Un vrai budget fédéral? edit

30 juin 2020

Le 27 mai 2020, dans son projet d’un nouveau cadre financier multiannuel (MFF) qui déterminera le budget de l’UE pour les sept prochaines années, la Commission européenne a proposé d’ajouter  au budget conventionnel de l’UE un New Generation Fund : un fonds provisoire pouvant aller jusqu’à 750 milliards d’euros,  alimenté par des obligations que la Commission serait autorisée à émettre. Quelques jours auparavant cette approche avait été esquissée par une initiative conjointe de Angela Merkel et Emmanuel Macron, qui avaient évoqué un fonds de relance de 500 millions d’euros. Si cette idée était retenue, il s’agirait d’une nouvelle donne radicale dans l’histoire de l’intégration de l’Union européenne. Car jamais l’UE ne s’est engagée à ce niveau de solidarité et de financement conjoint comme avec ce fonds de relance, même provisoire. Certes il a déjà été permis aux institutions européennes d’émettre des titres communs, mais jamais à l’échelle e avec les finalités de ce nouveau programme.

Si les deux propositions disent que le remboursement de la dette pourrait impliquer la création d’une “nouvelle ressource propre de l’UE”, celle de la Commission est plus explicite. Les obligations que la Commission serait autorisée à émettre seraient garanties par le budget commun et remboursées en trente ans, à partir de 2028. A cette fin, le plafond des revenus disponibles pour le budget serait temporairement porté à 2% du PIB de l’UE (contre 1,2 actuellement). Ce qui a amené certains commentateurs à dire que l’UE se rapproche de son “moment Hamilton”. Mais de quoi s’agit-il?

En 1790 les États-Unis d’Amérique, nouvellement constitués, étaient fragiles. Non seulement l’Angleterre, ancien pays maître colonial, mais aussi d’autres puissances européennes pariaient sur l’échec de cette nouvelle entité et étaient prêts à s’en partager la dépouille. Les USA vacillaient notamment sur la dette accumulée par les treize anciennes colonies pour financer leur participation à la guerre d’Indépendance. Le problème étant non seulement le poids global de cette dette mais sa répartition inégale : plus lourde sur les États plus pauvres du Nord et plus légère sur les plus riches États du Sud. Alexander Hamilton, le Secrétaire du Trésor, convainquit le président Georges Washington de transférer cette dette des États à l’Union, avec la garantie du budget fédéral. Les états du Sud comprirent que la situation était suffisamment sérieuse pour s’engager à plus de solidarité. Ils obtinrent en échange que la capitale fédérale fût construite sur un territoire de la Virginie, à l’époque l'État le plus important et le plus prospère de l’Union; la région entourant la capitale allait devenir le District de Columbia. Avec cet accord Hamilton allait sauver l’Union et aussi, à en croire certains de ses détracteurs, ses amis des banques de New York (sa circonscription) et Londres. L’augmentation des droits de douane nécessaire pour soutenir la dette fédérale fut aussi bien utile pour protéger l’industrie naissante de l’Union qui était concentrée au Nord : un beau succès politique à tous égards.

L’Union européenne a aujourd’hui le même problème : une dette potentielle gigantesque, inégalement répartie entre ses membres, qui menace la cohésion même de l’UE et l’existence de l’euro. Cette inégalité devrait augmenter et pourrait à terme être fatale dans une Union aux prises avec une récession sans précédent. L’Europe est-elle donc face à son “moment Hamilton” ? La réponse est hélas : pas vraiment, parce que personne dans l’Union ne propose de mutualiser la dette publique, mais aussi pour d’autres motifs importants.

Pour réaliser son plan, Hamilton n’eut pas besoin de changer la Constitution qui conférait déjà au Congrès tous les pouvoirs nécessaires pour augmenter les impôts fédéraux. Il n’existe pas de disposition similaire dans l’UE. Les articles 310 à 312 du traité stipulent que le budget doit être équilibré ; les ressources nécessaires pour le financer requièrent l’approbation unanime des états membres et doivent être ratifiées par leurs parlements. Dans toute l’histoire des démocraties, le pouvoir de lever l’impôt est l’un des principaux attributs de la souveraineté et il exige une forte légitimité des institutions qui en sont chargées. La différence entre l’UE d’aujourd’hui et les USA, même de l’époque de Hamilton, est que les USA étaient déjà une fédération alors que l’UE ne l’est pas, ou au moins pas encore. On voit bien que pour changer le traité et donner à aux institutions européennes le pouvoir de lever l’impôt il faudrait une réforme institutionnelle bien plus ambitieuse que tout ce qui a été fait jusqu’à présent et passer à une vitesse supérieure à l’approche graduelle qui a été pratiquée jusqu’ici. Les États-membres sont-ils prêts à faire ce saut ? Il semble que, pour l’instant au moins, personne ne soit prêt à ne fût-ce que se poser la question.

On pourrait dire que tout ceci est vrai, mais que tant la proposition de la Commission que la proposition franco-allemande suggèrent que le budget devrait financé par des “ressources propres”. S’agit-il alors d’un pas vers le plan de Hamilton ? Oui et non. Il y a deux concepts à ne pas confondre : celui d’une “capacité fiscale autonome” des institutions européennes et celui des “ressources propres”. Comme nous l’avons vu, le premier passe nécessairement par une réforme institutionnelle majeure. Pour ce qui est du second, la mention au traité de “ressources propres” est ambigüe. Les historiens se souviendront que ces mots apparaissent au début des années ‘70 à l’insistance de la France, qui voulait s’assurer que le financement de la Politique Agricole Commune, à l’époque de loin la dépense la plus importante du budget, ne serait pas pris en otage chaque année par les décisions des parlements nationaux. Il fut d’abord décidé que les droits de douane (y inclus les prélèvements sur les importations agricoles) devraient presqu’entièrement aller au budget européen. Ce qui avait un sens puisque dans une union douanière il est impossible de savoir à l’entrée des marchandises quel sera leur pays de destination finale. Pendant ce temps les Etats membres avaient convenu d’introduire la TVA comme principale taxe indirecte pour toute l’UE et il avait semblé logique qu’une petite partie de celle-ci puisse devenir une deuxième “ressource propre”. La réalité a été un peu différente. Il n’y a jamais eu d’harmonisation de l’assiette de la TVA, et encore moins de ses taux ; les systèmes nationaux sont encore pleins de régimes d’exceptions et de dérogations. Résultat, loin d’être une vraie “ressource propre”, la « base TVA » est à peine plus qu’une méthode statistique alternative pour fixer les contributions nationales au budget européen. Par ailleurs un problème supplémentaire surgit quand certains états tels que le Royaume-Uni ont fait remarquer que les recettes de la TVA reflètent d’une façon imparfaite l’évolution du PIB, et se sont donc estimés désavantagés. Quand, au cours des années 1990, le développement des politiques de cohésion a rendu nécessaire l’augmentation du budget, il est apparu que la meilleure solution consistait à réduire encore la part de la TVA et utiliser les contributions nationales basées sur le PIB comme principale source de revenus. A-t-on trahi le traité? Pas vraiment. On peut arguer que les contributions nationales peuvent être assimilées à des “ressources propres” parce que leur paiement au budget est obligatoire. Aucun parlement national ne pourrait faire à l’UE ce que Trump menace de faire au budget de l’OMS. Les marchés préféreraient probablement une dette UE garantie par un véritable budget fédéral, mais vu l’équilibre institutionnel actuel, ce qui compte le plus pour eux est que le remboursement soit assuré; que ce remboursement vienne de contributions calculées sur la base d’un PIB national ou d’une partie d’une taxe plus ou moins harmonisée importe peu.

Il y a une autre difficulté sur le chemin des “ressources propres”. À l’époque de Hamilton, la part de la taxation dans l’économie était très modeste et il en fut ainsi jusqu’à la première guerre mondiale. Aujourd’hui la pression fiscale se situe entre 40 et 50% du PIB dans presque tous les pays de l’UE. Son augmentation est impopulaire partout. Il est dès lors extrêmement difficile d’introduire de nouvelles sources de revenu au bénéfice de l’UE sans réduire d’autres taxes existantes ou sans priver les Etats membres d’une partie de leurs revenus. On peut bien sûr soutenir que les politiques communes devraient avoir de meilleurs résultats avec moins d’argent, mais leurs coûts et bénéfices ne seraient pas répartis de la même manière. Qui plus est, aucun gouvernement n’aime renoncer à son pouvoir de lever l’impôt. L’alternative est l’idée politiquement populaire de “faire payer les étrangers”, ce qui, nous le verrons, n’est pas aussi simple qu’on pourrait le croire. Enfin, nous avons toujours l’héritage d’une longue et pénible controverse avec le Royaume-Uni. Quel que ce soit le type de revenus destinés à l’UE, les États-membres auront toujours en tête le solde net entre ce qu’ils paient et ce qu’ils reçoivent.

La création de nouvelles “ressources propres” aurait une incontestable valeur politique et symbolique, mais on n’introduit pas de taxes nouvelles uniquement pour de telles raisons. Elles doivent aussi répondre à une logique fiscale, et leurs bénéfices pour le marché unique et l’économie européenne doivent être prouvés. Toute nouvelle mesure doit réussir ce test avant d’être prise au sérieux. Ceci est d’autant plus vrai dans le contexte actuel d’une terrible récession, où toute mesure fiscale doit en premier lieu être favorable à la croissance. Il serait également préférable de choisir des taxes dont le produit ne risque pas de diminuer avec le temps. De plus, il faudrait dans l’idéal des taxes pouvant aller entièrement au budget commun et, comme les droits de douane, difficiles à distribuer entre états membres.

La proposition de la Commission est une longue “shopping list”, avec certaines idées déjà envisagées dans le passé, mais elle manque de détails sans lesquels il est très difficile d’évaluer la crédibilité du chiffre de 25 à 35 milliards d’euros annuels annoncé. On peut les classer en deux grandes catégories.

La première est liée au European green deal, clef de voute de la stratégie économique de la Commission, qui envisage notamment de taxer des produits ou des secteurs spécifiques. Les matériaux de plastique non recyclables et le transport aérien et maritime ont longtemps été des cibles de la communauté militante écologiste. Les taxer rendrait l’UE populaire dans ces milieux. Le problème est que la taxe sur le plastique non recyclable ne survivrait pas longtemps puisqu’il existe déjà des normes pour l’éliminer progressivement. Les transports aérien et maritime sont un sujet plus sérieux. Leur contribution à l’augmentation des émissions de carbone, même partielle, est indiscutable. Ce sont toutefois des secteurs sévèrement frappés par la récession. Pour soutenir la relance, il faudra aussi revitaliser le tourisme et, plus généralement, le commerce international, chose difficile à réaliser sans industrie solide du transport aérien et maritime. L’épidémie et le confinement ont mené plusieurs de ces entreprises au bord de la faillite. Elles sont sauvées par des interventions étatiques ou des nationalisations mais, même dans la meilleure des hypothèses, elles mettront du temps à retrouver leur bonne santé. Il est dès lors difficile de comprendre le raisonnement sous-jacent à l’instauration de nouveaux impôts.

Il y a une autre proposition plus sensée : la création de nouveaux revenus européens basé sur l’ETS (émission trading system), le système complexe de plafonds d’émissions et d’échanges des permis d’émettre offerts aux secteurs et aux entreprises pour soutenir l’objectif de zéro émission. Développer le système de l’ETS aurait notamment pour conséquence l’augmentation des coûts de certains secteurs industriels : l’acier, le ciment, l’aluminium, les plastiques en sont d’évidents exemples. Si, comme on le craint, les principaux partenaires commerciaux de l’UE devaient ne pas suivre l’UE en ce sens, la note pourrait être salée pour l’industrie européenne. Ce que l’on pourrait compenser par une “taxe carbone aux frontières” prélevée sur les importations dans l’UE. Il serait logique d’en faire alors une “ressource propre” : la Commission travaille actuellement sur des propositions concrètes qu’il est trop tôt pour évoquer. Nous savons néanmoins que le dossier se heurte à de gros obstacles techniques. Il faudra aussi veiller à ce que la nouvelle taxe soit compatible avec l’OMC. Mais même dans ce cas, l’UE peut s’attendre à une réaction politique du reste du monde, y compris des États-Unis.

La seconde série d’idées de la Commission peut être regroupée au chapitre “politique industrielle”. Une proposition consiste à prendre comme “ressource propre” le fruit d’une taxe sur le numérique. On en a longtemps discuté et certains Etats-membres (dont la France et l’Italie) ont déjà bougé dans cette direction sans encore concrétiser. D’un côté, l’idée jouit d’un large soutien politique ; l’opinion publique ne comprend pas pourquoi des géants du numérique comme les GAFAs (Google, Amazon, Facebook, Apple) paient un minimum de taxes dans les pays où ils opèrent. D’un autre côté, le sujet est truffé de difficultés techniques. L’origine du problème n’est pas seulement la différence des régimes fiscaux nationaux, c’est aussi la difficulté qu’il y a à prendre en compte l’importance croissante de valeurs immatérielles comme la propriété intellectuelle. La question est hautement politique, bon nombre de ces entreprises étant américaines. Pour éviter un conflit avec les Etats-Unis, il a été décidé de rechercher un accord au sein de l’OCDE. L’affaire ne se présente hélas pas très bien. Si la négociation échoue, l’UE devra décider si elle veut agir seule. Une telle taxe, si elle était introduite, deviendrait une “ressource propre”, mais pour que cela advienne celle-ci devrait être complètement harmonisée dans l’ensemble de l’UE. La Commission mentionne aussi une taxe plus mystérieuse sur “les grandes entreprises qui profitent du marché unique”, ce qui est trop peu précis pour être évoqué à ce stade. Il pourrait s’agir d’une version plus large de la taxe numérique, pour échapper à l’accusation de viser principalement des sociétés américaines.

La conclusion de cette analyse est que les deux meilleurs candidats au statut de “ressource propre” du budget de l’UE sont la taxe carbone aux frontières et la taxe numérique. Toutes deux controversées, encore mal définies et toutes deux de nature à créer un conflit avec les partenaires européens de l’UE, y compris les États-Unis. On peut imaginer que l’UE, si elle arrive à ce stade, voudra éviter de faire face à deux fronts simultanés et qu’il lui faudra alors choisir.

Quoiqu’il arrive, les négociations sur le nouveau MFF vont probablement occuper une bonne partie de l’année, voire toute l’année. La liste des obstacles politiques est longue. Elle comporte les problèmes habituels dans ce genre de discussion, avec en outre la taille du nouveau Fonds, sa durée, l’équilibre entre les subventions et les prêts, les critères de leur allocation, les procédures de décision et les conditions afférentes (fiscales, politiques, économiques). Tous les participants devront définir leurs priorités. Est-ce que les “ressources propres” en feront partie ? On peut en douter. D’un côté le thème a une valeur symbolique. D’un autre, il faudra du temps pour se mettre d’accord sur une taxe carbone aux frontières et/ou une taxe numérique, ou sur toute autre idée encore floue. D’après la proposition de la Commission, elles ne sont pas nécessaires avant 2028, quand il faudra commencer à rembourser les obligations du plan de relance. Ce qui donne plus de temps au débat, mais risque aussi de le reléguer loin derrière d’autres priorités.

On retiendra donc que l’UE n’est pas en train de s’approcher de son “moment Hamilton” mais plutôt de changer de vitesse dans la logique fonctionnelle et graduelle qui a prévalu depuis le début, comme ce fut le cas avec le marché unique et l’euro. Pendant ce temps le Hamilton européen doit attendre. Il devra être patient, et prudent pour ne pas se faire tuer dans un duel idiot comme son prédécesseur américain.

Cet article est basé sur une version anglaise déjà publiée à Rome par les “Policy papers” de la SEP-LUISS.