Prudence allemande et agressivité russe edit

19 mars 2024

La menace que fait peser le régime de Vladimir Poutine sur la sécurité du continent, la difficulté actuelle de l’armée ukrainienne à résister à la poussée de l’armée russe, la mort d’Alexei Navalny et la perspective d’un retour de Donald Trump à la Maison Blanche ont relancé la discussion sur la défense européenne, en particulier en Allemagne.

Il y a quelques mois, deux figures de la politique allemande, Joschka Fischer (die Grünen) et Sigmar Gabriel (SPD), avaient brisé un tabou en évoquant chacun la possibilité que l’UE se dote à terme d’une capacité nucléaire propre. L’ancien ministre fédéral social-démocrate des Affaires étrangères s’inquiétait de ce que certains, au sein même du SPD, n’aient toujours pas pris la mesure du danger qui plane sur l’Europe, alors que les États-Unis sont entrés dans une phase de retrait du continent. L’idée a été reprise récemment par deux têtes de liste aux élections européennes de juin prochain, Manfred Weber (CSU) et Katarina Barley (SPD), ainsi que par Christian Lindner, ministre fédéral des Finances (FDP) qui ont mentionné les offres de dialogue d’Emmanuel Macron, et sa formule relative à la « dimension européenne » des « intérêts vitaux » de la France.

Des experts allemands ont examiné trois options : l’acquisition par l’Allemagne de l’arme nucléaire, jugée peu crédible en raison du passé, de la tradition pacifiste et des engagements pris par l’Allemagne lors de la réunification, la mise sur pied d’un arsenal nucléaire européen, option considérée également comme peu réaliste, ainsi qu’une extension des capacités de dissuasion britanniques et françaises au profit d’autres États européens. Le chancelier Olaf Scholz estime pour sa part cette discussion inopportune, et même dangereuse : pour lui la priorité demeure la « coopération transatlantique ». Le maintien des arrangements en vigueur au sein de l’OTAN (le « partage nucléaire »), qui prévoit l’emploi d’avions allemands pour acheminer sur leurs cibles des bombes américaines, lui apparaît comme une option « plus réaliste ». Le ministre fédéral de la Défense, Boris Pistorius (SPD), juge aussi préférable d’éviter une discussion publique sur ce sujet sensible, considérant que la garantie nucléaire américaine reste solide. Des parlementaires de la CDU, experts des questions internationales et de défense, comme Johann Wadepuhl, Roderich Kiesewetter et Norbert Röttgen, par ailleurs fervents partisans d’une augmentation de l’assistance militaire à l’Ukraine, ont aussi réagi de manière critique à un débat qui, à leurs yeux, est de nature à accentuer les doutes sur la solidité du lien transatlantique et à accélérer le retrait des États-Unis.

La discussion a pris un tour inédit à l’occasion de deux événements récents – la divulgation des propos tenus par des officiers de la Bundeswehr sur les performances des missiles Taurus (dont la livraison à Kiev est, depuis des semaines, au centre d’une controverse) – et les propos d’Emmanuel Macron, qui n’a pas exclu, à l’avenir, l’envoi de « troupes au sol » en Ukraine. Sur ces deux sujets, Olaf Scholz a pris une position inhabituellement ferme. Pour justifier son refus de livrer à l’Ukraine des Taurus, susceptibles de frapper le pont, stratégique, de Kertch, le chancelier a déclaré que leur utilisation nécessitait la présence en Ukraine de militaires allemands, affirmation que les échanges entre les officiers de l’armée de l’air allemande tendent au demeurant à infirmer. Pour Olaf Scholz, il est essentiel d’éviter que l’Allemagne devienne belligérante (« keine Kriegspartei ») dans la guerre en Ukraine. C’est le même impératif qui le conduit à écarter publiquement toute présence militaire allemande sur le sol ukrainien. « Pour le dire très clairement ("klipp und klar"), en tant que chancelier allemand, je n’enverrai aucun soldat de notre Bundeswehr en Ukraine ». « Je suis le chancelier, c’est pourquoi il en sera ainsi », a-t-il tranché. Olaf Scholz s’est même voulu le porte-parole de l’Alliance atlantique dans son ensemble, en déclarant que « l’OTAN n’est pas et ne sera pas belligérante dans cette guerre » et que « cela ne changera pas ».

Les propos d’Emmanuel Macron mentionnant l’éventualité d’un déploiement sur le sol ukrainien de forces occidentales ont été critiqués, au moins sur la forme, par la classe politique allemande, mais la livraison des missiles continue à faire débat, y compris au sein de la coalition, les Verts et le FDP y étant favorables, de même que l’opposition chrétienne-démocrate. Dans une tribune récente, Anton Hofreiter (Grünen) et Norbert Röttgen (CDU) estiment que le vocabulaire d’Olaf Scholz (guerre nucléaire, escalade, belligérance) ne fait que conforter Vladimir Poutine dans la conviction qu’il peut « continuer impunément à violer le droit international et envahir d’autres pays » [1]. Depuis février 2022, le chancelier calque son attitude sur celle des États-Unis en matière de fournitures d’armes (l’annonce de la fourniture des Leopard suit celle des chars Abrams) ; il donne ainsi l’impression que les livraisons allemandes vont s’interrompre si Washington met un terme à son aide militaire, affirment les deux parlementaires. Le manque de soutien à l’Ukraine ne peut qu’inciter Vladimir Poutine à agresser d’autres pays, c’est seulement si la Russie ne l’emporte pas sur le terrain qu’elle sera prête à négocier, font-ils valoir.

La gravité de la situation actuelle rappelle à Anton Hofreiter et Norbert Röttgen la crise des euromissiles et la « double décision » de l’OTAN dans les années 1970. Elle nécessiterait, selon eux, un leadership comparable à celui dont avait alors fait preuve le chancelier Helmut Schmidt. Une autre comparaison historique leur vient à l’esprit : le refus du chancelier Gerhard Schröder de participer à l’intervention américaine en Irak, en 2003. Ces derniers mois, la popularité d’Olaf Scholz dans l’opinion allemande est au plus bas. Selon les enquêtes les plus récentes, 62% des personnes interrogées sont mécontentes de son action, le dossier ukrainien est le seul dans lequel il obtient un taux d’approbation relativement élevé (45%) et, dans leur majorité (59%), les Allemands sont hostiles à la livraison des missiles Taurus à l’Ukraine. Si les élections législatives avaient lieu aujourd’hui, le SPD recueillerait 15% des voix, score équivalent à celui des Verts, alors que l’AfD obtiendrait 18% des suffrages. Tout comme Gerhard Schröder en 2002, qui avait retourné à son profit l’opinion, en misant sur son pacifisme et sur un certain anti-américanisme, et avait remporté les élections législatives peu après, Olaf Scholz peut être tenté de réactiver l’héritage du chancelier Willy Brandt (1969-1974) et de l’Ostpolitik, composante de l’ADN du SPD comme « parti de la paix ».

Bien qu’au lendemain de l’agression russe en Ukraine, le chancelier ait immédiatement déclaré que celle-ci marquait un « changement d’époque » (« Zeitenwende »), Alex Schäfer, député social-démocrate, considère qu’ « Olaf Scholz situe la Zeitenwende dans la tradition du SPD, parti de la paix ». Ralf Stegner, représentant de l’aile gauche du parti, estime lui aussi que « la nécessité de rappeler notre tradition de parti de la paix s’est accrue avec la guerre en Ukraine » ; le député social-démocrate ne fait pas mystère de son objectif, il s’agit « d’empêcher que des gens préoccupés par la guerre se sentent représentés par l’AfD, die Linke ou par Madame Wagenknecht ».

Le chancelier et son parti sont en effet confrontés à un défi immédiat, trois scrutins importants vont avoir lieu en septembre dans l’est du pays, les partis peu ou prou favorables à la Russie (AfD, Linke, Bündnis Sahra Wagenknecht) sont actuellement crédités de près de 50% (Brandebourg, Saxe), voire de plus de 60% (Thuringe) des intentions de vote. Une victoire de ces formations à l’automne rendrait difficile la formation des coalitions régionales, accentuerait le clivage politique interne est/ouest et comporterait un risque de paralysie des institutions.

Le Kremlin pour sa part ne manque pas d’utiliser les débats internes en Allemagne et son passé pour peser sur les choix politiques opérés à Berlin. Les échanges entre les officiers de l’armée de l’air allemande, divulgués par la chaîne russe RT, font les choux gras de la propagande du Kremlin. Des officiels russes renouent avec un discours qui n’avait plus cours depuis des décennies en URSS/Russie. Pour la porte-parole du MID, les propos qui ont fuité prouvent que « les Allemands ne sont pas totalement dénazifiés ». « Si rien n’est fait », met en garde Maria Zakharova, cela conduira aux « conséquences les plus terribles pour l’Allemagne ». Konstantin Kossatchev, vice-président du Conseil de la Fédération, évoque un nouveau « plan Barbarossa », il accuse Berlin de projeter des frappes sur des « infrastructures russes » et Olaf Scholz de duplicité. L’Allemagne est profondément engagée (« jusqu’aux oreilles ») dans les hostilités en Ukraine, accuse le vice-président de la chambre haute du Parlement russe, à preuve les livraisons d’armes très importantes de Berlin aux « nazis ukrainiens ».

Alors que l’Allemagne – deuxième contributeur mondial – a annoncé son intention d’intensifier son assistance militaire à l’Ukraine, pressions et mises en garde de Moscou à l’égard de l’Allemagne se sont accrues. Cible de longue date des attaques de Moscou en raison de son attitude de fermeté sur l’Ukraine, la ministre fédérale des Affaires étrangères Annalena Baerbock est accusée par Vladimir Poutine d’avoir une « attitude hostile » envers la Russie. La livraison à Kiev des chars Leopard avait déjà donné lieu à une salve de critiques. Lors de la commémoration du 80e anniversaire de la bataille de Stalingrad, le président russe avait dénoncé la résurgence de « l’idéologie nazie », qui ferait à nouveau peser une « menace directe sur la sécurité de notre pays ». La porte-parole du MID avait prétendu que le soutien apporté par Berlin à Kiev s’explique par le fait que « les descendants des nazis sont au pouvoir en Allemagne », elle avait accusé les autorités allemandes de « réhabiliter le nazisme ». Après avoir, l’an dernier, remis en question la doctrine de dissuasion russe, Sergueï Karaganov met en cause la politique de non-prolifération, il propose aujourd’hui de doter de nouveaux États de l’arme nucléaire, mais d’exclure « pour toujours » de la liste un pays comme l’Allemagne, qui « a déclenché deux guerres mondiales et organisé un génocide ». « Oublieuse de sa monstrueuse histoire », l’Allemagne est, selon ce politologue, « un État revanchard, le principal soutien européen à la guerre en Ukraine » [2]

Les commentateurs russes ne manquent pas non plus de rappeler le rôle-clé de l’URSS dans la réunification du peuple allemand, de fustiger un manque de gratitude et de dénoncer un oubli de l’histoire, ce qui ne manque pas d’ironie dans une Russie qui n’a jamais affronté son passé ni investigué tous les crimes commis par le régime soviétique et qui, peu avant l’invasion de l’Ukraine, a interdit l’association Memorial qui se livrait précisément à ce travail de mémoire. Très récemment, un parlementaire russe a déclaré soutenir la proposition d’un représentant de la communauté des Allemands de Crimée visant à dénoncer le traité « 2+4 » signé à Moscou en septembre 1990 entre les deux États allemands et les quatre Alliés de 1945 (États-Unis, France, Royaume-Uni, URSS), qui a fait office de traité de paix, restauré la pleine souveraineté de l’Allemagne et ouvert la voie à sa réunification, quelques semaines plus tard. Cette idée a été discutée ces derniers jours dans des médias russes et allemands pro-Kremlin [3],  sans qu’ils soient en mesure de préciser les conséquences concrètes de la dénonciation de cet accord. Par ses livraisons d’armes à l’Ukraine, l’Allemagne est notamment accusée – à tort – de violer l’article 2 du traité de Moscou (« seule la paix émanera du sol allemand »). Fiodor Loukjanov, l’un des politologues russes les plus réputés, proche du pouvoir, affirme quant à lui que, « si on considère l’esprit et non la lettre du traité, il n’y a pas de doute que ce qui se passe aujourd’hui va très au-delà du cadre de ce qui avait été prévu en 1990 » [4]. L’unité allemande a jeté les fondements de l’architecture de sécurité européenne de la fin du XXe siècle et du début du XXIe siècle, rappelle-t-il, et une possible dénonciation par la Russie du traité de Moscou serait un nouveau signal destiné à montrer que l’ordre de l’après-guerre froide ne satisfait pas le Kremlin et est « caduc », même s’il n’est pas question de revenir sur la réunification allemande.

Parmi les relais dont dispose la Russie en Allemagne, l’AfD (Alternative für Deutschland) tient une place de choix. Créé en 2013 après la crise de l’euro, « le parti des professeurs », s’est rapidement transformé avec la « crise des réfugiés » de 2015 et n’a cessé depuis de se radicaliser. Il entretient des liens étroits avec le régime russe. Des responsables du parti ont visité la Crimée annexée et ont servi de caution pour légitimer des scrutins russes. Alice Weidel et Tino Chrupalla, les dirigeants actuels de l’AfD, se sont rendus à Moscou, ce dernier a été reçu en décembre 2020 par Sergueï Lavrov, peu après que la chancelière d’alors, Angela Merkel, avait rencontré Alexei Navalny à l’hôpital berlinois de la Charité. Wladimir Sergijenko, collaborateur d’un député AfD, a récemment été contraint à la démission en raison de ses contacts avec un agent du FSB.

Dans son programme pour les prochaines élections européennes, l’AfD s’abstient de toute condamnation de l’invasion de l’Ukraine, elle demande la « levée immédiate des sanctions économiques contre la Russie et la mise en service des gazoducs Nord stream » et appelle au « développement des relations de l’Allemagne avec l’Union économique eurasiatique ». Tête de liste de l’AfD pour le prochain scrutin en Thuringe, Björn Höcke appartient à l’aile radicale du parti, il considère la Russie comme « le partenaire naturel » de l’Allemagne, son immunité de parlementaire vient à nouveau d’être levée après qu’il a utilisé des slogans nationaux-socialistes, comme celui de la SA (« Alles für Deutschland »).

On se souvient aussi qu’en 2017, Alexander Gauland, alors dirigeant du parti, avait fait l’éloge de la Wehrmacht lors d’une rencontre de membres de l’aile radicale (« der Flügel ») de l’AfD : « dès lors que, à juste titre, les Français sont fiers de leur empereur et les Britanniques de Nelson et de Churchill, nous avons le droit d’être fiers des performances des soldats allemands dans les deux guerres mondiales ». Bien qu’il ait fait de la « dénazification » la raison officielle de l’invasion de l’Ukraine, le Kremlin ne semble pas troublé par les positions extrémistes ouvertement affichées par les dirigeants de l’AfD, montrant par là-même le caractère purement instrumental et la vacuité de tout son discours « anti-nazi ». En octobre dernier, au club Valdaï, interrogé par un journaliste allemand sur les liens entretenus par son régime avec l’AfD, Vladimir Poutine avait mis en doute la pertinence de la question : « de quelles informations disposez-vous pour affirmer que leurs activités sont basées sur des idées fascistes ou national-socialistes ? Pouvez-vous être plus spécifique ? » avant d’évoquer les rumeurs d’une possible tentative d’attentat sur la personne de Tino Chrupalla, qui avaient alors circulé, pour présenter l’AfD comme une victime plutôt que « comme un parti qui utilise des méthodes nazies ».

[1] Anton Hofreiter et Norbert Röttgen, « Der katastrophale Defätismus des Kanzlers », Frankfurter Allgemeine Zeitung, 11 mars 2024.

[2] Sergueï Karaganov, « Le siècle des guerres commence - la Russie peut l’éviter » (en russe), Ria-novosti, 8 mars 2024. Voir aussi « Dieu, la bombe et la "roulette russe" », Telos, 28 juin 2023.

[3] Peter Haisenko, « Unmögliches Horrorszenario? », Berlin 24/7, 5 mars 2024.

[4] Fiodor Loukjanov, « Dans le traité "deux plus quatre" de 1990, les gouvernements de la RDA et de la RFA ont confirmé que seule la paix émanera de leur terre » (en russe), Rossiïskaïa Gazeta, 27 février 2024.