n’est pas cependant exempte d’ambiguïtés.

Dans cette sombre période, grosse de tous les dangers, Édouard Philippe et Bernard Cazeneuve nous rappellent ce qui fait le fond commun de notre République : « un corpus de valeurs fortes fondé sur la liberté qui n’est pas l’individualisme, l’égalité qui n’est pas l’uniformité, la fraternité qui n’est pas le communautarisme, la laïcité qui n’est pas une religion contre les religions mais la possibilité pour chacun de croire ou ne pas croire dans un pays où la foi ne fait pas la loi. La France, c’est aussi un État de droit : combattre le totalitarisme et l’islamisme exige de consolider notre arsenal législatif et règlementaire […] La France est un contrat social, un projet national fondé sur la citoyenneté et non sur des identités figées et des appartenances désignées. Les actes antisémites qui reviennent dans nos rues et sur Internet sont une honte collective ». À propos d’Israël, ils écrivent que rien ne justifie que le mot de terrorisme ne soit pas utilisé pour « condamner les massacreurs du 7 octobre ». « Agressé sur son sol, meurtri dans sa chair, Israël a le droit de riposter au Hamas et de défendre son existence face à ceux qui programment son anéantissement. » Si « une pause humanitaire à Gaza doit advenir d’urgence », il faut, selon eux, pour y parvenir « que le Hamas dépose préalablement les armes et libère sans condition les otages, israéliens, étrangers ou binationaux qu’il a enlevés ».

Comment ne pas saluer le retour d’une parole publique forte et juste ? Comment ne pas voir renaître l’espoir d’un début de déblocage de la situation politique dans notre pays ? Comment ne pas applaudir à un rapprochement du centre-droit et du centre-gauche dans la situation actuelle de crise de la bipolarisation ?

Le rapprochement de ces deux centres est évidemment une opération très ambitieuse et très difficile à mener à bien dans un pays comme la France ; une opération qui exige une grande prudence de la part de ses concepteurs. C’est ainsi qu’il faut sans doute comprendre l’ambiguïté qui caractérise la première phrase du texte : « Un jour de mai 1997, dans la cour de Matignon, côte à côte, nous avons dit que nous étions un homme de droite pour l’un et un homme de gauche pour l’autre. Ce clivage était un repère dans l’alternance et il le demeure. Mais il se fonde sur un socle commun et supérieur, une unité qui permet le débat et les différences et qui s’appellent la République. » La question que l’on est tenté de poser est alors la suivante : ce « socle commun et supérieur » ne permettrait-il pas d’aller au-delà de cette reconnaissance de valeurs communes pour rechercher la mise en place d’une alliance en bonne et due forme entre le centre-droit et le centre gauche ? Que signifie cette affirmation que le clivage gauche-droite demeure un repère dans l’alternance ?

L’illusion de l’union de la gauche

Une alliance à gauche est aujourd’hui à la fois impossible et inutile. Bernard Cazeneuve l’a lui-même déclaré, rejetant la Nupes et toute alliance avec le parti de Jean-Luc Mélenchon. Le Parti socialiste demeure englué dans une gauche au sein de laquelle il ne peut ni faire triompher ses idées, ni nouer une véritable alliance de gouvernement, ni inverser le cours de sa marginalisation. Jean-Luc Mélenchon a montré clairement qu’il ne voulait s’allier ni avec le PS, ni avec le PCF ni avec les écologistes, qu’il « n’aimait pas ». Ses positions, réaffirmées à l’occasion de la situation en Israël, mais déjà claires sur l’Ukraine, c’est-à-dire, en réalité, anti-occidentales et anti-américaines, mais aussi, on peut le dire aujourd’hui sans polémique, islamo-gauchistes, sont à l’opposé des valeurs de liberté et d’humanisme du socialisme français. LFI, dirigée par Jean-Luc Mélenchon, se positionne non seulement comme un allié impossible mais encore comme un adversaire résolu des socialistes, humiliant son premier secrétaire qui aura pourtant fait tous les efforts possibles pour rester collé à lui. Il espère la disparition définitive d’une social-démocratie qui a toujours été l’adversaire principal du trotskisme d’où il vient et où il est revenu. Il entend faire de son mouvement, non démocratique dans son fonctionnement, l’essentiel de la gauche, quitte à rétrécir fortement son assise électorale et ses chances de revenir un jour au pouvoir. La Nupes est morte et sa résurrection est impensable. De toutes manières, une telle alliance serait inutile dans la mesure où la radicalité de Jean-Luc Mélenchon plombe les espoirs électoraux de la gauche. Il est aujourd’hui la personnalité politique la plus rejetée par les Français (62% selon un récent sondage Odoxa). Quant à une alliance avec le PCF et les écologistes, voire avec quelques insoumis en rupture de ban, elle serait également impossible tant les communistes demeurent figés dans le rejet de l’Occident et du libéralisme, les écologistes incertains sur leur conception de la laïcité et les insoumis toujours insoumis. Elle serait également inutile, vu la faiblesse électorale des trois formations réunies.

L’objectif d’une alternance qui verrait la gauche revenir au pouvoir n’est donc qu’une illusion, d’autant qu’elle se fonde sur l’idée, elle-même illusoire, de pouvoir rétablir le clivage gauche-droite. En effet, la configuration des forces politiques est aujourd’hui une tripartition électorale, inégale, qui comprend une droite nationale et anti-européenne dominante autour de 40%, un centre relativement faible autour de 20-25% et une gauche très fragmentée autour de 25% (tableau 1).

Tableau 1. Intentions de vote présidentiel selon la proximité partisane
IFOP octobre 2023 (%)

L’illusion de l’alliance à droite

L’éventualité d’une alliance entre le centre-droit et les droites est tout autant impossible. Le Rassemblement national, dont le potentiel électoral ne fait que croître, n’est pas à la recherche d’alliances et en tout cas pas avec le centre-droit avec lequel les désaccords sont nombreux et profonds. Quant à la droite LR, ce parti s’est positionné clairement du côté du RN, considérant le pouvoir actuel comme un adversaire. Il soutient en outre la candidature présidentielle de Laurent Wauquiez qui tente de concurrencer le RN sur son propre terrain. Enfin, une alliance entre LR et le RN est peu crédible, d’abord parce que le clivage historique entre le gaullisme et l’extrême-droite n’a pas disparu, ensuite parce que le risque serait alors pour LR de voir le RN devenir dominant dans l’ensemble de l’espace de la droite.

Une alliance des centres?

Le tableau 2 montre en revanche qu’une alliance entre le Parti socialiste et l’actuelle majorité présidentielle pour les prochaines élections pourrait constituer la meilleure solution pour les socialistes et les partis au pouvoir. La prochaine présidentielle est encore éloignée et la situation peut évoluer d’ici là, mais, avec les données de sondage disponibles, en faisant l’hypothèse que le candidat du centre serait Édouard Philippe, une telle proposition peut être avancée.

Il faut d’abord constater qu’Édouard Philippe est à la fois la personnalité politique qui a de loin la plus haute cote d’avenir, non seulement dans l’ensemble de l’échantillon mais également chez les électeurs qui se situent à gauche, au centre et à droite. À gauche, Bernard Cazeneuve arrive en tête devant Olivier Faure sur cet indicateur et pourrait arriver en tête de la gauche si, nous le verrons plus loin, le Parti socialiste se refondait d’ici là sur une telle ligne politique. À droite, notons la faible cote d’avenir de Laurent Wauquiez. Une telle alliance serait probablement la seule à pouvoir empêcher la victoire de Marine le Pen.

Tableau 2. Cotes d’avenir d’Édouard Philippe et de personnalités politiques de gauche selon l’auto-positionnement des enquêtés à gauche, au centre et à droite sur une échelle gauche/droite en sept positions
Kantar Public novembre 2023 (%)

L’adoption d’une telle stratégie se heurte cependant à un obstacle de taille. À l’exception de la période 1947-1962, les socialistes ont toujours refusé d’envisager une telle alliance, ce refus étant même un élément constitutif de leur identité originelle non social-démocrate. À ce refus s’ajoute, chez beaucoup d’entre eux, l’espoir d’un rétablissement du clivage gauche-droite. Enfin, il est très probable que le choix d’une telle stratégie ferait perdre au PS une part de ses électeurs.

À cette objection, on peut toutefois répondre que, vu son capital électoral actuel, alors qu’en 2017 près de la moitié de l’électorat de François Hollande en 2012 a voté dès le premier tour en faveur d’Emmanuel Macron, il y a peut-être plus à gagner qu’à perdre avec ce changement de la stratégie. La rupture que représenterait pour le Parti socialiste une telle réorientation explique sans doute pourquoi les deux anciens Premiers ministres ont préféré commencer par affirmer l’existence de leurs valeurs communes, celles de la République. Mais demain, après ce premier pas déjà important, le second, nettement plus difficile à accomplir devra être une refondation du Parti socialiste. Mais il est évident que ce premier pas ne pourra déboucher sur une véritable le renouveau que si, au bout du compte, c’est bien une alliance avec le centre et un programme de gouvernement qu’il s’agira de construire. Rappelons-nous que l’union des centres s’est imposée à plusieurs reprises sous les républiques précédentes lorsque la bipolarisation ne permettait pas de produire des gouvernements stables et efficaces. Le chemin à parcourir sera long et semé d’embuches, mais y a-t-il une autre solution pour sortir demain du blocage de la situation politique et de l’affaiblissement du régime représentatif dans notre pays ?