Services publics: le monopole d’État de l’algorithme edit

18 septembre 2023

Bienvenue dans l’État connecté. La marche vers la numérisation des services publics est largement engagée : difficile au citoyen lambda de s’affranchir de cette évolution pour une multitude d’actes qui règlent sa vie (impôts, permis de conduire, acte de naissance, prestations sociales, etc.). Peut-on vivre dans le monde d’aujourd’hui sans s’être imbibé du mode de penser et du mode de fonctionnement d’homo numericus ? Sans doute pas. Mais les choses se compliquent dans la mesure où, dans le domaine de la vie civile, l’État possède le monopole de l’accès, d’une part, et où, animé sûrement d’immenses intentions louables, il emploie à cet effet des virtuoses de l’informatique habités par le culte de la performance numérique, d’autre part[1]. Quitte à laisser sur le bord des autoroutes de l’information nombre d’honnêtes citoyens, médusés d’être renvoyés à leur incompétence.

Services publics numérisés: rush vers l’anxiété

La ruée vers la transformation numérique de l’action publique [2] est génératrice d’anxiété. Certes, la plupart des citoyens applaudissent à cette évolution, gage d’information, de rapidité d’accès et de résolution de problèmes, mais cette promesse sombre trop souvent dans la désillusion. Outre les bugs très fréquents (ces services supposent un entretien constant par des équipes d’informaticiens), l’usage de ces plateformes incline à se complexifier : en effet, l’accès au service est presque toujours précédé de l’obligation de s’identifier via un autre site (par exemple pour France-Connect via celui du ministère des Finances ou celui d’Ameli), de s’inscrire et de donner toutes ses coordonnées à un site tiers (par exemple celle du musée pour acheter un ticket d’entrée), etc., bref il va rarement droit au but et multiplie les inquisitions. L’internaute a alors l’impression d’être aspiré par une baïne qui l’attire vers les fonds de l’océan bureaucratique. Par ailleurs, une armée d’entreprises plus ou moins fiables, et souvent payantes, se sont créées se proposant comme intermédiaires, afin de faciliter l’accès à ces services : elles constituent de véritables nuisances pour les internautes peu expérimentés qui, une fois engagés, ont du mal à reculer. Seul devant des interfaces qui semblent vouloir rendre l’utilisateur plus intelligent et au contraire le renvoient à son insignifiance, seul face à des aide-robots qui lui proposent dix questions préformulées la plupart du temps en survol absolu par rapport à l’objet de sa requête, seul face à l’absence de numéro de téléphone comme ultime recours (une issue de retour au monde humain qui figure pourtant chez la plupart des services privés), seul face aux changements fréquents de design des sites et des exigences d’identification qu’ils requièrent, seul face à la mémorisation des identifiants et des mots de passe, le citoyen lambda souvent piétine – parfois, accablé par sa propre ignorance, il se retire carrément. Légitimement il se demande alors : tout ça pour ça ? Dans le cas de la recherche d’un acte de naissance, par exemple, quelle est la solution la plus rapide : envoyer une demande en papier libre à sa mairie de naissance (chose encore possible, mais jusqu’à quand ?), marcher jusqu’à une mairie, s’engouffrer dans les chausse-trappes de France-Connect ? On mesure alors les frustrations qu’engendre le fait d’avoir un interlocuteur unique – sans d’ailleurs que nous puissions fournir une solution satisfaisante à ce monopole d’État. L’achat d’un livre est bien moins compliqué, peut-on maugréer, puisque les vendeurs rivalisent d’efforts pour vous avoir comme client.

Finalement, l’impression d’isolement face à la marche vers la numérisation englobe un public bien plus large que les 15 % de personnes atteintes d’illectronisme[3] – on nomme ainsi le fait de ne pas maîtriser les compétences de base pour se servir d’Internet, une situation qui est aussi souvent liée au fait de ne pas avoir de connexion. Certes, pour la majeure partie des individus, notamment des jeunes, l’usage du numérique se cantonne à des opérations simples, comme la communication par des messageries et des réseaux sociaux, et à des actes de consommation. Il apparaît alors comme l’enfance de l’art, presque comme une compétence génétiquement programmée. Mais la sphère des activités qui suppose une navigation complexe est devenue infinie, d’abord dans le travail, mais aussi dans la vie citoyenne. Derrière ce changement anthropologique pèse le poids de l’imaginaire des informaticiens et des ingénieurs : pour eux, l’interlocuteur d’évidence, c’est homo numericus.

Homo numericus comme idéal-type

Qui est cet homo numericus ? Un solutionniste de tout, un jongleur de la data, un fébrile hyperperformant guidé par la luminosité de la synthèse hic et nunc, doté d’une plasticité intellectuelle et d’une dextérité à la reprogrammation personnelle sous tous les cieux de jour comme de nuit. Un individu qui parle et pense « numérique », ne connaît aucune frontière entre son environnement et l’infini virtuel, un électron libre qui répond à la nanoseconde aux clics que lui suggèrent les algorithmes. Un oiseau rare qui donne des complexes à tout le reste de la société, mais qui figure comme le seul être plausible pour ceux qui pensent et qui conçoivent la numérisation de la société.
On fait souvent silence sur une angoisse, celle de la confrontation au Sisyphe numérique. Comment être à la hauteur des défis que pose un environnement renouvelé en permanence sous la promesse pile – de faciliter la vie et d’étendre nos libertés –, et face – d’augmenter les performances des organisations ? Confronté à cet avenir radieux l’internaute est tenu à s’engager dans un processus de formation au fil de l’eau. Il vit sous la menace de nouvelles performances à atteindre et, corrélativement, du constat potentiel de l’obsolescence de ses compétences et de sa propre déqualification. Quel nigaud n’aurait pas déjà expérimenté les ressources de Chat GPT ? Dans cette course, ce sont les diplômés qui gagnent – les études sur les pratiques digitales indiquent, sans surprise, que la maîtrise et la diversité des usages sont corrélées avec le niveau éducatif, plus encore qu’avec l’âge.

Seules des personnes profondément acculturées au maniement des logiciels et du jargon informatique, en général celles qui font un usage savant du numérique dans leur vie professionnelle, fonctionnent avec allégresse et dextérité dans le monde d’Elon Musk, et encore ! Celles-ci doivent en effet sans cesse s’adapter à de nouveaux softwares ou à de nouvelles exigences introduites par les opérateurs de plateformes largement dictées, elles, par le souci d’identifier l’internaute dans ses multiples dimensions socioéconomiques et culturelles et d’établir des interconnexions entre services. Les logiques de marchandisation et de surveillance logées dans les moindres recoins des services numériques devraient inciter l’internaute à une multitude des gestes pour s’écarter de l’emprise des cookies, des kits de développement logiciel (SDK) et des systèmes d’autorisation qui permettent de capter et de croiser des données personnelles. Mais la plupart du temps, l’internaute y pense et il oublie car personne n’a envie d’être sur ses gardes constamment, surtout car cette vigilance fait perdre du temps alors que l’atout-clef des communications numériques, précisément, est d’en faire gagner. L’enquête Et Maintenant 2 conduite en 2022 sous l’égide d’Arte et France-Culture auprès d’une population très diplômée[4] démontrait clairement cette schizophrénie avec en contraste des millenials pianotant à toute allure avec une désinvolture fataliste et des boomers, plutôt inquiets face à Big Brother, cliquant sur le clavier d’une main tremblante. De surcroît les tenants et aboutissants de ces dispositifs sont la plupart du temps méconnus des internautes, même des plus experts. Seule une fraction d’entre eux est alors à l’aise dans cette mer changeante, et est capable d’entrer dans la course de vitesse avec les innovations et les pièges de l’écosystème numérique[5].

Les sentiments d’insécurité et de solitude face à la performance numérique ne sont jamais comptabilisés dans les éléments qui fragilisent psychologiquement des pans entiers de la société. On oublie en effet que pour naviguer allègrement dans l’univers des liens faibles, il faut être soi même très fort mentalement et qu’il faut s’être approprié cette assurance et cet automatisme mental de l’homo numericus. Faute de cette virtuosité, le citoyen lambda peut avoir l’impression d’un monde qui se construit et avance sans lui, modelé par le savoir et l’imaginaire des technologues : ces professionnels ne représentent guère plus que 2 à 3% de la population active.

[1] Marie Alauzen, Plis et replis de l’État plateforme, enquête sur la modernisation des services publics en France, thèse soutenue en 2019.

[2] « Seuls 32% des Français déclarent ne pas connaître de freins à l’utilisation de l’administration en ligne. Les autres évoquent : pour 25% la complexité des démarches (particulièrement les plus âgés, les non-diplômés et les habitants de petites communes) ;-pour 20% un manque général d’aisance avec l’informatique et internet, particulièrement les plus âgés, les non-diplômés et les retraités) ;-pour 18% la complexité des procédures ;-pour 18% la difficulté à joindre un agent. Plus d’un Français sur deux (56%) estime que les relations avec l’administration publique se sont modifiées depuis quelques années. 37% pensent qu’elles sont plus compliquées et 19% moins compliquées. Vie publique, « Transformation numérique de l’action publique : les risques de la dématérialisation pour les usagers », 21 janvier 2021.

[3] 15 % de la population française n’utilise pas Internet faute de connexion ou encore plus faute de compétence en numérique. Effets conjugués du renouvellement des générations, des politiques publiques et de l’intérêt bien compris par chacun après l’expérience du Covid, y compris des plus âgés, ce pourcentage incline à diminuer. Source : étude publiée par INSEE le 23 juin 2023.

[4] Enquête conduite auprès d’une population très diplômée (50 732 répondants à cette question) , à la question « Je sais que je laisse des traces sur Internet , et que fais-je ? » : 50 % des 25-39 ans répondaient « Ca me préoccupe mais bon…et 25 % répondaient « J’avoue, je m’en fous ».

[5] Le renforcement du droit européen (la RGPD, et le DSA bientôt, à partir de 2024) oblige aussi les plateformes à des réorganisations algorithmiques auxquelles l’internaute doit s’adapter, mais celles-ci sont évidemment bienvenues.