Haro sur le 49.3! edit

16 mars 2023

Dans un précédent article[1] j’avais mis en doute le fait que la gauche soutienne toujours la démocratie représentative. La polémique qu’elle entretient bruyamment sur l’usage du 49.3 m’amène cette fois à mettre en doute sa simple connaissance de l’histoire de la Ve République et des raisons profondes pour lesquelles les constituants de 1958 ont rédigé de cette manière l’alinéa 3 de l’article 49 de la nouvelle constitution.

Rappelons d’abord dans quelles conditions ce fameux alinéa a été adopté. Il faisait partie d’un article qui avait pour but d’établir un nouvel équilibre des rapports entre le gouvernement et l’Assemblée au bénéfice du gouvernement afin de remplacer le régime de souveraineté parlementaire de la IVe République, qui dysfonctionnait gravement, par un régime de parlementarisme rationnalisé.

Cet article s’articulait autour de trois éléments : l’engagement de responsabilité du gouvernement devant l’Assemblée sur son programme ou sur une déclaration de politique générale, la mise en cause du gouvernement par l’Assemblée au moyen du dépôt d’une motion de censure et enfin l’engagement de responsabilité du gouvernement sur un texte : « Le Premier ministre peut, après délibération du Conseil des ministres, engager la responsabilité du Gouvernement devant l'Assemblée nationale sur le vote d'un texte. Dans ce cas, ce projet est considéré comme adopté, sauf si une motion de censure, déposée dans les vingt-quatre heures qui suivent, est votée dans les conditions prévues à l'alinéa précédent. »

Le Premier ministre pouvait donc utiliser cette disposition pour n’importe quel projet de loi et autant de fois qu’il le voulait au cours d’une session. Cet article, dans l’esprit des constituants favorables à la préservation du régime parlementaire face au général de Gaulle qui, lui, ne la voulait pas, devait permettre de remédier à l’instabilité gouvernementale qui avait miné la IVe République (24 gouvernements s’étaient succédés au cours d’une dizaine d’années),  paralysant le pouvoir exécutif et menaçant d’effondrement le régime. Dans ce système parlementaire rénové, souhaité à la fois par les chefs parlementaires de la République précédente, en particulier Guy Mollet, le dirigeant du parti socialiste, ancien chef du gouvernement du Front républicain, et Michel Debré, l’homme de confiance de de Gaulle, qui, contrairement à lui, était favorable au maintien d’un régime parlementaire, le Premier ministre devait effectivement diriger le gouvernement et c’est à lui que l’article 49 attribuait le pouvoir d’engager la responsabilité du gouvernement. La révision constitutionnelle de 1962, en introduisant l’élection du président de la République au suffrage universel, confirma que le président de la République concevait tout autrement le fonctionnement du régime, ce qui entraîna le renvoi de Debré et la rupture définitive avec Mollet. Mais cet article 49 demeura tel quel jusqu’à la révision de 2008. 

Il faut donc retenir de ce moment fondateur de la Ve République deux points importants. D’abord l’alinéa 3 de l’article 49 est une disposition centrale de la constitution de 1958 qui fit consensus à l’époque chez les constituants parlementaristes, de gauche et de droite, constitution qui fut ratifiée par référendum avec 82% de oui et seulement 17% d’abstentions. Le qualifier de « vice démocratique » comme l’a fait récemment Laurent Berger témoigne donc d’une incompréhension de la logique de fonctionnement de ce régime. Cet alinéa a produit effectivement une stabilité gouvernementale. Depuis 1958, l’article 49.3 a été déclenché à 89 reprises (33 fois par un chef de gouvernement de droite et 56 fois par la gauche). Demander sa suppression aboutirait à la destruction de ce régime parlementaire rénové, que les parlementaristes voulaient opposer au présidentialisme gaullien, en en confiant l’utilisation à la personne du Premier ministre.

Ensuite, les contempteurs de cette disposition paraissent oublier que son déclenchement représente d’abord une prise de risque pour le gouvernement. Lorsque celui-ci est accusé de l’utiliser pour « passer en force » encore faut-il qu’il « passe » effectivement puisqu’une majorité absolue des députés peut le renverser. Il ne « passe » donc que s’il n’existe pas de majorité alternative pour l’en empêcher. Dans ces conditions on peut penser que si un gouvernement l’utilise c’est qu’il considère comme suffisamment importante son adoption pour y engager sa responsabilité. Rien d’antidémocratique dans tout cela sauf à considérer que le gouvernement n’a pas la légitimité nécessaire pour faire adopter son texte, ce qui renvoie à mon article précédent. Mais alors, il ne s’agit plus seulement de la légitimité du président, comme cela a été dit, mais, plus largement, de celle du parlementarisme rationnalisé lui-même. Il est stupéfiant que la gauche, qui a toujours critiqué le monarchie présidentielle et appelé à établir une VIe République parlementaire, veuille supprimer une disposition qui rend viable un système préservant le caractère parlementaire du régime.

En outre, les adversaires du 49.3 se battent aujourd’hui contre un article qui a été très profondément modifié par la révision constitutionnelle lancée par Nicolas Sarkozy et adoptée en 2008. Face aux critiques émises au cours des années précédentes, cette révision avait limité drastiquement le champ d’application de l’engagement de responsabilité sur un texte. Le nouvel  alinéa 3 est ainsi rédigé : « Le Premier ministre peut, après délibération du Conseil des ministres, engager la responsabilité du Gouvernement devant l'Assemblée nationale sur le vote d'un projet de loi de finances ou de financement de la sécurité sociale. Dans ce cas, ce projet est considéré comme adopté, sauf si une motion de censure, déposée dans les vingt-quatre heures qui suivent, est votée dans les conditions prévues à l'alinéa précédent. Le Premier ministre peut, en outre, recourir à cette procédure pour un autre projet ou une proposition de loi par session. »

Il est normal que le gouvernement puisse avoir les moyens de faire fonctionner l’État et donc d’assurer le financement des dépenses publiques et notamment des dépenses sociales. On aurait pu espérer que cette modification paraisse suffisante aux détracteurs d’hier. Tel n’est pas le cas. On peut le comprendre, s’agissant de Jean-Luc Mélenchon, qui appelle désormais à utiliser la force pour bloquer le vote du projet sur les retraites. On s’en étonne davantage s’agissant des socialistes qui participèrent à l’élaboration de la constitution de 1958, utilisèrent cet article pour gouverner lorsqu’ils ne disposaient pas de majorité et se disent encore aujourd’hui, bien que de plus en plus discrètement, attachés au régime parlementaire.

 

 

[1] Gérard Grunberg, « La gauche soutient-elle encore la démocratie représentative? », Telos, 6 mars 2023.