L'université française face à la «cancel culture» edit

5 janvier 2021

Les tendances culturelles qui naissent aux Etats-Unis finissent généralement par se répandre en Europe. Il faut espérer que ce ne soit pas le cas avec la « cancel culture »  –  la culture de l’effacement ou de la dénonciation – ou l’esprit « woke »  – la constante vigilance face aux injustices –  qui font aujourd’hui des ravages dans les universités de sciences humaines américaines et qui commencent à diffuser le poison de l’intolérance et de la mise à l’index bien au-delà. En juillet 2020 une centaine d’intellectuels s’en sont émus dans une tribune publiée par le Harper’s magazine.

Les discriminations que peuvent subir les femmes, les minorités ethniques, les homosexuels ou toute autre minorité, sont évidemment des questions essentielles qui ont été mises trop longtemps sous le boisseau. Elles l’ont été par les penseurs et les hommes politiques conservateurs, ce qui ne surprend pas, mais elles l’ont été aussi, pendant longtemps, par les forces qui se disent « progressistes ». La « lutte des classes » ne laissait aucune place à la question de l’identité et des discriminations, question bien différente de celle de l’inégalité et de l’exploitation. Karl Marx n’a jamais parlé des femmes comme d’une classe à part et cela ne lui serait jamais venu à l’esprit.

Ces questions identitaires ont émergé et gagné la sensibilité contemporaine et c’est donc bien une réalité sociale dont il faut tenir compte. Se sentir discriminé pour son origine, son sexe ou son orientation sexuelle crée un profond sentiment d’injustice car cela met en cause la définition même de la personne. Il est donc tout à fait légitime que les sciences sociales se soient saisies de ces questions.

Mais on a assisté aux États-Unis à une dérive inquiétante qui finit par essentialiser les identités et qui aboutit à les opposer les unes aux autres ou à opposer chacune d’elle à son symétrique inverse dans une métaphore guerrière. Le symétrique inverse de chaque identité est lui-même essentialisé : la « blanchité » devient une essence dont il est impossible de se défaire et qui, quelle soit les bonnes volontés individuelles, inscrit leurs porteurs dans un rapport de domination inéluctable. S’il s’agit d’un « homme blanc » cette essentialisation et le rapport de domination sont évidemment redoublés. C’est une première forme de dérive, une dérive intellectuelle, car l’essentialisation, la naturalisation d’une caractéristique sociale, quelle qu’elle soit, est la négation même des sciences sociales. Lorsqu’il étudie le suicide, Emile Durkheim, dans un livre précurseur de la sociologie moderne, se détache de toute idée d’une nature suicidaire, et cherche à étudier les variations du taux de suicide en fonction de caractéristiques sociales qui favorisent ou non l’intégration ou l’anomie. Pour des sciences sociales dignes de ce nom, il n’y a donc pas plus de nature « blanche » ou de nature « masculine » qu’il n’y a de nature suicidaire.

Il y a une seconde dérive de ce courant de pensée, qui est une dérive politique. En effet, en figeant ainsi les identités et en les opposant les unes aux autres, cette pensée crée inévitablement des ennemis. Si on est inscrit, presque génétiquement (quel paradoxe pour des penseurs progressistes !), dans une identité et un rapport de domination, si aucun amendement n’est possible, la lutte contre les discriminations devient une guerre. Ces métaphores guerrières fourmillent dans les écrits féministes contemporains. Mais si la lutte contre les discriminations est une guerre et les symétriques inverses des ennemis irréformables, tous les moyens ne sont-ils pas bons pour les combattre ? Inutile de chercher à les convaincre, c’est peine perdue. Au minimum, il faut les faire taire car leurs propos ne peuvent être que viciés par leur essence de dominants. On aboutit ainsi à une situation dans laquelle on ne parle plus que des minorités et sur lesquelles seules les minorités ont la légitimité de s’exprimer. C’est évidemment une situation contre laquelle des intellectuels libéraux ne peuvent que s’insurger de toutes leurs forces et c’est bien l’esprit de la tribune du Harper’s magazine évoqué au début de ce papier. C’est tout simplement la liberté d’expression qui est en jeu, un des fondements des démocraties libérales.

Il y aurait probablement un autre effet, plus indirect, de cette dictature des identités et de la peur qu’elle peut inspirer aux universitaires et aux chercheurs qui craignent d’être mis à l’index. Cet effet nocif risque d’être un effet sur la science elle-même et sur la capacité des sociétés à innover. Les grands chercheurs, les grands découvreurs sont des iconoclastes qui enclenchent, comme le disait Thomas Kuhn, des « révolutions scientifiques ». Si le conformisme idéologique gagne la vie universitaire américaine il est à craindre que cette capacité de surprendre, d’avancer des idées nouvelles, de sortir des sentiers battus, soit fortement altérée, même si le danger est plus direct pour les sciences humaines et sociales que pour les sciences dures.

C’est également le privilège de la raison qui est aboli par l’obsession identitaire. L’esprit « woke », cet éveil permanent aux injustices, place les sentiments au premier plan. Le ressenti a plus d’importance que le fait lui-même. Être blessé devient le critère ultime qui définit les victimes et leurs agresseurs. Et ces derniers peuvent le devenir sans le savoir et sans le vouloir.  Les sciences sociales sont ici attaquées sur un autre front, celui de la méthode. Il n’est plus besoin d’établir des faits par des protocoles empiriques rigoureux puisque des témoignages suffisent, puisqu’ils sont l’essence même de l’identité blessée. Il n’y a même pas besoin de vérification puisque la simple expression est en elle-même une preuve.

Et la France ?

Concernant plus particulièrement la France enfin, c’est l’universalisme républicain qui risque d’être mis à mal par la préséance accordée aux identités. L’idéologie décoloniale notamment –  en postulant que le passé colonial est ineffaçable et constitue une continuité historique produisant un « racisme systémique »  –  pérennise et cristallise toutes les différences culturelles et s’en fait le porte-étendard. On dénie toute prétention à l’ambition universaliste de pouvoir en effacer les effets sur les parcours individuels, à l’école et au travail tout particulièrement. Le statut de victime – du « racisme d’Etat », de l’islamophobie – peut ainsi être revendiqué comme une identité à part entière, indépassable.

A quel point l’université française est-elle touchée par la culture de l’effacement et l’esprit d’intolérance qui l’accompagne ? Quelques cas sont bien connus. Sylviane Agacinski avait été empêchée de s’exprimer à la faculté de Bordeaux à cause de son opposition à la PMA pour toutes, comme Mohamed Sifaoui à la Sorbonne pour cause « d’islamophobie ». Dans la même université, la représentation de la pièce d’Eschyle, Les Suppliantes, avait dû être déprogrammée, accusée de mettre en scène un « black face » raciste. L’ancien président François Hollande n’avait pu, lui non plus, présenter son livre à l’université de Lille en 2019.

Ces exemples montrent que l’université française est loin d’être à l’abri, mais ils ne suffisent pas à dire qu’elle serait dès à présent entièrement acquise à une nouvelle forme de sectarisme idéologique. Un indice plus significatif serait certainement la pleine reconnaissance académique et la généralisation au sein de l’université et de la recherche françaises des études décoloniales dont plusieurs promoteurs sont proches du mouvement des « indigènes de la République ». A ce titre, un événement de l’année 2019 ne laisse pas d’inquiéter. Pierre-André Taguieff en livre une chronique précise dans son dernier livre[1] consacré à une analyse fouillée de « l’imposture décoloniale ». Il s’agit du soutien du président du CNRS, Antoine Petit, à la publication du livre Sexualités, identités et corps colonisés, dont il a signé l’avant-propos. Un des promoteurs de cette entreprise est un personnage controversé, Pascal Blanchard, un des animateurs de l’ACHAC (Association connaissance de l’histoire de l’Afrique contemporaine), qui avait publié dès 2002 un livre sur les « Zoos humains » pour illustrer l’idée d’un racisme colonial dont les préjugés encore à l’œuvre aujourd’hui seraient la continuation. Selon Pierre-André Taguieff, le colloque ayant précédé la publication du livre de 2019 devait être ouvert par Antoine Petit (absent ce jour-là) et l’administrateur général du Cnam, qui y aurait déclaré que « ce colloque était un ‘premier pas’ vers la création en France, de chaires de postcolonial studies qui ‘manquent beaucoup à notre pays’ ».

Néanmoins, nous n’en sommes pas là. Une recherche systématique du terme « décoloniale » dans les 15 universités de la région parisienne montre que cet objet d’étude n’est présent que dans quelques-unes d’entre elles (Paris 8, Paris 10, UVSQ par exemple), mais sous la forme d’assez rares journées d’études ou de colloques. Sauf omission de ma part, l’objet d’études décoloniales ne semble jamais mentionné explicitement dans les programmes de masters.

Dans son ouvrage La Citoyenneté à l’épreuve, Dominique Schnapper remarquait justement que la spécialisation de départements selon les populations qu’ils étudient (Black Studies, Gender Studies etc…) et non plus par leur objet disciplinaire, renforce la création de « ghettos intellectuels ». Mais cette tendance, née aux Etats-Unis où elle est très répandue dans les universités de sciences humaines, n’a pas son équivalent en France où le savoir reste massivement organisé autour des disciplines classiques. Même l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) dont l’organisation par séminaires thématiques pourrait se prêter plus facilement à l’introduction d’études décoloniales n’en comporte pas dans son programme d’enseignement. Tout juste peut-on y trouver une thèse soutenue en octobre 2020 et dirigée par Marie Mauzé (du Laboratoire d’anthropologie sociale) et qui propose « une histoire intersectionnelle et décoloniale des arts contemporains autochtones aux Etats-Unis et au Canada ».

L’organisation disciplinaire est une protection cruciale, même si elle est imparfaite, de la qualité scientifique. A rebours de la vogue interdisciplinaire, défendons donc et faisons prospérer les approches disciplinaires qui offrent un cadre conceptuel et méthodologique éprouvé et des procédures d’évaluation scientifique par les pairs, via notamment des revues reconnues et labelisées. Sans s’opposer bien sûr aux échanges entre disciplines lorsqu’ils ont du sens, le maintien et l’animation de disciplines, fortes d’une longue histoire et de traditions de recherche bien établies, est sans doute une des meilleures armes des universités françaises pour résister aux dérives sectaires que connaissent des pans entiers de la vie universitaire outre-Atlantique.

 

[1] Pierre-André Taguieff, L’Imposture décoloniale. Science imaginaire et pseudo-antiracisme, Editions de l’Observatoire, 2020.