La paix: à quel prix? Retour sur le pacifisme des années 1930 edit

20 mars 2024

Si le passé ne tend pas un miroir au présent, pas plus que de l’histoire il ne soit possible de tirer des « leçons », comment néanmoins ne pas s’efforcer de réfléchir aux configurations semblables que laissent entrevoir des actes ou des discours même séparés par plusieurs décennies ? On abuse trop souvent de la référence aux années 1930 comme d’un épouvantail historique qu’il convient de toujours conjurer. On peut cependant utilement se pencher sur les modalités selon lesquelles (re)surgit aujourd’hui un pacifisme radical dont l’entre-deux-guerres pourrait être l’une des matrices.

La paix dans laquelle vit l’Europe depuis plusieurs décennies est la fille d’une guerre terrible, ayant ensanglanté un continent entier dominé, plusieurs années durant, par la puissance maléfique du nazisme. Or, face à cet adversaire aux ambitions aussi impériales que destructrices, il y eut des voix et des politiques pour plaider le compromis. Le pacifisme des années 1930 n’est pas à la gloire d’une décennie où affleurait encore la mémoire si douloureuse des deuils de la Grande Guerre. Cet interminable deuil explique en partie les « lâches soulagements », selon le mot fameux de Léon Blum formulé au lendemain des accords de Munich, et les abandons politiques venus de droite et de gauche face aux totalitarismes.

Ces renoncements furent certes jugés sévèrement et vigoureusement combattus par ceux qui prirent, immédiatement ou presque, la mesure des dangers. Le climat politique n’était pourtant pas favorable à ces prophètes de malheur. Une partie de la droite et, plus encore, toute l’extrême-droite appuyèrent le désarmement moral de toute une société épuisée par le premier conflit mondial et prête à tout pour que l’on respectât le « plus jamais ça » proféré comme une consolation pendant et après la Première Guerre mondiale. L’Action française et Charles Maurras prirent la tête d’un néo-pacifisme, passant par pertes et profits le « nationalisme intégral » forgé dans un avant-guerre belliciste. Ils se montraient désormais prêts à se courber devant l’ennemi héréditaire pour éviter toute embardée guerrière, selon eux, voulue par les juifs, premiers alliés du bolchevisme. Cette thèse rencontra un certain succès dans une société française où les élites sociales, si cruellement et justement dépeintes par l’historien Marc Bloch quelques années plus tard, démissionnaient de tout et renonçaient à tout courage.

Maurras et ses proches encouragèrent les élites conservatrices à céder devant les exigences hitlériennes. Le 27 septembre 1938, leur journal, L’Action française, très lu dans ces milieux, titrait « À bas la guerre ! » Tout conflit n’était pas à proscrire, certes, mais celui-ci relevait d’une espèce exécrable : la guerre « judéo-bolchevique ». Poussée au crime par les juifs et leurs alliés communistes, la France ne s’en relèverait pas. Quelques heures après cette déclaration, Edouard Daladier capitulait à Munich aux côtés des grandes nations européennes. L’Europe repoussa ainsi la tragédie de quelques mois avant d’y sombrer tout à fait.

Ce vieux nationalisme germanophobe adossé à l’esprit de Munich, tout fait de démission et de résignation, rencontra l’extrême droite fasciste des années 1930, remplie d’admiration pour l’Allemagne nazifiée. Nuances et désaccords se dissipèrent dans ce pacifisme commun scellé sur le socle dur d’un antisémitisme partagé.

Sur la partie gauche de l’échiquier politique, le pacifisme eut aussi de nombreux adhérents, exploitant, en le détournant, le filon pacifiste de l’avant-guerre, qu’incarnait la grande figure morale et politique de Jaurès. La naissance d’un communisme soviétique, premier opposant à la guerre en 1917, avait réarmé cette tradition. Le pacifisme, avec diverses tonalités, irriguait toute la gauche. Exclu du Parti socialiste-SFIO en 1933, Marcel Déat évoluait chaque jour davantage en se rapprochant de l’extrême-droite. Son article « Mourir pour Dantzig ? », publié le 4 mai 1939 dans un quotidien marqué à gauche, L’Œuvre, eut un écho retentissant résonnant favorablement dans toute une partie de l’opinion radicale et socialiste. On y lisait notamment : « Il ne s'agit pas du tout de fléchir devant les fantaisies conquérantes de M. Hitler, mais je vous le dis tout net : flanquer la guerre en Europe à cause de Dantzig, c'est y aller un peu fort, et les paysans français n'ont aucune envie de « mourir pour les Poldèves. » Quoique Déat n’ait pas encore alors basculé dans le fascisme, il est fâcheux que cette formule et ce qu’elle draine de renoncement face aux nations autoritaires et conquérantes ait retrouvé aujourd’hui droit de cité. Ainsi entend-on avec inquiétude s’exprimer le refus de « mourir pour le Donbass » ou pour l’Ukraine comme si l’on ignorait les risques encourus qu’il y avait à abandonner ces populations aux calculs d’un tyran.

Déat ne fut pas le seul de son camp à plier devant les avancées hitlériennes au nom d’une paix totémisée à courte vue. Dans les années 1930, l’antifascisme qui unit la gauche dispose de toute une palette de nuances. On y rencontre tout à la fois un pacifisme intégral, hostile à tout engagement militaire, à toute résistance susceptible de déclencher un nouveau conflit, et des militants, souvent communistes, prêts à combattre les fascismes par les armes.

Membres de la Ligue des droits de l’homme, disciples du philosophe Alain, adhérents du Parti radical ou de la SFIO, parti viscéralement attaché à un pacifisme d’acier même après l’accession de Hitler au pouvoir, syndicalistes, à commencer par ceux du Syndicat national des instituteurs ou celui des agents de PTT réclamant en septembre 1938 un « règlement pacifique de la crise internationale »[1] ouverte par les revendications hitlériennes sur les Sudètes, nombreux furent ceux qui, à gauche, échangèrent le drapeau antifasciste et internationaliste, que le mouvement socialiste avait agité dans sa grande tradition historique, pour le pavillon plus incertain du pacifisme derrière lequel se retrouvaient des sensibilités bien contradictoires. La confusion en découla parfois. Sans perspective géopolitique de long terme, ou accordant à la vie humaine un tel prix, qu’ils étaient prêts à tout pour la sauvegarder, ces pacifistes n’étaient nullement effrayés par les compromis à passer avec Hitler et les siens. Certains parmi eux finirent par pousser le compromis jusqu’à la compromission. Ces « pacifistes intégraux », ainsi que les désignaient leurs adversaires communistes, en vinrent à épouser les thèses de celui qui leur fit perdre et la paix et l’honneur.

Les termes par lesquels un modeste mais actif Comité national du Centre syndical d’action contre la guerre exprime son opposition résolue à toute entrée en belligérance valent d’être soulignés tant ils furent d’un usage répété en d’autres combats pacifistes. « La classe ouvrière n’a pas à prendre parti dans ces intrigues diplomatiques », y peut-on lire. La guerre ne concerne jamais que des acteurs économiques et sociaux indifférents au sort de ceux qui y seront mobilisés. Ceux qui déclenchent les guerres ne sont jamais ceux qui s’y engagent physiquement. Pourquoi dès lors les servir ? D’autant plus que – deuxième argument – l’ennemi visé (en l’occurrence Hitler) n’est certainement pas « l’unique coupable ». Certes, son régime est en tous points condamnable, puisque sont évoquées les « horreurs du régime nazi » : « Mais nous n’en saurions conclure que nos gouvernements sont innocents, ni qu’ils font ce qu’une sincère volonté de paix devrait leur suggérer. » Il fallait comprendre que le nouvel ordre international, qui avait notamment engendré l’humiliation de l’Allemagne en 1919 à la suite du Traité de Versailles, était aussi en cause et se devait donc d’être corrigé. Un troisième point découlait de cette analyse : « ceux qui disent parler au nom des démocraties » étaient hypocrites et leur responsabilité était immense. Un quatrième et dernier argument n’est pas le moins intéressant. Sa résonnance contemporaine est troublante tant elle paraît faire écho à ce que certains disent aujourd’hui de l’Ukraine et de la Russie : « Il nous reste bien des moyens de discuter, bien des transactions à envisager, dont surtout la neutralisation politique de la Tchécoslovaquie, qui serait sa meilleure garantie et qui presque sûrement enlèverait au conflit toute acuité »[2].

D’autres textes, d’autres actions, entraînant des grands noms de la vie intellectuelle et politique des années 1930 en appelèrent aux mêmes gestes pacifiques et pacifistes : Michel Alexandre, Jacques Copeau, Jean Giono, Jules Isaac, Gabriel Marcel, Jacques Maritain, François Mauriac, Boris Souvarine, Simone Weil et tant d’autres. On ne peut leur ôter la sincérité d’une hantise qu’entretenait la mémoire vive de la Grande Guerre. On ne peut non plus pointer un aveuglement partagé par tous ou une renonciation générale dès lors que certains intellectuels, bien minoritaires, surent ne pas suivre cette voie sous l’empire de motivations contrastées voire adverses : d’Emmanuel Mounier, fustigeant le « déshonneur » que signifiait la signature des Accords de Munich à Romain Rolland, l’icône pacifiste de la Grande Guerre, compagnon de route du Parti communiste qui, avec ses camarades Paul Langevin et Francis Jourdain, adressa un télégramme à Chamberlain, publié en une de L’Humanité du 11 septembre 1938, en appelant à un accord entre « puissances démocratiques pour empêcher par union étroite et mesures énergiques attentat perpétré par Hitler contre indépendance et intégrité Tchécoslovaquie et par conséquent contre paix européenne ».

Il ne faudrait pas conclure de ce bref rappel, avec une hâte contraire à l’examen minutieux qu’exige toute description d’une situation historique, que le pacifisme conduise nécessairement aux pires renoncements. Il y eut des pacifistes des années 1930 qui, face au danger et à la guerre, surent trouver le bon camp, celui des démocraties. Il leur fallut faire le constat douloureux que leur pacifisme n’avait pas été le meilleur moyen de défendre la paix. En 1947, regrettant que les grands Etats démocratiques ne se soient pas davantage mis en travers de la route du nazisme, Léon Blum revenait sur l’année 1933 : « Je pense aujourd’hui, en mon âme et conscience, que l’Angleterre et la France, la Pologne se joignant à elles, auraient pu et dû pratiquer une opération de ce genre dès 1933. Je vous le dis avec un sentiment qui a parfois ressemblé chez moi à une espèce de remords, car en réalité ce sont les partis socialistes d’Angleterre et de France et c’est le socialisme international qui auraient pu le plus naturellement et le plus efficacement prendre l’initiative d’une telle opération. »[3]

Puisse cette expérience faire méditer celles et ceux qui oublient d’inscrire le juste combat en faveur de la paix dans un contexte géopolitique imposant aux démocraties de ne pas céder devant les régimes autoritaires pour lesquels la guerre, ou, pour le moins, le nationalisme, est toujours une nécessité. A l’encontre des hommes et des femmes, terrassés dans l’entre-deux-guerres par la mémoire des millions de morts de 14-18 – « Il y a au fond des hommes de mon âge une masse de souvenirs paralysants » écrivait Jean Guéhenno[4] -, ceux et celles d’aujourd’hui n’ont pas une telle expérience du tragique. Cette chance historique devrait les rendre plus vigilants.

[1] Jean-François Sirinelli, Intellectuels et passions françaises. Manifestes et pétitions au XXe siècle, Paris, Fayard, 1990, p. 119.

[2] Ibid., p. 115-116.

[3] Cité par Michel Bilis, Socialistes et pacifistes. L’intenable dilemme des socialistes français, 1933-1939 (première édition Paris, Syros, 1979), Paris, Gallimard, « Idées », p. 19.

[4] Cité ibid., p. 9.