Politique de la ville: quelques leçons d’un échec edit

17 février 2021

Un récent rapport de la Cour des comptes[1] dresse un bilan sans concession de la politique de la ville. La Cour souligne, en préambule, l’impossibilité d’une véritable évaluation globale de cette politique (coûteuse, 10 Md€ par an), du fait « de l’absence de données permettant de mesurer à partir de ‘cohortes statistiques’ cohérentes si les objectifs visés ont été atteints dans la durée ». Néanmoins le rapport s’efforce d’évaluer une de ses dimensions principales, la question de « l’attractivité ». L’écart entre ces quartiers prioritaires – en termes des caractéristiques des populations résidentes et d’intégration plus large de ces quartiers dans l’environnement urbain – et les autres parties du territoire, moins défavorisées, s’est-il réduit ? C’est évidemment un critère essentiel pour juger de l’utilité et de l’efficacité de cette politique. La Cour a mené l’enquête sur dix années (2008-2018) et a conduit une étude approfondie sur huit quartiers prioritaires.

La conclusion du rapport est sévère ; par quelque bout que l’on prenne la question, l’attractivité de ces quartiers n’a pas progressé. Sur la période étudiée, le nombre de personnes quittant ces quartiers a été supérieur au nombre d’entrants, et plus grave encore, les profils des nouveaux entrants se sont révélés plus précaires que ceux des sortants. Un des problèmes majeurs qui explique cet échec est celui de l’image de ces quartiers, image qui s’est plutôt dégradée, ternie, dit la Cour, par des problèmes d’insécurité. D’après une enquête de l’Observatoire national de la politique de la ville (ONPV), citée par la Cour, un Français sur deux juge que la situation de ces quartiers s’est plutôt dégradée au cours des dernières années, contre un seul sur dix qui estime qu’elle s’est améliorée.

Les tentatives de revitalisation économique n’ont, semble-t-il, pas non plus porté leurs fruits. La Cour parle d’une « déprise économique et sociale ininterrompue ». Les dispositifs de développement économiques s’y sont révélés inefficaces alors que « les activités illicites s’y développent ». Ajoutons à ce tableau, l’apparition préoccupante dans certains de ces quartiers, d’un « repli communautaire », alimenté entre autres, par une offre périscolaire associative d’inspiration religieuse.

Ce sont donc la divergence et le particularisme qui l’emportent sur la convergence et l’homogénéisation, signant ce qui semble bien être un échec global de cette politique. Quelles leçons en tirer ? Ce court papier n’a évidemment pas la prétention d’apporter les réponses, mais simplement d’explorer quelques pistes.

Le cercle vicieux de la ségrégation

Nous l’avions remarqué dans une enquête menée à Aulnay-sous-Bois (dont plusieurs quartiers font partie des quartiers prioritaires de la ville, QPV) après les émeutes de 2005, les jeunes qui manifestaient les plus nettes ambitions de réussite, associaient ces ambitions à la possibilité de quitter leur quartier, pour plusieurs raisons. Le tissu économique local n’offrait que peu de possibilités de mener à bien des projets professionnels valorisants et ambitieux ; la réputation du quartier constituait un handicap pour des démarches professionnelles ; l’emprise du groupe des pairs sur les jeunes du quartier paraissait peu compatible avec des projets de réussite individuelle, quand elle n’y était pas fondamentalement hostile, via la participation à des entreprises de l’économie parallèle. De la même manière que des jeunes habitants de pays pauvres n’envisagent leur avenir économique qu’à travers la migration, les jeunes habitants des quartiers prioritaires qui ont réussi à l’école pensent souvent transformer cette réussite scolaire en réussite professionnelle via une mobilité géographique hors de leur quartier d’origine. Cette tendance n’est certainement pas inéluctable, beaucoup de jeunes sont attachés à leur quartier et reconnaissent les valeurs de solidarité et d’entraide qui y règnent malgré les difficultés, la pauvreté et l’insécurité. Mais elle est forte et elle explique le résultat que met en avant la Cour des comptes selon lequel les sortants sont plus nombreux que les entrants et ont un profil socioéconomique plus favorable.

Renverser cette tendance est extraordinairement difficile car elle s’autoentretient. À mesure que les éléments pourvus des meilleurs atouts quittent un quartier, celui-ci s’enfonce davantage dans la pauvreté. Le taux de pauvreté dans le quartier prioritaire des Beaudottes à Aulnay est de 41%, le taux de bas revenus de 60%, la médiane des revenus fiscaux mensuels de 890€ (chiffres de 2017). Cette concentration extrême dans le bas de l’échelle des statuts sociaux et des revenus, se double d’une concentration ethnique. La probabilité de rencontrer une personne d’origine non immigrée et n’appartenant pas à « une minorité visible », lorsqu’on déambule dans un QPV comme ceux dans lesquels nous avions enquêté à Aulnay-sous-Bois, est très faible pour ne pas dire presque nulle. Il n’est pas étonnant que le statut socialement et économiquement bas de ces quartiers et leur homogénéité ethnique les rendent peu attractifs auprès de populations extérieures dont le statut est, ne serait-ce qu’un peu plus élevé.

Quant aux habitants des QPV qui continuent d’y demeurer, ils ne le font pas par choix, mais parce qu’ils y disposent généralement d’un logement social qui les tient prisonniers de leur quartier. Selon un préfet délégué à l’égalité des chances cité dans le rapport, beaucoup souhaiteraient partir mais ne le peuvent pas pour des raisons financières. La politique de logement social a eu ainsi pour résultat paradoxal de renforcer la ségrégation sociale (et ethnique).

Les limites de la réponse économique

Pour casser le cercle vicieux de cette ségrégation qui se renforce, la solution serait évidemment de parvenir à initier une dynamique interne positive qui crée des opportunités économiques au sein même de ces quartiers et contribue à revaloriser leur image et à les rendre finalement plus attractifs. Mais là encore la tâche est très difficile. Le rapport de la Cour montre plutôt une attrition du tissu commercial dans les QPV (à part quelques réussites locales comme à Sarcelles ou à Avignon). Le très faible niveau de vie des habitants ne favorise pas la prise de risque par les enseignes commerciales, d’autant que se posent souvent de gros problèmes de sécurité, voire de vandalisme qui dissuadent les repreneurs potentiels d’activités commerciales. La vie sociale qui repose en partie sur la présence de ces commerces est ainsi dévitalisée.

Le gouvernement a lancé un programme expérimental « d’emplois francs » dont le principe est d’offrir une subvention aux entreprises qui recrutent des résidents des QPV. Le dispositif est en cours d’évaluation, mais les premiers résultats ne sont pas très encourageants[2]. Le taux de recours au dispositif a été faible (11% des déclarations d’embauche éligibles) et une première analyse descriptive[3] ne montre pas d’effets nets du dispositif sur le volume des embauches et sur la discrimination selon le lieu de résidence et l’origine. Une enquête qualitative complémentaire auprès des chefs d’entreprise montre que beaucoup d’entre eux ne connaissent pas le dispositif et n’ont jamais entendu parler des « quartiers prioritaires de la ville ». La logique administrative et la logique entrepreneuriale ont bien du mal à coïncider !

Au bout du compte, on peut se demander si la philosophie même de la politique de la ville ne serait pas à reconsidérer. Vouloir à tout prix attirer dans les QPV de nouveaux habitants et des entreprises est une politique qui, jusqu’à présent, a largement échoué. On ne voit pas bien pourquoi elle réussirait à l’avenir en conservant les mêmes ingrédients. Dans le même temps, force est de constater (le rapport de la Cour des comptes s’en fait largement l’écho), que la puissance publique semble avoir abandonné dans beaucoup de ces quartiers, ou en tous cas mal assuré, ses missions régaliennes consistant à préserver la sécurité et la paix civile et à lutter contre le communautarisme. Ceci explique d’ailleurs en partie cela. Ne faudrait-il pas, en premier lieu, revenir à ces missions premières de l’Etat dont le succès est une condition indispensable de réussite sur tous les autres plans ?

Par ailleurs, comme le note le rapport d’experts sur les emplois francs, deux types de politiques peuvent être mises en œuvre pour lutter contre la ségrégation spatiale. La première, mise en œuvre jusqu’à présent, consiste à tenter de rapprocher les emplois des personnes. On connaît les difficultés qu’elle rencontre. La seconde consiste à tenter de rapprocher les personnes des emplois en favorisant la mobilité résidentielle, une politique peu utilisée en France, qui a tout misé sur la construction de logements sociaux fixant pour de très longues années des populations pauvres sur un territoire en finissant par les y concentrer. Le Gouvernement ne semble pas près de renoncer à cette politique ou de la réorienter, bien au contraire, puisqu’Emmanuelle Wargon vient d’annoncer l’objectif de construire 250 000 nouveaux logements sociaux en deux ans. J’avais déjà évoqué, dans un papier précédent, une autre piste visant à favoriser la mobilité résidentielle et le libre choix par les acteurs de leur logement sur le marché locatif avec une aide publique ciblée sur les populations les plus pauvres, en faisant référence à l’exemple américain où des programmes de ce type ont été engagés avec un certain succès (Moving to opportunity for fair housing). La mobilité sociale peut passer, en partie, par la mobilité résidentielle. C’est vrai tout particulièrement pour les jeunes des cités sensibles qui devraient être aidés à saisir des opportunités – aussi bien en termes de formation que d’emploi – qui se présenteraient hors de leur lieu de résidence.

[1] L’Évaluation de l’attractivité des quartiers prioritaires. Une dimension majeure de la politique de la ville. décembre 2020.

[2] Rapport d’évaluation sur l’expérimentation des emplois francs, ministère du Travail, 13 décembre 2019.

[3] Les auteurs du rapport n’ont pas pu, jusqu’à maintenant, utiliser une méthode contrefactuelle en comparant les territoires d’expérimentation à des territoires témoins en contrôlant leurs caractéristiques, du fait du trop faible nombre de bénéficiaires.