Arrêtons de taper sur l'Italie ! edit

26 octobre 2006

L'abaissement de la note de l'Italie par deux agences de notation financière va sans doute redonner de la vigueur à une théorie qui connu un certain succès sur les marchés, à savoir que l'Italie pourrait bien être la première victime d'une union monétaire mal conçue. Le pays aurait souffert d'une énorme perte de compétitivité, sa productivité serait au point mort et sa dette publique hors de contrôle. La vie réelle aurait ainsi démontré que l'Italie ne peut rivaliser avec ses voisins à armes égales, c'est-à-dire sans les coups de pouce réguliers des dévaluations. Selon ce raisonnement, les investisseurs devraient finalement imposer une prime de risque supplémentaire, et comme la charge de la dette s’alourdirait alors, leur pessimisme se transformerait en prophétie auto-réalisatrice : les Italiens se prendraient à rêver d'une dévaluation semblable à celle de 1992, seule voie de salut pour une économie déprimée. Aux frais, bien sûr, de leurs principaux partenaires commerciaux. Je crains pourtant que le scénario de ce film d'horreur ne soit fondé sur une analyse macroéconomique défectueuse et l'utilisation de statistiques douteuses. Je crois au contraire que l'Italie va mieux et qu'elle est susceptible d'attirer davantage de capitaux étrangers qu'elle ne l'a fait dans le passé.

Trois éléments clés résistent en effet à ce scénario. Tout d’abord, depuis les débuts de l'UEM, le PIB italien a crû de 1,33 % par an, contre 1,31 % en Allemagne. On se demande quelle économie est la plus mal en point. Ensuite, la balance commerciale de l'Italie était parfaitement à l'équilibre en 2005, avec même, hors facture pétrolière, un excédent de 2,4% du PIB ; les déficits commerciaux de la Grande-Bretagne et de l’Espagne étaient quant à eux de 5,6 % et 7,6 %. Enfin, le taux de chômage harmonisé de l'Italie est tombé de 11,4 % juste avant l'UEM à 7,4 % récemment, à peine deux points de plus que le chiffre britannique. C'est une baisse beaucoup plus sensible que celle qu’ont connue la France ou Allemagne ; seule l’Espagne a fait mieux. Les contempteurs de l'Italie, qui auront du mal à expliquer comment un si mauvais élève a pu ainsi réduire le chômage sans faire flamber les salaires, accuseront sans doute la fiabilité des statistiques. Mais ces chiffres sont issus d’enquêtes menages harmonisées à larges échantillons, et on peut considérer qu’elles sont donc plus sûres et plus cohérentes que les chiffres fournis par les organismes d'assurance chômage. Ils ont néanmoins quelques particularités sur lesquelles je reviendrai.

Pourquoi donc tant d'analystes sont-ils convaincus que l'Italie s’est fait sortir du jeu par une Allemagne hyper-compétitive ? Parce que leur vision de la compétitivité se limite au coût salarial unitaire et au volume des exportations, tels qu’ils sont mesurés par les organismes internationaux. Si l’on s’en tient à ces critères, il est vrai que la situation italienne semble désespérée. Prenez par exemple les coûts salariaux unitaires relatifs dans le secteur manufacturier. D’après la Commission européenne, l’Italie a perdu 23,5 points de compétitivité depuis 1999 alors que l’Allemagne en gagnait 17,6. Il y a pire : selon la mesure des performances à l’exportation en termes réels effectuée par l’OCDE, l'Italie aurait perdu 27 points de parts de marché depuis 1999, deux fois plus que la France, alors que l'Allemagne gagnait 4,1 points. A l’évidence, quelque chose ne tourne pas rond : comment une économie subissant une telle chute de sa compétitivité pourrait-elle se flatter d’avoir une balance commerciale à l’équilibre et fait baisser son taux de chômage ?

A mes yeux, les chiffres de coûts salariaux unitaires comme ceux des volumes d'exportation sont entachés de sérieuses incertitudes statistiques. Commençons par les premiers. Le maillon faible ici n'est pas la mesure des coûts, mais celle de la productivité horaire, sur laquelle chacun sait que les statisticiens s’arrachent les cheveux. Selon les données recueillies par le Bureau of Labor Statistics américain, la productivité horaire italienne dans le secteur manufacturier était la même en 2005 qu’en 1999, alors qu'elle augmentait de 27 % en Allemagne et en France pendant la même période. J’ai du mal à croire que la productivité horaire italienne ait stagné pendant six ans ; les données n’auraient-elles pas plutôt été faussées par une combinaison de régularisation à grande échelle d'immigrés clandestins et d’incitations fiscales pour que les entreprises embauchent officiellement leurs employés non déclarés ? Des centaines de milliers de travailleurs ont ainsi quitté le travail au noir pour entrer dans l'économie légale, faisant ainsi chuter artificiellement les chiffres de productivité et sans doute aussi ceux du chômage. Je suppose en effet que ceux qui travaillaient au noir répondaient « Non » quand dans l’enquête emploi on leur demandait s’ils travaillaient, et que s’ils ont été embauchés légalement entre temps ils répondent désormais « Oui ».

En fait, puisque la production de l'économie souterraine est incluse dans le PIB mesuré par l’ISTAT, il est très probable que dans le passé, tant la productivité que les chiffres du chômage étaient artificiellement gonflés, et que les données actuelles sont plus proches de la réalité. Vu sous cet angle, le fait qu'une chute de quatre points du taux de chômage n'ait pas fait flamber les salaires semble moins surprenant : en réalité, le chômage a baissé moins que ne le suggèrent les estimations officielles. Quant à la productivité, sa croissance a été sous-estimée du fait des changements structurels qui ont affecté le marché du travail. Dans le monde réel, la productivité horaire italienne a vraisemblablement augmenté au même rythme que la moyenne des économies développées, grâce au progrès technologique et à l’augmentation du capital par employé. Le problème est que nous ne savons pas l’estimer précisément.

Quant aux exportations, voila le paradoxe : les indicateurs standards suggèrent que la compétitivité italienne s’est sérieusement dégradée mais pourtant les exportations du pays n’ont rien à envier à celles de ses voisins. Selon les données de l’OCDE, la part de l'Italie dans le commerce mondial, mesuré en dollars courants, était de 3,7 % en 2005 contre 4,1 % en 1999, soit une baisse de 10 %. L’ensemble des pays de l’OCDE a connu une baisse analogue, leur part dans le commerce mondial passant de 74,5 % à 66,9 %, au profit de la Chine et des exportateurs de pétrole. Une mesure plus pertinente de la performance des exportations italiennes doit comparer ses exportations avec celles de la zone d'euro. Or, selon cette mesure, la seule qui ait vraiment un sens dans une union monétaire à mon avis, l'Italie a fait mieux que ses voisins : ses exportations nominales ont crû de 4 % de plus que la moyenne des pays de l'UEM depuis le début de l'union monétaire si l’on inclut le grand marché intérieur, et fait jeu égal sur les marchés extérieurs. Ici, je crois que le biais statistique réside dans la mesure des prix. En l'absence d'une mesure directe, ISTAT utilise en fait des valeurs unitaires, c'est-à-dire la valeur des exportations divisée par des quantités. Fait contre-intuitif s’il en est, quand l’euro est monté brutalement en 2002-2003, les « prix » (en fait les valeurs unitaires) des exportations italiennes ont augmenté. A mes yeux, ce point qui a échappé à l'attention des analystes, révèle une réalité sous-jacente intéressante : les producteurs italiens ont réagi à la mondialisation en délocalisant leurs centres de production vers des pays comme la Roumanie et la Tunisie et, ce qui est plus important, en tirant vers le haut leurs gammes de produits, notamment dans le secteur de la mode, pour prendre un exemple connu. Là encore, le problème est que nous n’avons pas de statistiques directes et sûres, mais des preuves indirectes qui démontrent, je crois, que les entreprises italiennes ont amélioré leur compétitivité, y compris en termes relatifs.

Qu’on ne se méprenne pas. Je ne dis pas que l'Italie est le nouvel Eldorado des entreprises ou la prochaine star macroéconomique européenne. La dette publique héritée du passé reste une épée de Damoclès. La législation du travail est rigide, en particulier sur les licenciements, la gouvernance d'entreprise est en retard, le marché intérieur peu concurrentiel, surtout dans les services, le marché de l’immobilier commercial est opaque et entre les mains d'un petit groupe d'investisseurs, le goût de la bureaucratie pour les documenti n’est guère propice aux affaires, la population vieillit, la réforme des retraites reste un work in progress et celle du système de santé est toujours dans les limbes. Pourtant, à la marge, l'Italie pourrait bien être le pays qui change le plus vite en Europe. Je crois à cet égard que la stratégie de M. Prodi est la bonne : fort engagement à assainir le budget, réduction des cotisations sociales sur tous les salaires pour réduire le « coin fiscal » et ainsi baisser le chômage structurel, libéralisation des services. En fait, les agences de notation financière pourraient bien devoir remonter leur note plus tôt qu’on ne le croit, en constatant que le potentiel de croissance italien s’améliore et que les déficits publics baissent. Les investisseurs, eux, n’attendront pas leur feu vert pour investir en Italie.