Contacts avec Poutine: le flop franco-allemand edit

2 juillet 2021

Nous savons depuis un certain temps que le duo franco-allemand, bien que toujours indispensable, n’est plus en mesure de guider seul la politique de l’UE. Cependant, la récente initiative de rétablir des contacts au plus haut niveau avec Vladimir Poutine a été un échec retentissant, qui a surpris les observateurs. Elle s’est heurtée non seulement à l’hostilité prévisible des pays d’Europe centrale et orientale, mais aussi à la réticence explicite d’une grande partie des autres États membres. En réalité, la proposition, en plus d’être maladroite et inopportune, risque de s’avérer contre-productive. Comme si cela ne suffisait pas, elle est également difficile à comprendre.

Maladroit. Le document franco-allemand avait sa propre logique. Il contenait toutes les observations évidentes sur le comportement hostile de la Russie à notre égard, il menaçait de nouvelles sanctions, mais il indiquait aussi la possibilité d’un dialogue avec la Russie sur un certain nombre de questions d’intérêt commun. Toutes choses largement partagées et de bon sens. Au point de se demander pourquoi une analyse guère différente de celle que vient de fournir la Commission justifiait une initiative franco-allemande. En fait, elles ne diffèrent que sur un point : les conclusions. Les diplomates expérimentés qui ont rédigé le document à Paris et à Berlin ne pouvaient ignorer que l’attention se concentrerait exclusivement sur celle-ci : la proposition de reprendre au plus haut niveau les contacts avec la Russie, qui avaient été interrompus après l’annexion de la Crimée. Une proposition, en outre, faite en l’absence de tout geste démontrant la volonté de Poutine de changer de cap. La seule justification était de dire : « Biden l’a fait, pourquoi pas nous ? » Le problème, c’est que la rencontre de Genève entre Poutine et Biden, qui n’a d’ailleurs donné aucun résultat tangible, avait surtout pour but de clore l’ère Trump en faisant passer un certain nombre de messages plus clairs. L’objectif des nouvelles réunions de haut niveau avec l’UE reste toutefois très ambigu. Macron a déclaré que le dialogue européen avec Poutine doit être « ambitieux, exigeant et fidèle à nos valeurs. » C’est une belle phrase, mais elle contient un triangle d’impossibilité. Si le dialogue doit être exigeant et fidèle à nos valeurs, il est impossible qu’il soit ambitieux. Tout le monde sait que les chances d’obtenir des concessions importantes de Poutine sur les sujets qui nous intéressent sont nulles. Tout comme les concessions que nous pouvons raisonnablement faire. Renoncer à l’Ukraine ? Accepter la présence russe en Libye ? Assouplir les sanctions en échange de quoi ? « Ambitieuse », c’est d’ailleurs précisément ce que n’était pas la réunion de Genève avec Biden.

Intempestif. Dans le monde réel, contrairement à ce qui se passe dans les groupes de réflexion, le calendrier est le principal critère d’évaluation d’une initiative politique. Le document franco-allemand est arrivé comme un chien dans un jeu de quilles, à la veille d’un Conseil européen où tout semblait prêt pour confirmer, au moins sur ce point, l’unité de l’UE. Il est utile de rappeler la séquence des événements. Quelques jours plus tôt, en Cornouailles puis au sommet de l’OTAN, les Européens et Biden avaient exprimé une forte unité dans la volonté de contrer les initiatives agressives de Poutine. En outre, en préparation du Conseil européen, la Commission et le Haut représentant Josep Borrel avaient produit un texte documentant la « spirale descendante » des relations entre l’UE et la Russie. Enfin, à la veille de la réunion du Conseil, et dans une étrange coïncidence avec l’initiative de Paris et Berlin, la Russie a mené des actes hostiles contre un navire de la Royal Navy, donc d’un pays allié même s’il n’est plus membre de l’UE, en mission en mer Noire. Entre-temps, la réunion de Genève n’a pas apporté d’éléments nouveaux. Le bon sens aurait dû suggérer que le moment n’était pas opportun et que l’initiative aurait nécessité une préparation minutieuse avec les États-Unis, avec certains pays d’Europe centrale et orientale, en particulier la Pologne et les pays baltes, mais aussi avec d’autres membres de l’UE comme l’Italie, les Pays-Bas et les Scandinaves ; le bon sens aurait également suggéré l’Ukraine. Le résultat est ce que nous avons vu et ce qui a provoqué le mécontentement évident de Macron et Merkel à la clôture du Conseil européen. Il est rare qu’une initiative de deux pays aussi importants soit mutilée dans le communiqué final, même par des parties qui, dans des conditions normales, auraient pu trouver un large consensus.

Contre-productif. Personne ne nie qu’il existe de nombreuses raisons de maintenir le dialogue avec la Russie. Tout le monde s’accorde à dire qu’il faut veiller à éviter un rapprochement excessif de Moscou et Beijing. Il est clair, cependant, que les rencontres au plus haut niveau sont concevables et ne peuvent être utiles que si l’on a une idée préalable des résultats attendus et surtout seulement après une période de maturation. Aucune de ces conditions n’est remplie pour le moment. Le paradoxe est que tout est désormais plus difficile, y compris le dialogue avec Poutine. L’unité des Européens vis-à-vis de la Russie, qui semblait acquise, semble aujourd’hui compromise, entre autres par le fait d’avoir mis les deux pays les plus importants dans un coin. Les craintes américaines, jamais endormies, sur le manque de fiabilité des alliés européens risquent de se réveiller. Dans ces conditions, même les manifestations de bon sens peuvent devenir des cadeaux politiques pour Poutine.

Alors pourquoi ? La question est légitime. Si à l’origine de cette tentative il y avait Macron, ce maître de la mobilité diplomatique qui ne dédaigne pas les initiatives impromptues, on aurait une explication. On se souvient de sa tentative, restée sans résultat, de relancer le dialogue avec Poutine, reçu en France avec tous les honneurs. On se souviendra également du commentaire attribué à Angela Merkel après l’une de ces initiatives impromptues : « J’aime bien prendre le thé avec Macron, mais ensuite il casse les tasses et je dois rassembler les morceaux. » Cette fois, cependant, tout porte à croire que c’est elle, le grand maître de la prudence et du timing, qui en est à l’origine. Malheureusement, elle n’a pas seulement cassé les tasses mais tout le service (vraisemblablement en porcelaine précieuse de Meissen). En Amérique, et pas seulement, il y a toujours eu le soupçon d’un penchant allemand un peu trop marqué envers les Russes. Il suffit de peu de choses pour réveiller les souvenirs bismarckiens ou les accords secrets passés avec l’URSS pour contourner les limites que le traité de Versailles avait imposées à la nouvelle armée allemande. Tout comme on peut se souvenir des soupçons qui ont surgi lorsque Willy Brandt a lancé son Ostpolitik. Avec Merkel, ces soupçons sont largement injustifiés. Il est vrai qu’il y a eu une mauvaise gestion du problème de Nordstream 2. Cette négligence a conduit à en faire le symbole de la dépendance énergétique de l’UE à l’égard de la Russie, alors qu’en réalité, cette dernière a autant besoin d’exporter du gaz vers l’Europe que nous d’en importer ; une dépendance d’ailleurs destinée à diminuer si le Green Deal donne vraiment des résultats. Le problème est, et a toujours été, celui de la protection des intérêts de la Pologne et de l’Ukraine ; une question qui ne semble arriver que maintenant au centre de la réflexion allemande. Mais il s’agissait plus d’une erreur de gestion politique que d’une entorse à la solidarité occidentale.

Pour le reste, la politique de Mme Merkel à l’égard de la Russie a été impeccable jusqu’à présent. Elle est notoirement connue pour être le seul dirigeant européen que Poutine prend au sérieux ; dans le dialogue qu’elle a toujours entretenu avec lui, elle s’est toujours montrée exigeante. Sans son leadership, l’UE aurait difficilement pu trouver une unité autour des sanctions et des accords de Minsk. Tout cela rend d’autant plus difficile la compréhension de cette impasse. Parfois la conscience de ne pas avoir beaucoup de temps à sa disposition peut conduire à des accélérations contre-productives. La pire perspective aujourd’hui serait celle d’une initiative unilatérale française ou allemande, ou les deux. Quoi qu’il en soit, quelqu’un devra désormais « recoller les morceaux ». Il est difficile d’imaginer que que ce seront deux gouvernements désormais engagés dans une campagne électorale. C’est certainement une tâche pour la Commission. Il n’est pas exclu qu’un rôle revienne également à l’Italie, renforcée par son euro-atlantisme retrouvé.