La «drôle» de guerre (3) edit

12 juillet 2023

Le succès de la contre-offensive ukrainienne à l’automne 2022 oblige la Russie à décréter le 21 septembre 2022 une mobilisation de 300 000 personnes, suscitant en retour une émigration nouvelle et massive de plus de 700 000 jeunes Russes souhaitant y échapper. Ces chiffres impressionnants sont en ligne avec ceux, discutés, du nombre de victimes. La guerre du Donbass avait fait près de 14 400 morts civils et militaires entre 2014 et 2022. Officiellement d’après les statistiques du Haut-Commissariat aux Nations Unies, du côté civil la guerre en Ukraine aurait fait depuis le début de l’invasion russe 18 358 victimes soit 7031 tués et 11 327 blessés. Certaines troupes d’élites russes ont été décimées et si officiellement les pertes de soldats russes sont de 5937 tués à l’automne 2022 on les estime à cinq fois plus, et une estimation indépendante a même avancé récemment le chiffre de 50 000 tués. Le nombre de militaires ukrainiens tués au combat est sans doute équivalent.

Dans cette guerre d’usure, la nouvelle stratégie russe est remise en question au sein même du Kremlin, obligeant Poutine à destituer certains de ses généraux, bien que l’état-major, conforté par des efforts de modernisation constants de son armée, ait toujours été loyal envers le pouvoir politique. Les budgets militaires ont été toujours revus à la hausse sinon quadruplés (plus de 31 milliards de dollars) depuis l’arrivée de Poutine, à qui la Constitution, confère le statut de commandant en chef suprême des armées. A titre de comparaison, le budget militaire américain s’élèverait à la moitié du PIB russe tandis que l’aide occidentale à l’Ukraine équivaudrait à la totalité du budget militaire russe actuel. La Russie dans le cadre d’un boycott général n’a pas vraiment les moyens de relever les défis d’une course à l’armement. Aussi des lignes de fractures sont devenues perceptibles au sein d’un pouvoir russe verrouillé et autoritaire, face à l’absence de victoire possible ou d’une guerre aujourd’hui sans vainqueurs et sans vaincus. Le récent épisode rocambolesque de l’armée de mercenaires Wagner avec l’attaque des centres de décisions du commandement russe à Rostov en est le symptôme flagrant. Il contribue à fragiliser durablement Poutine déjà  bien incapable de pouvoir prendre et contrôler tous les territoires de l’Ukraine. Le Président de la Fédération russe n’incarne sans doute pas encore le Dr Folamour mais il n’a pas non plus de plan B pour s’extraire de cette situation si ce n’est de continuer à poursuivre son entreprise de destruction. Bien qu’une défaite en Russie, celle de la Première guerre de Crimée après la guerre russo-japonaise de 1905, suivie de la Première guerre mondiale, puis la retraite de Cuba après la crise des missiles de 1962 jusqu’à l’Afghanistan en 1989, a toujours eu pour corollaire un changement de régime.

Guerre globalisée ?

Du côté ukrainien, au-delà des enjeux territoriaux comme énergétiques du Donbass, cette guerre renvoie selon Zelensky « non seulement à une invasion de l’Ukraine par la Russie, mais au commencement d’une guerre contre l’Europe, contre les structures européennes, contre la démocratie, contre les droits fondamentaux de l’homme, contre le respect mondial de la loi, des règles et de la coexistence pacifique. » Guerre globalisée, elle s’est aussi déterritorialisée. Les manœuvres de l’OTAN se sont multipliées aux frontières tant du côté nord (Pologne) que du côté sud (Roumanie). Mi-juin l’Allemagne a été la plaque tournante logistique des plus grandes manœuvres aériennes de l’OTAN réunissant 25 pays sous l’égide des Etats-Unis pour simuler différentes situations de crise et alimenter de nouveaux scénarios de guerres sur mer comme sur terre.

Cette guerre internationale par grandes puissances interposées fait écho à un épisode tragique, qui à l’époque a pu sembler isolé : la destruction d’un avion civil de la Malaisienne Airlines, le vol MH 17 d’Amsterdam à Kuala Lumpur, avec 298 personnes à bord au-dessus du Donbass le 17 juillet 2014. Dans les premiers mois les médias russes avaient remis en question l’idée même d’un tir russe et la réalité de son attaque : l’avion aurait été détruit par un missile ukrainien ou il aurait implosé de lui-même (des déclarations en contradiction avec les photos de soldats pro-russes posaient souriants devant la carcasse de l’avion près de la ville de Thorez). Assez vite, malgré le déni et une enquête maintes fois entravée, la responsabilité entière de l’Etat russe au travers du GRU dans cette opération est reconnue[1]. En novembre 2022, le tribunal néerlandais concluait sur l’entière responsabilité russe dans l’affaire du MH17, exigeant l’indemnisation des victimes et condamnant les protagonistes russes identifiés à la prison à vie bien qu’absents au procès.

Guerre nucléaire ?

La Russie a de facto renoué avec un terrorisme d’État. Dans les inquiétantes évolutions d’une guerre débordant du territoire des belligérants, on s’inquiète notamment de ce qui pourrait arriver à la centrale nucléaire de Zaporojia aujourd’hui occupée par des soldats russes, et qui fonctionne sur le même modèle vulnérable que celui de Tchernobyl en 1986. Aujourd’hui cinq de ses six réacteurs sont à l’arrêt alors que les centres de stockages de ses déchets nucléaires sont peu sécurisés avec un personnel réduit et sous surveillance.

La guerre a évolué avec l’arrivée des drones de provenance turque (pour les Ukrainiens) ou iranienne (pour les Russes), comme les Shahed-136. Ils permettent des opérations de reconnaissance tout en frappant les cibles ennemies, jusqu’à pouvoir frapper le centre du Kremlin. A l’ère des couvertures militaires satellitaires pointues, les drones sont la pointe avancée d’une guerre technologisée. L’Ukraine en utilise plusieurs centaines par jour. Aujourd’hui un traçage des téléphones mobiles des militaires gérés par des sociétés de sous-traitance américaines en aide aux forces ukrainiennes permet aussi de géolocaliser tous les mouvements pour mieux frapper les cibles militaires russes.

Cette guerre de localisation par drones interposé est aussi devenue une guerre de sabotage comme l’attaque en Crimée du pont de Kertch en octobre 2022. L’extension de la guerre en Russie témoigne récemment de sa vulnérabilité, et devient un risque majeur. Car cette guerre révèle aussi les faiblesses militaires de la Russie (incidents nombreux, matériels obsolètes, perte de navires, décision de commandement erratiques… etc.).

À plusieurs reprises Poutine a évoqué officiellement le recours à l’arme nucléaire pour contrecarrer ses derniers déboires, plaçant des l’invasion de 2022 son arsenal nucléaire en alerte. Face à une usure devenue visible des combattants, cette guerre est aussi celle du temps derrière celle des mots. Elle implique une aide militaire (tanks nouvelle génération, système Patriot de batteries anti-missiles…) mieux répartie et agencée en faveur de l’Ukraine. La perspective de livraisons prochaines d’avions F16, malgré les réticences de l’administration américaine, par le Danemark et les Pays-Bas comme d’anciens Mig 29 par la Pologne et la Slovaquie risque de changer la donne en permettant à l’Ukraine une maîtrise des airs, essentielle pour assurer une victoire militaire, préambule sans doute à toutes véritables négociations politiques ou diplomatiques.

Guerre et paix ?

L’effort financier et militaire en faveur de l’Ukraine jusqu’ici a été essentiellement américain.

Avec cette guerre, l’Ukraine est désormais fortement dépendante de ces ressources militaires. Est-ce que par ricochet, cette guerre aux portes de l’Europe préfigure une mise en place d’une Europe de la Défense, celle dont l’absence fut si criante lors des guerres en ex-Yougoslavie ?  Depuis vingt ans, l’Europe, hormis les protestations de circonstance suivies souvent de sanctions aux effets minimes, est restée aveugle si ce n’est impuissante face aux multiples ingérences et découpages territoriaux de la Russie au Caucase puis aujourd’hui en Ukraine. Aujourd’hui cette Europe de la Défense reste essentiellement prônée par la France, mais la guerre en Ukraine a fait apparaître le caractère indépassable de l’OTAN, que de nouveaux pays européens ont rejoint comme la Finlande et la Suède ; la candidature de l’Ukraine est de nouveau à l’ordre du jour.

Les démarches récentes effectuées par d’autres pays tiers, notamment l’Inde comme le Brésil, puis africains, étrangers ou lointains aux zones de combats mais souhaitant faire contrepoids aux Etats-Unis, annoncent-elles de nouvelles médiations en faveur d’une paix possible ? Jusqu’où la Russie pourra supporter le coût croissant de cette guerre et son corollaire de sanctions économiques ? Cette guerre finalement hybride est-elle appelée à s’éterniser alors que déjà se profile la reconstruction urgente d’une partie de l’Ukraine ? Faudra-t-il refonder une Ukraine neutre en contrepoids à la Russie qui devrait elle aussi radicalement évoluer tandis que l’adhésion envisagée de l’Ukraine à l’UE pose de très nombreux obstacles structurels ? A moins que l’escalade redoutée dans cette guerre de type conventionnelle mal enclenchée puisse aussi aboutir à un recours à l’arme nucléaire avec toutes ses conséquences sur l’Europe. Déjà en 1991, les États-Unis craignaient ouvertement que l’après-URSS se transforme en « Yougoslavie, avec des armes nucléaires en plus ». En connaissance de cause, puisque le monde avait bien connu ce scénario nucléaire au Japon en 1945 pour faire cesser dans un autre contexte la bataille du Pacifique, alors que certains officiels russes, à commencer par leur propre président, l’évoquent aujourd’hui comme un nouveau chantage[2]. Sur la scène internationale Poutine dans la perspective de négociations reste profondément discrédité ; si le « Sud Global » n’est assurément pas aligné sur l’Occident dans ce conflit, la Russie n’est raiment soutenue que par quelques rares régimes dictatoriaux (Biélorussie, Corée du Nord, Syrie, Iran…) le soutenant officiellement à l’ONU. À l’instar d’autres dirigeants devenus chefs de guerre, jugés et condamnés, la Cour pénale internationale de la Haye a émis le 17 mars 2023 un mandat d’arrêt à son égard pour sa responsabilité dans les crimes de guerre commis en Ukraine. Sur la scène intérieure russe, il semble de plus en plus isolé et sclérosé, fondant son pouvoir sur la peur et ses réseaux gangrénés, rappelant cette fois la défunte Union Soviétique. Si la guerre ne semble pas encore se concrétiser par une victoire sur le terrain de l’Ukraine, celle-ci s’avère aujourd’hui essentielle pour décider du sort de cette « drôle de guerre » et la transformer en paix durable.

 

[1]. Cet épisode évoque, dans le contexte de la guerre froide, la destruction en 1983 d’un autre vol civil, celui du New York-Séoul de la Korean Airlines 007 égaré de sa route, par un missile d’un avion militaire soviétique.[2] Voir récemment dans Telos du 28 Juin 2023, Bernard Chappedelaine, « Dieu, la bombe et la roulette russe ».