Faut-il sauver le soldat Fukuyama? Le cas chinois edit

31 mai 2018

Les récentes réélections de MM. Xi Jinping, Vladimir Poutine, Recip Erdogan, ou encore Viktor Orban semblent constituer une nouvelle et spectaculaire illustration du diagnostic pessimiste établi par le politologue américain Larry Diamond, selon lequel une « récession démocratique »[1] serait à l’œuvre depuis 2006 et paraîtrait en passe de modifier durablement la géopolitique mondiale. De ce point de vue, si l’exemple chinois ne prend tout son sens que replacé dans ce mouvement plus général, il n’est pas sans intérêt de se focaliser sur lui afin de mieux dégager – comme par un effet de loupe – les enjeux d’un phénomène historique de grande ampleur qui semble devoir enterrer définitivement l’optimisme d’un Francis Fukuyama pronostiquant, au sortir de la guerre froide, la victoire idéologique par KO de la démocratie libérale (cette fameuse « fin de l’histoire », si souvent caricaturée). Le livre de Jean-Pierre Cabestan, Demain la Chine : Démocratie ou dictature ?, qui vient de paraître aux éditions Gallimard, nous offre une description de la Chine de Xi Jinping de nature à éclairer cette question à bien des égards angoissante : et si l’espoir d’une victoire finale de la démocratie libérale n’avait été qu’un songe occidental, celui de naïfs universalistes perdus dans un monde devenu culturellement et philosophiquement multipolaire ?

La thèse centrale de Cabestan est aisée à résumer : il s’oppose d’abord à toute une littérature anglo-saxonne qui pronostique la chute prochaine du régime chinois, présenté comme rongé par la corruption, inapte à l’innovation, pris au « piège du revenu moyen » (middle-income trap), et donc incapable de maintenir un taux de croissance à long terme, c’est-à-dire de continuer à « acheter » la paix sociale d’un pays rongé par les inégalités. À l’inverse, l’auteur estime que le régime de Pékin a encore de beaux jours devant lui car il serait parvenu, par l’intelligence politique et la capacité d’adaptation de ses élites gouvernantes, à forger un nouvel « équilibre autoritaire »[2] propre à prolonger assez durablement le contrat social tacite imposé par Deng Xiaoping – et qui peut se formuler de la façon suivante : la population chinoise renonce à ses droits politiques en échange d’un ordre garantissant à tout un chacun la possibilité de s’enrichir. La « liberté des Anciens » sacrifiée à celle des « Modernes » en quelque sorte.

Directeur du département de science politique et d’études internationales de l’Université baptiste de Hong Kong, Cabestan a donc une connaissance intime de son sujet, et il fonde son argumentation (et son pronostic) sur quatre idées centrales. Il rappelle d’abord que depuis la mort de Mao le régime chinois ne peut plus être qualifié de totalitaire mais bien plutôt d’autoritaire, avec à sa tête une nouvelle classe dirigeante qui, pour être à la fois ploutocratique, népotiste et mafieuse, n’en développe pas moins très intelligemment un projet autoritaire, développementaliste et nationaliste. Si depuis 1979 le pays a alterné des phases de libéralisation (les années 1980 surtout, ou dans une moindre mesure le début des années 2000 avec Hu Jintao) et des phases de raidissement (après Tiananmen, et depuis l’arrivée de Xi Jinping en 2012), la ligne générale reste la même. Fixée par Deng Xiaoping et entendant bien tirer les leçons de l’effondrement de l’URSS, cette ligne consiste à lâcher la bride aux acteurs économiques pour impulser une croissance fulgurante de la production de richesses, tout en refusant la moindre concession démocratique et tout en maintenant un vaste secteur public. Ce dernier, aux contours volontairement flous, constitue d’ailleurs une juteuse rente pour la Nomenklatura aux affaires (dans tous les sens du mot), tout en maintenant le précaire secteur privé dans une situation de dépendance flagrante à l’égard du politique.

Loin d’être un simple instrument de répression (ce qu’il est évidemment aussi), le tentaculaire PCC fonde sa domination bureaucratique sur un savant mélange de rupture et de continuité. En effet, si Cabestan nous invite à nous méfier du discours officiel selon lequel la légitimité du Parti-État s’inscrirait dans une très longue histoire nationale remontant à l’époque impériale, il n’en est pas moins vrai que l’étatisme et la bureaucratie qui règnent en maître en Chine profitent d’un lourd héritage confucianiste (que l’on retrouve du reste jusque dans les démocraties de la région, comme le Japon, la Corée du Sud ou encore Taïwan, où l’État a toujours joué un rôle-pivot dans l’organisation du développement économique). Toutefois, cela ne doit pas conduire à sous-estimer la rupture constituée par l’importation en 1949 de méthodes soviétiques encore largement en vigueur aujourd’hui. Pour dire les choses autrement, l’une des grandes réussites du communisme chinois réside dans l’habileté avec laquelle il a instrumentalisé une culture politique traditionnelle, de type néo-confucianiste, afin de perpétuer l’hégémonie de la culture politique léniniste greffée de force par Mao après 1949.

Ce faisant, le PCC a su mettre en tutelle une société civile encore fragmentaire, pour mieux étouffer une culture démocratique, au mieux embryonnaire. Cabestan explique très bien comment le régime de Pékin a renoncé à empêcher l’essor d’une société civile – partiellement – autonome, tant cela dépasserait ses forces, mais qu’il est largement parvenu à la neutraliser, voire à la domestiquer, et ce de deux manières. En lui faisant miroiter une apparente autonomie de la sphère économique, mais aussi en développant un discours nationaliste virulent, d’autant plus efficace que la région compte un certain nombre de boucs émissaires précieux pour le pouvoir, depuis le souvenir – savamment entretenu – de l’impérialisme nippon jusqu’à la blessure taïwanaise, en passant par l’affirmation de la souveraineté chinoise en mer de Chine. Face à ce pain (la croissance économique à deux chiffres) et ces jeux (l’exaltation du nationalisme chinois à coups de scandales médiatiques organisés, prenant les traits de manuels d’histoire japonais ou encore d’ilots déserts de mer de Chine), les revendications démocratiques ont le plus grand mal à émerger. Le régime peut du reste d’autant plus facilement présenter les idées de démocratie et de liberté comme des concepts occidentaux étrangers à la culture chinoise, qu’il est relayé par tout un courant nationaliste et néo-confucéen qui écrase le champ intellectuel, tandis que les libéraux – et plus encore les démocrates – sont marginalisés.

Cet énième avatar de l’antique alliance du tyran et du philosophe illustre parfaitement le dernier argument (et pour lui le plus important) avancé par Cabestan pour expliquer la stabilité du régime : l’idée selon laquelle il existe aujourd’hui en Chine une sorte de front « de classe » entre la Nomenklatura du Parti-État, les nouveaux capitalistes (parfois milliardaires) et les segments dominants de l’intelligentsia. Cette coalition d’intérêts lui paraît devoir rester longtemps invincible face à une bien hypothétique alternative (l’union des élites libérales et de certains éléments de l’élite économique, dont la « Charte 08 » semblait naguère devoir constituer l’embryon). Pour Cabestan, il ne faut donc espérer aucun sursaut démocratique des élites, ni politiques, ni économiques, ni intellectuelles. En effet, les cadres du PCC peuvent être en désaccord sur tel ou tel aspect particulier de la politique de Xi Jinping (par exemple sa politique anti-corruption, devenue le paravent évident de purs règlements de comptes politiques), il n’en reste pas moins que les différends sont désormais largement réglés en interne et qu’ils ne portent de toute façon pas sur l’orientation de la politique générale du pays – l’ensemble de la Nomenklatura trouvant avantage à soutenir le lucratif mélange de modernisation économique et de conservatisme politique à l’œuvre depuis 1979. Les élites économiques quant à elles restent sous la tutelle étroite du pouvoir politique, que ce soit les responsables du (vaste) secteur public ou les entrepreneurs « privés » (si tant est que ce terme ait réellement un sens en Chine). Ces derniers sont en effet le plus souvent d’anciens cadres du Parti toujours avides de protections politiques pour se mettre à l’abri de tout accident (ici, le parallèle avec les oligarques russes aux ordres du Kremlin est tout à fait évident). Enfin, pour ce qui est des élites intellectuelles, si des débats perdurent entre les nationalistes confucéens (ultra-majoritaires parce que protégés par le pouvoir), les libéraux (minoritaires, surveillés et donc naturellement timides) et enfin les démocrates (ultra-minoritaires et traqués à l’occasion du moindre dérapage), le temps des discussions iconoclastes des années 1980 est définitivement révolu.

Au terme de cette analyse, la messe semble dite et l’exemple chinois paraît devoir confirmer une petite musique de plus en plus audible, y compris en France : à savoir que les naïvetés libérales d’un Fukuyama sont définitivement révolues et qu’il convient donc de nous résigner à l’idée que les Occidentaux ont perdu le monopole idéologique, tout autant que celui de la puissance. Autrement dit, la démocratie libérale telle que nous l’entendons de part et d’autre de l’Atlantique – et dont on avait pu croire qu’elle avait triomphé à l’issue de la Guerre Froide – ne serait qu’une simple « idéologie occidentale » parfaitement incapable de s’imposer au reste du monde, ni par les armes (le fiasco irakien est là pour le démontrer) ni par la force intrinsèque des idées. Ainsi, les Chinois, les Russes ou encore les Turcs (à moins qu’il ne faille ajouter à cette liste les Hongrois, les Polonais, et quelques autres avatars de ce que les Américains appellent illiberal démocracies) auraient leur propre conception de la « liberté réelle », et il y aurait dès lors une certaine arrogance et un profond aveuglement de la part des Occidentaux à nier cette dure réalité. Les analyses d’un Hubert Védrine, pour ne prendre qu’un exemple, semblent parfois flirter avec cette ligne pour ainsi dire « néo-huntingtonienne » de choc des idéologies et des légitimités politiques[3].

Pourtant, sans être naïf – et sans penser, est-il besoin de le préciser, que c’est à la force des baïonnettes que l’on exporte la liberté – on peut choisir d’assumer résolument une perspective kantienne en estimant que l’idée d’autonomie individuelle est une donnée universelle, et que le droit pour tout un chacun de choisir en toute liberté son projet de vie[4] est une aspiration que partagent des millions de Chinois, de Russes ou encore de Turcs. C’est du reste ce que pense aussi Jean-Pierre Cabestan dans la conclusion de son livre puisqu’il va jusqu’à écrire « qu’in fine les arguments de Fukuyama l’emporteront », tout en prenant la peine d’ajouter qu’ « aucun déterminisme historique ne condamne la Chine à rester perpétuellement autoritaire ». C’est aussi ce qu’écrivait en 2011 l’intellectuel chinois Liu Junning dans un tribune du Wall Street Journal intitulée « Ne bradez pas le libéralisme chinois », où ce fervent lecteur d’Ayn Rand accusait les « admirateurs occidentaux de l’autoritarisme » de Pékin de « mal comprendre la culture chinoise ».

Et si, après tout, les valeurs démocratiques et libérales étaient bel et bien universelles ? Et si, à long terme, Francis Fukuyama devait finir par avoir raison ? Et si les naïfs n’étaient pas ceux que l’on croit ?

 

[1] Larry Diamond, « Facing Up to the Democratic Recession », Journal of Democracy, vol. 26, n°1, janvier 2015, p. 141-155.

[2] Jean-Pierre Cabestan, Le Système politique chinois. Un nouvel équilibre autoritaire, Presses de Sciences Po, 2014.

[3] Voir par exemple le documentaire Le Nouveau Désordre mondial, diffusé récemment sur France 5. 

[4] Pour anecdotique que cela puisse paraître au premier abord, il me semble par exemple tout à fait significatif que les régimes autoritaires anti-occidentaux affichent des positions systématiquement hostiles aux droits des homosexuels.