Le Pen et Mélenchon: la tentation italienne edit

Jan. 14, 2019

Le mouvement des Gilets jaunes semble avoir jeté un pont entre les populistes du Rassemblement national et ceux de la France insoumise. Certes, quelques passerelles existaient déjà dans la période précédente mais ce mouvement a permis un rapprochement plus net. Les uns et les autres, en effet, ont soutenu les Gilets jaunes, accablant de concert le pouvoir et les élites. Jean-Luc Mélenchon a rendu un vibrant hommage le 31 décembre, sur son blog, à Eric Drouet, l’un des porte-paroles de ce mouvement : « Monsieur Drouet, on vous retrouve avec plaisir. Puisse cette année être la vôtre, et celle du peuple redevenu souverain. Sur le seuil de ce début d’année prometteur, pour saluer tous les Gilets jaunes et l’histoire dont ils sont les dignes héritiers je vous dis merci, monsieur Drouet. » S’agissant d’un homme proche de l’extrême-droite, qui, le 13 juin, relayait une publication demandant à Emmanuel Macron de « diminuer le coût de plusieurs milliards consacrés à l’immigration chaque année », un coût « honteux », cette fascination qu’il exerce sur Jean-Luc Mélenchon montre que ce dernier considère le mouvement des Gilets jaunes comme « un bloc ».  Marine de Pen de son côté a estimé que la crise des Gilets jaunes avait fait apparaître des « convergences » entre son parti et celui de Jean-Luc Mélenchon.

Alors que semble s’ébaucher un rapprochement entre les deux populismes, la perspective de la recomposition d’une droite et d’une gauche ne cesse en revanche de s’éloigner. La récente livraison du Baromètre mensuel Kantar-Sofres pour le Figaro Magazine, qui mesure l’évolution des cotes d’avenir des personnalités, le confirme. À gauche, la cote de Mélenchon perd six points chez les sympathisants du PS à 26%, inférieure désormais à ce qu’elle est chez ceux du Rassemblement national, à 31%. Cette baisse est la traduction politique des déclarations du chef des Insoumis contre la reconstitution de la gauche. Ainsi, en novembre dernier, au lendemain de l’élection législative partielle de l’Essonne, qui a vu la défaite de sa candidate, a-t-il mis en cause la campagne de second tour « faite sur le thème d’une soi-disant gauche rassemblée ». « Si haute que soit l’estime que j’ai pour le combat qu’a mené courageusement et infatigablement Farida Amrani, a-t-il ajouté, c’est mon devoir de dire ma conviction la plus profonde : un monde est mort et il est inutile et dangereux de vouloir faire comme si ce n’était pas le cas ». Le soutien de Jean-Luc Mélenchon à Eric Drouet a été critiqué par Benoît Hamon estimant qu’il « avait quitté les rives de la gauche ». À droite, la ligne politique du président de LR, Laurent Wauquiez, chassant sur les terres de l’extrême-droite et apportant son soutien aux Gilets jaunes, a accéléré la décomposition de son parti, écartelé entre le centre et l’extrême-droite. Ainsi, tandis que Wauquiez perd six points à 34% chez les sympathisants de son propre parti, Alain Juppé, qui a annoncé son départ de LR pendant que l’enquête était sur le terrain, gagne quatre points chez eux à 46%. En outre, le maire de Bordeaux gagne 23 points, à 53%, chez les sympathisants de la République en marche, attestant la proximité relativement forte entre les sympathisants des deux partis. Notons que la cote d’avenir de Wauquiez chez les sympathisants du RN n’est que de 16%, en recul de trois point, malgré son positionnement politique. Ainsi, face à l’impossibilité de reconstituer une gauche et une droite, l’hypothèse d’une alliance des deux populismes, la « tentation italienne », seule alternative actuelle possible au pouvoir en place, semble trouver quelque crédibilité.

Pourtant cette hypothèse n’a guère de chances de se réaliser, et ce pour trois raisons. La première est que Marine le Pen met une condition précise à tout rapprochement politique avec Jean-Luc Mélenchon, estimant que les deux formations divergent sur l'immigration et que ce dernier « n'a pas le courage d'effectuer la rupture politique qui serait nécessaire même si, incontestablement, les Gilets jaunes ont souligné certaines convergences entre nous. M. Mélenchon est assez intelligent pour s'être posé la question de l'immigration. La tentation de rompre avec cette idéologie immigrationniste ultraradicale lui a traversé l'esprit, mais il est coincé. Des gauchistes, des communautaristes et des indigénistes constituent l'ossature de son mouvement, plus que de son électorat », estime-t-elle. « En mettant à la porte la partie de la France insoumise qui représente le souverainisme et qui était critique à l'égard de la submersion migratoire, il s'est livré, pieds et poings, aux indigénistes (...) qui sont représentants d'une extrême gauche communautariste et immigrationniste. » Madame Le Pen ajoute, en conclusion, qu'elle n'a « pas le sentiment qu'on se soit rapprochés » entre le RN et LFI. « Sur le constat ça peut nous arriver d'être d'accord, mais sur les solutions nous avons en règle générale des propositions qui sont divergentes ».

Du coup, se sentant piégé, Jean-Luc Mélenchon a réagi en affirmant : « les divergences se sont creusées avec Marine Le Pen. Elle est habile, (...) c'est une manière de me mettre dans l'embarras. Elle dit qu'il y a des convergences, mais lesquelles ? Elle est pour la monarchie présidentielle, contre le passage à la VIe République, contre le référendum révocatoire (...), contre l'augmentation du Smic », a-t-il énuméré. Moi je suis un universaliste, elle est sur une ligne ethniciste, elle croit qu'un peuple se définit par sa religion, sa couleur de peau, alors que pour moi un peuple se définit par les principes qu'il met en commun ». En réalité, le chef des Insoumis se trouve, face à cet enjeu de l’immigration, dans une impasse stratégique de plus en plus évidente. Tandis qu’il condamne toute réactivation d’un rassemblement de la gauche, il exclut de son mouvement les plus clairement national-populistes, tel François Cocq, estimant inacceptable qu’il se présente comme un « orateur » du mouvement : « CNews, explique-t-il, déclare porte-parole “insoumis” un nationaliste qui a été banni du mouvement comme François Cocq ! Assez de manipulations. » Celui-ci a répondu que le député des Bouches-du-Rhône lui avait envoyé un message une heure avant, lui annonçant qu’il allait publier un Tweet pour dire que l’enseignant parlait « au nom de la tendance (…) nationale identitaire ». Mélenchon a été pris à partie dans son propre mouvement pour cette décision unilatérale. Pris ainsi en étau entre les nationaux-populistes et une gauche « diversitaire » promouvant une version très différente de la laïcité, il se trouve aujourd’hui immobilisé, incapable de proposer une stratégie crédible et efficace et dans l’impossibilité d’opérer un changement d’orientation suffisant sur les questions touchant à l’immigration pour remplir les conditions posées par Marine le Pen.

La seconde raison est que, selon un sondage de l’IFOP, 82% des Français sont hostiles à une alliance entre les deux mouvements, ce qui inclut une bonne partie de leurs sympathisants. Ceux du RN y sont proportionnellement moins hostiles (49%) que ceux de LFI, dont seule une petite minorité (23%) se déclare favorable à une telle alliance.

La troisième raison est l’éventualité qu’Eric Drouet parvienne à construire un mouvement politique à partir de celui des Gilets jaunes et puisse troubler ainsi la recomposition du système partisan, interdisant aux deux partis populistes d’occuper seuls le terrain de la contestation. Or, face à ces deux partis, intégrés d’une certaine manière au système représentatif quelles que soient les critiques qu’ils formulent à son égard, Drouet pourrait incarner plus nettement qu’eux une opposition radicale à ce système en portant de manière plus crédible la revendication du « pouvoir au peuple ». Alors que Marine le Pen avait lancé sa campagne européenne aux côtés du Vice-Premier ministre italien Matteo Salvini, Eric Drouet, lui, s’est dit prêt à rencontrer Luigi Di Maio, l’autre Vice-Premier ministre italien, leader du mouvement 5 étoiles, qui a proposé aux manifestants français d'utiliser les outils de son parti pour mieux s'organiser, leur proposant d’utiliser leur plateforme en ligne « Rousseau », qui permet de structurer la base militante du M5S et d’organiser des « événements sur le territoire » ou de « choisir des candidats » et « définir le programme électoral », la forme de démocratie la plus directe » selon lui. Cette proposition pourrait séduire en France un mouvement qui réclame le référendum d’initiative citoyenne et rejette la démocratie représentative. Or, le Mouvement 5 étoiles dit vouloir s'inspirer du Contrat social de Jean-Jacques Rousseau qui condamnait ainsi le principe de la représentation : « La souveraineté ne peut pas être représentée par la même raison qu’elle ne peut être aliénée ; elle consiste essentiellement dans la volonté générale, et la volonté ne se représente point : elle est la même ou elle est autre ; il n’y a point de milieu. Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentant, ils ne sont que ses commissaires ; ils ne peuvent rien conclure définitivement. Toute loi que le peuple en personne n’a pas ratifiée est nulle ; ce n’est point une loi ». N’est-ce pas là une conception qui pourrait aller droit au cœur d’un populiste français ?

Si donc les deux partis populistes ne paraissent pas devoir céder à la « tentation italienne » en nouant une alliance, l’arrivée d’un troisième joueur populiste voulant établir une relation étroite avec un partenaire… italien pourrait rendre paradoxalement cette alliance plus improbable encore !