Capitulation de la Grèce face à l’Europe: le précédent du Japon edit
L’épée dans les reins, les autorités grecques ont accepté les conditions draconiennes imposées par l’Union européenne pour le déclenchement d’un troisième plan de secours à leur économie. Ce plan provoque un large scepticisme, en particulier pour l’argument politique qui retient notre attention ici : les mesures imposées sous diktat sont un déni de démocratie et ne permettent jamais leur « appropriation » par la population. Or, il y a eu diktat en Grèce, celui d’une menace d’exclusion de l’euro, et même mise sous tutelle (en juillet, on avait donné deux jours aux députés grecs pour se prononcer sur 1000 pages de textes de lois, des textes largement rédigés à l’étranger). Selon l’argument, le plan est voué à l’échec.
Un regard historique permet de soutenir l’inverse, en prenant l’exemple du Japon de 1946 écrasé militairement par les États-Unis : une grande défaite, comme celle d’ordre économique qu’ont subi les Grecs face au reste de l’Europe, peut très bien être suivie d’un fort rebond, et ceci malgré l’humiliation subie par la population. Et si l’action économique du gouvernement Tsipras a été calamiteuse jusqu’ici, son baroud d’honneur face à l’Europe a peut-être eu, si l’on peut dire, cet avantage politique de rendre la défaite plus implacable encore.
Au lendemain de la guerre, la situation du Japon est dans un état désastreux : on estime à 30% les équipements industriels détruits. Près de 70 villes ont été rasées par l’aviation américaine, dont deux avec des bombes atomiques. (On s’inspire pour ce qui suit du très bon livre de Frédéric Burguière (Institutions et pratiques financières au Japon, Hermann, 2014, prix spécial du jury du Prix Turgot 2015). À l’armistice, le général McArthur prend la direction du pays, mais sauve la tête de l’empereur et laisse en gros jusqu'au début 1948 la gestion économique entre des mains japonaises. Ce furent celles d’un ministre des Finances très keynésien qui engagea fortement le budget public dans la reconstruction du pays, mais en le finançant essentiellement par voie monétaire. Les fortes injections de liquidités dans une économie de pénurie entrainèrent vite une violente inflation. D’où, dès 1948, un recadrage très strict par les autorités américaines.
Cette nouvelle direction est marquée par deux noms : Joseph Dodge et Carl Shoup. Joseph Dodge arrive avec les pleins pouvoirs reçus du président Truman. Il pesait davantage politiquement que le général McArthur, que le Premier ministre Yoshida et que la Diète, le parlement japonais. C’est lui qui posa le principe d’un strict équilibre budgétaire, conservé par le Japon jusqu'au choc pétrolier de 1974. C'est lui qui entreprit les réformes majeures qui ont marqué le Japon de la deuxième moitié du 20ème siècle : réduction de l’interventionnisme de l’État, interdiction de son financement monétaire, démantèlement des grands keiretsus, tout cela aidé, on va y venir, par une forte dévaluation du yen contre le dollar. Carl Shoup était un universitaire spécialiste de fiscalité. Il entreprit la complète refonte du système fiscal japonais pour lui donner la forme qu’il garde encore largement aujourd’hui (il échoua seulement dans son projet de TVA, qui dut attendre 1989 pour être appliquée).
Et les Japonais là-dedans ? Au mieux, l’administration était au service des fonctionnaires américains présents sur place ; au pire, elle ne barrait pas les réformes. L’opinion publique, dans l’atmosphère de l’humiliante défaite, n’était certainement pas dans l’« appropriation » des réformes, un mot marqué d’ailleurs d’une certaine condescendance. On serait plutôt entre sidération, résignation et soumission. Il n’y a pas d’ailleurs d’autre attitude à avoir vis-à-vis du passé si l’on veut s’en débarrasser au plus vite et regarder vers l’avenir. Lors d’une reddition inconditionnelle, les querelles politiques internes passent au second plan. De fait, le plan américain a marché.
La situation économique du Japon de l’époque n’est bien-sûr pas celle de la Grèce aujourd’hui : le Japon n’était pas du tout endetté au sortir de la guerre, alors que la Grèce a une dette publique à plus de deux fois son PIB. Mais, en matière de dette, les flux de financement importent peut-être plus que le niveau absolu de la dette. Le Japon a bénéficié d’une forte aide américaine, avant de pouvoir accéder aux marchés financiers internationaux. Le montant reçu s’est élevé à 1,9 Md$ sur la période 1946-51, soit 25 Md$ en dollars de 2015. Soit 320 € de 2015 par habitant (pour une population alors de près de 70 millions d’habitants). Mais la Grèce devrait, selon l’accord récent, bénéficier d’un plan d’investissement de 35 Md€[1], ce qui fait, avec 3.200 €, dix fois plus par habitant.
Si la dette publique a crû massivement en Grèce en proportion du PIB, de 130% à près de 200% en 2012 et 2015, c’est avant tout en raison du dénominateur du ratio, le PIB, qui a baissé de 25%. Cette chute ramène le PIB par tête en pouvoir d’achat du citoyen grec en 2014 à un niveau de 72, bien en deçà de la moyenne de 100 pour l’Europe à 28. Mais, pour avoir une référence, mieux encore que la Pologne qui est à 68.
Comme la dette grecque est insoutenable, elle ne sera pas soutenue. Le débat conduit en Europe par l’Allemagne se cache derrière la possibilité juridique de procéder à des abandons en capital. Mais différer les remboursements et réduire les taux a économiquement le même effet, sans la même charge psychologique et probablement juridique. (Après tout, une dette perpétuelle à taux d'intérêt nul est-elle encore une dette ?) C’est bien ce qui s’est passé, sans pathos excessif outre-Rhin, lors du 2ème plan de secours de la Grèce en 2012.
On dira que la démographie diffère radicalement aussi dans les deux situations : le Japon commençait après-guerre son stupéfiant rattrapage démographique quand la Grèce a une des démographies les plus déclinantes d’Europe. Mais ce qui compte est la population active : le Japon essuyait 2,1 millions de pertes militaires, c'est-à-dire surtout des hommes jeunes. (Il en allait autrement à l’époque en Allemagne de l’ouest, qui a rapidement compensé ses énormes pertes civiles et militaires par l’afflux de 12 millions d’immigrés de culture allemande et souvent bien formés, soit le quart de la population du pays.)
De même, le Japon a eu (comme l’Allemagne) cette chance au sortir de la guerre, parce que puissance vaincue, d’échapper à l’obligation imposée à ses alliés par les États-Unis de réarmer au moment où démarrait la guerre froide. L’obligation a pesé lourdement sur la croissance française et britannique, et bénéficiait à… l’Allemagne et dans une bien moindre mesure au Japon, qui avaient la base industrielle pour livrer les biens d’équipement. C’est ce qui faisait dire avec humour au Premier ministre britannique Macmillan : « Bien sûr, si on avait réussi à perdre deux guerres mondiales, à effacer tous nos dettes et à se dégager de nos obligations internationales, on serait aussi riches que les Allemands. »
La défaite grecque aura les mêmes effets : ses dépenses militaires, à plus de 4% du PIB, étaient un record dans l’OTAN. Elles étaient infécondes économiquement puisque reposant intégralement sur l’importation. Et infécondes stratégiquement, puisque elles comptaient pour zéro l’appui géostratégique de l’appartenance à l’Europe en cas de menace militaire. Les voici réduites de plus de moitié grâce à la mise sous tutelle, une sorte de dividende de la paix, et au fond, à la satisfaction d’une grande partie du corps politique, sous la coupe jusqu’ici du lobby militaire. Ce point montre d’ailleurs que le gouvernement Tsipras avait déjà perdu la partie au moment d’entamer son bras de fer avec l’Europe : l’attachement grec à l’euro, c'est-à-dire à l’Europe, marque l’incontournable dépendance géostratégique d’un pays entouré des Balkans, de la Turquie d’Erdogan et maintenant du Moyen-Orient et de la Lybie qui se délitent rapidement et envoient par milliers des immigrés sur ses côtes. D’une certaine manière, les Grecs s’étaient déjà trop « approprié » l’Europe pour que leur gouvernement puisse user de l’argument.
La compétitivité enfin. Le Japon a bénéficié sur initiative américaine d’un formidable coup de pouce via la fixation du yen au niveau très compétitif de 360 yens pour un dollar. Ce fut la rampe de lancement des exportations. On n’est pas trop loin de cela pour la Grèce, malgré l’arrimage à l’euro et l’impossibilité de dévaluer : son taux de change réel, c'est-à-dire mesuré en termes de compétitivité cout, s’est fortement déprécié. Le cout salarial, mesuré par le SMIC, a baissé de 22% depuis son pic de 2012 (il avait crû au rythme de 5,3% l’an entre 2000 et 2009 !), davantage encore pour le salaire moyen.
La seule grande différence est que Japon restait une puissance industrielle de taille moyenne au sortir de la guerre alors que la Grèce a une base industrielle quasi-nulle. Il est aisé de remplacer les bâtiments et les machines quand l’appareil industriel a été détruit (c’est le capital humain qui compte) ; il est difficile, même avec un taux de change réel attractif, de les faire naître. Ce qui ramène la question grecque à ses deux points essentiels. Économiquement, la base industrielle et de services du pays ne pourra se construire qu’à partir de capitaux investis par l’étranger. On a vu que les flux d’argent public se comparent très favorablement à ceux dont a bénéficié alors le Japon. Mais y aura-t-il au-delà les apports de capital privé attiré par les atouts du pays ?
Politiquement, la capitulation a-t-elle été aussi totale que pour le Japon de l’époque ? Verra-t-on la stupeur de la classe politique propre à assurer une certaine stabilité dans les années à venir, et à commencer lors des élections législatives du 20 septembre. C’est l’autre grande inconnue.
[1] Montant qui va s’ajouter aux transferts habituels à la Grèce au titre des fonds structurels européens, la Commission européenne ayant proposé récemment qu’on supprime la part de cofinancement assuré par la Grèce et qu’on avance à 2015 et 2016, pour 1 Md€, les montants alloués sur le plan 2014-2020.
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