La russophonie et les diasporas, enjeu géopolitique edit

22 avril 2024

Le retour d’une guerre menée par la Russie aux portes de l’Europe a donné un contenu menaçant à la notion d’un « monde russe » extensible et sans frontières cultivée depuis deux décennies par le pouvoir et dans les médias russes[1] . La langue est un marqueur central de cette notion, ce qui fait de la russophonie un enjeu géopolitique. Mais la tentative poutinienne d’enrôler les diasporas et les russophones a des résultats contrastés.

Aujourd’hui la diaspora russe représente de 15 à 50 millions d'individus, et les russophones sont encore plus nombreux. On en compte plus de 280 millions dans le monde, quand la Russie ne compte que 142 millions d’habitants. À la chute de l’URSS, à côté du russe encore langue dominante et officielle, on comptait dans les ex-républiques environ une cinquantaine de langues. Si les Russes ne formaient que près de 52% de la population de l’URSS, 82% des Soviétiques parlaient couramment le russe, et 58% le considéraient comme leur langue maternelle. On estimait encore que 62% des non-Russes maîtrisaient parfaitement la langue de Pouchkine, tandis que seuls 3,5% des Russes pouvaient pratiquer la langue des autres nationalités là où ils résidaient (Asie centrale, Caucase…).

Le vaste ensemble de la russophonie n’est pas homogène. Les situations sont variées, même au sein du groupe central, entre les Russes ethniques restés dans les anciennes RSS devenues indépendantes et ceux qui ont émigré —et au sein de ces communautés les sensibilités, les représentations et les intérêts peuvent diverger. Une partie se laisse convaincre par la propagande télévisuelle, une partie est opposée à la politique de Poutine. Mais le Kremlin cultive l’idée de faire des Russes de l'étranger, et plus largement des russophones, les soldats potentiels d’une nouvelle guerre d'influence. Les multiples réseaux d’une russophonie multiforme sont devenus ses armes (oroujie) et outils (oroudie) privilégiés, au sens où l’entendait déjà le cinéma d’agit-prop de Dziga Vertov dans les années 1920. Comment, et avec quels résultats ?

Diasporas et émigrations

Réactivée par Poutine sous une forme offensive, l’idée d’un monde russe préexistait à son régime. On parlait dans les années 1990 « d’étranger proche » pour qualifier les ex-républiques soviétiques où vivaient encore des Russes ethniques. Dès son arrivée au pouvoir, Poutine s’est efforcé de redéfinir la politique russe à l’égard des ces diasporas ou minorités russes au sein des États issus de l’ex-URSS comme en dehors.

Un moment-clé fut l’extension de cette catégorisation plutôt poreuse aux collectivités issues des émigrations du XXe siècle, en Europe de l’Ouest et au-delà. Ainsi au travers du terme « sootetchesvennik », une loi de 2010 légitima cette notion de « compatriote » désignant des citoyens russes comme leurs descendants, pouvant ne pas vivre sur le territoire russe mais conservant un « lien spirituel sinon quasi génétique » à la Russie. Dans la Fédération de Russie, on fait toujours, comme au temps de l’Empire puis de l’Union soviétique, la différence entre la « citoyenneté » relevant de l’Etat et la « nationalité » conçue comme une identité ethnique et inaliénable. Cette différence recèle un potentiel géopolitique explosif, avec la mobilisation de l’irrédentisme.

Dans le discours poutinien, l’appartenance ethnique vient à primer lorsque les Russes d’Ukraine sont des Russes, donc des concitoyens avant d’être considérés comme citoyens ukrainiens ; ajoutons à cela la confusion entretenue entre Russes ethniques et russophones. En valorisant ces liens entre Russie, diaspora russe et russophones, le pouvoir russe ne cherche pas uniquement à consolider des réseaux mais aussi à légitimer de possibles interventions dans certains pays.

Cette vision géopolitique de la diaspora a aujourd’hui été élargie aux descendants de l’ancienne émigration blanche anti-bolchevique. Berlin et Paris ont été dans les années 1920 l’épicentre d’une émigration fuyant la guerre civile puis le stalinisme[2]. Ces capitales mêlaient déjà des émigrations très diverses à la fois sur le plan ethnique et politique, toutes soucieuses de préserver ou retrouver dans l’émigration leurs identités (arméniennes, juives, géorgiennes, ukrainiennes…) malmenées d’abord par l’Empire russe puis par les bolchéviques. Certains comme les Géorgiens bénéficiaient d’un gouvernement provisoire installé à Paris et reconnu par la SDN.

À cette première émigration massive (près de 800 000 personnes venues en France dans des conditions matérielles difficiles), succéda celle de la Seconde Guerre  mondiale : des Soviétiques dont les Ukrainiens fuyant le régime communiste pour s’installer en Europe ou voulant se réfugier en Amérique après 1945. D’autres vagues d’émigrations se succédèrent : la première dans les années 1970 de juifs quittant l’URSS pour Israël (ou vivent aujourd’hui près de deux millions d’ex-soviétiques), puis celle de la dissidence politique et artistique des années 1980, celle plus économique de l’après URSS des années 1990 complétée ensuite par des familles d’oligarques influents disséminés dans le monde au gré des paradis fiscaux. Ce dernier groupe est plus présent en terme de capitaux à Londres qualifié parfois de « Londongrad » alors qu’en France ces groupes ont acquis des biens immobiliers notamment à Courchevel où ils ont défrayé la chronique puis  sur la Côte d’Azur. Plus récemment, après 2022 près de deux millions de réfugiés nouveaux ont fui la Russie vers l’Europe et les anciennes républiques de l’URSS.

Ces différentes vagues aux motivations diverses sont restées assez clivées, ne se mélangeant pas entre elles, plus ou moins soucieuses selon les époques de s’intégrer à leur pays d’accueil tout en restant nostalgiques de leur culture d’origine[3]. Paris resta pendant toute la guerre froide jusqu’à la chute de l’URSS le siège de deux journaux influents de l’émigration, La Pensée Russe  (Rousskaya Mysl)  et La Parole Ukrainienne  (Ykrainskoe Slovo) mais aussi d’associations religieuses et de bibliothèques slaves toujours existantes, en lien avec leurs communautés. C’est à Paris que fut édité en 1973 par YMCA Press l’Archipel du Goulag au retentissement mondial et dont le manuscrit était parvenu clandestinement en France grâce à l’aide de diplomates français. Paris fut encore le lieu d’accueil d’un grand nombre de peintres non-conformistes d’URSS venus avec l’idée de reconstituer une mythique école russe d’avant-guerre. Elle fut aussi un carrefour important de la dissidence intellectuelle et politique réunissant nombre d’écrivains et poètes qui en 1980-1990 publiaient différentes revues en russe dans la tradition confinée du samizdat.

Un investissement idéologico-politique

Qu’elles soient proches ou lointaines, anciennes ou nouvelles, ces diasporas à des degrés divers sont devenues après 2003 l’objet d’un nouvel investissement idéologico-politique du pouvoir russe. Il vise à utiliser ces relais variés pour développer le rayonnement et la défense des intérêts d’un monde russophone hors Russie, s’inscrivant comme fer de lance du nouveau nationalisme et de l’orthodoxie russe dans un contexte de globalisation accélérée. La télévision par câble et par satellite a été un moyen majeur de renouer le contact avec ces communautés, cibles privilégiées d’une propagande jouant sans vergogne sur l’émotion pour aviver un sentiment national d’autant plus puissant qu’il s’appuie sur la nostalgie et la part identitaire qui, quelle que soit la réussite d’une intégration, résiste envers et contre tout.

Ces diasporas russes sont censées permettre d’organiser les bases de nouvelles « sphères d’influence ». Ce mouvement a précédé les frictions avec l’Occident souvent associées au « moment 2008 », entre le sommet de Bucarest (avril) et la guerre de Géorgie (août). C’est dès 2007, par un décret présidentiel, que Poutine institue la fondation  Rousskiï Mir/ Monde Russe chargée d’apporter un nouvel élan aux initiatives déjà existantes de soutien au développement culturel et éducatif à l’étranger ciblant essentiellement ces diasporas russes. Bien que divisées, celles-ci restent les leviers potentiels d’un soft power russe dans un contexte revanchard et nationaliste. Relayée par l’Église orthodoxe et par les médias russophones, la fondation est dirigée depuis 2022 par Viatcheslav Nikonov ex-apparatchik communiste de la nomenklatura et petit-fils de Molotov (ancien ministre des Affaires étrangères de Staline), aujourd’hui député de Russie Unie à la Douma, à la fois anglophone et francophone. La fondation fédère un réseau de partenaires au travers des bureaux de Rossotroudnitchestvo (« Collaboration Russe ») autour de 85 représentations dans 75 pays en charge de la diffusion de la science et la culture russe tous azimut. Différentes fondations d’oligarques russe gravitent autour de ce pôle et contribuent à le financer.

On retrouve ici une instrumentalisation de l’émigration russe, déjà familière du temps de l’URSS puis plus effective sous Eltsine réhabilitant sur la scène publique russe l’Aigle bicéphal et la famille tsariste comme les anciens généraux de l’armée Blanche. À l’instar des Instituts Confucius (une centaine dans le monde dont 18 en France) érigés par la Chine, il s’agit pour la Russie de légitimer un monde russe s’étendant non pas seulement dans les anciennes RSS mais en Europe, spécialement en Allemagne où résident plus de 3,5 millions d’émigrés d’URSS dont une majorité d’origine russe, et au-delà.

Mais la propagande ne s'adresse pas seulement aux Russes ethniques des diasporas. Elle touche aussi les russophones, intégrés par la langue aux représentations du monde russe et à la tradition d'une défiance envers l’Occident qui sont pour parties héritées, pour partie forgées par le Kremlin et ses relais médiatiques. Ce monde russophone élargi est devenu peu à peu l’instrument privilégié du nouveau soft power russe à l’étranger. Mais avec le raidissement idéologique ce dispositif a des résultats de plus en plus contrastés.

Des résultats contrastés

L’offensive néo-impériale menée dans toutes les zones russophones jusqu’à la guerre d’invasion de l’Ukraine a vu l’émergence d’un usage géopolitique, voire guerrier, de la langue et de l’identité russe, bien au-delà des limites du soft power. Sous le monde russe perce depuis quelques années un nationalisme russe beaucoup plus crû. À l’intérieur de la Russie, Poutine a fait inscrire dans la Constitution en 2020 que le « peuple russe » est le seul peuple constitutif de l’État dans une société pourtant restée très multiculturelle. À l’extérieur de la Russie, l’usage courant du russe ravive les plaies de colonisation russo-soviétique dans toute une partie de cette aire russophone marquée par les violences de masse menées après Octobre 1917, puis la politique forcée des nationalités de Staline. Dans cet espace post-impérial profondément multiculturel le russe reste lingua franca, une langue d’échange avec les locuteurs d’autres langues, mais aussi une langue administrative que l’on continue bon gré mal gré à pratiquer. Mais on voit aussi émerger un refus du russe, qui témoigne d’une guerre des langues et des mémoires opprimées de nombres de ces peuples punis (Baltes, Géorgiens, Ukrainiens… mais aussi d’autres minorités notamment musulmanes de l’ex-empire, y compris celles qui vivent toujours en Russie). Les guerres menées par la Russie ont renforcé ce refus.

En Géorgie, l’invasion russe de 2008 a accéléré un processus de rejet où toutes générations confondues refusent majoritairement de pratiquer le russe au profit de l’anglais. Il en est de même aujourd’hui en Ukraine pour les mêmes raisons liées à la guerre. Pendant les décennies qui ont suivi 1991 le phénomène majeur était une volonté de réhabiliter l’ukrainien, déjà dévalorisé dans l’Empire russe. L’ukrainien n’est devenu la langue officielle du pays qu’en 2019, bien que 25% continuent à pratiquer le russe, plutôt à l’Est dans les zones russophones et dans une société où les mariages mixtes furent légion. Mais le phénomène marquant est, depuis 2014 et plus encore 2022, un rejet du russe, y compris dans les zones traditionnellement russophones et y compris chez des personnes dont c'était la langue maternelle. Contrairement au pari de Poutine, l’identité civique l’emporte sur la culture linguistique. L’imaginaire politique du monde russe touche ici sa limite.

Dans les pays Baltes, où coexistent d’importantes communautés russophones soucieuses plutôt d’acquérir la langue d’accueil rendue obligatoire après l’intégration dans l’Union, on observe aussi depuis quelques années un phénomène massif de rejet du russe, avivé par le néopérialisme du Kremlin. En Lettonie, où les communautés sont plus divisées, 37% des Lettons ont le russe comme langue maternelle, mais restent loyaux à la majorité lettone, à la différence des populations russes du Donbass. Déjà en février 2012, 75% des Lettons dont une bonne partie des communautés russophones s’étaient opposés à un principe de référendum pouvant octroyer au russe un statut de seconde langue officielle, ce qui aurait permis de l’introduire ensuite dans l’ensemble de l’UE grâce à un lobbying diplomatique russe.

Lors de la présidentielle de mars 2024, ceux des Russes de l'étranger qui ont voté ont exprimé dans leur majorité un fort rejet de la politique de Poutine. Ce n'est pas par harsard que le ministère des Affaires étrangères a réduit le nombre de bureaux de vote. Mais ce rejet n'est pas unanime, et le phénomène le plus marquant est un clivage très marqué entre pro et anti-Poutine. 

Le cas le plus intéressant est sans doute la diaspora russe en Allemagne, issue de l’émigration et donc distincte de celles des pays Baltes. Comme le pointait un article du Wall Street Journal repris dans L’Opinion en 2023, « la propagande de Moscou a semé la zizanie au sein de la communauté russophone en Allemagne, la plus importante d’Occident, divisant les familles et faisant se dresser des gens les uns contre les autres en fonction de la génération ou de la variété des parcours ».

Au total, l’investissement géopolitique dans les diasporas et la russophonie a des résultats contrastés. Le Kremlin est parvenu à exporter certaines de ses représentations, mais cette réussite a pour revers un refus désormais marqué, dans une partie du « monde russe », soit de la propagande, soit même de la langue russe.

Cet article est issu d’une conférence en russe donnée  à l’automne 2011 dans un forum économique à Novossibirsk, qui me valut l’hostilité du public pour qui déjà l’Ukraine et la Russie relevaient d’une seule et même terre slave.

[1] Pour une lecture en perspective de la notion de « monde russe », avant, pendant et après la période soviétique, voir Richard Robert, « Le retour de la doctrine Brejnev », Telos, 24 janvier 2022.

[2] Catherine Gousseff, L’Exil russe : la fabrique du réfugié apatride, CNRS Éditions, 2008. Voir aussi Olga Bronnikova, « Le renouveau de la politique dans l’émigration russe en France (2011-2013) », La Revue Russe, Présences russes dans le monde du XXIe siècle, 46/2016.

[3] Svetlana Boym, The Future of Nostalgia, New-York, Basic Books, 2001.