Les futurs de Pierre Veltz edit

12 février 2024

Le denier livre de Pierre Veltz reprend et synthétise sous une forme pédagogique et simple (une série de courts chapitres parfaitement clairs) des thèmes qu’il avait développés dans des ouvrages précédents. Il propose une réflexion informée et stimulante sur l’industrie et sur l’évolution de notre société à l’âge de l’informatique et du monde fini.

L’auteur pose que les limites des ressources naturelles, le changement climatique et l’ensemble des transformations dans nos modes de vie induites par l’informatique imposent une réorganisation des modalités de la production et de la consommation. Les sociétés démocratiques se trouvent dans la nécessité de passer d’une économie fondée sur le bas prix des énergies thermo-fossiles à une économie majoritairement structurée par des énergies décarbonées. L’ensemble des formes de la vie sociale doivent être repensées à la lumière de cette exigence. L’action de la puissance publique doit concerner aussi bien les modes de production que les modes de consommation et, plus généralement, les modes de vie. Il s’agit d’une véritable « rupture de trajectoire » (p. 19).

S’agissant de la production, l’image traditionnelle de la société industrielle, avec ses usines rassemblant un grand nombre de salariés à des horaires fixes, chargés de tâches rationnellement prévues, est devenue obsolète. L’informatique a déjà transformé nos manières de produire. La frontière entre l’industrie et les services tend à être de plus en plus poreuse. Nombre de tâches réalisées autrefois par les anciens OS (devenus « opérateurs ») sont désormais robotisées. On évoque des « usines noires » qui fonctionneraient aussi pendant la nuit sous le seul contrôle des gardiens du bâtiment. Plus généralement, le travail d’exécution passe moins par des machines dirigées par des personnes que par la mobilisation des techniques de pointe élaborées par le monde de la recherche. Le développement du télétravail, de son côté – qui concernerait 30% de la population active –, a contribué à déspatialiser le lieu du travail professionnel, avec le risque d’effacer la frontière entre le monde professionnel et le monde familial ainsi que de limiter le travail collectif dans l’entreprise qui est l’une des conditions de l’innovation. Les progrès techniques dans la construction des voitures et des avions produisent moins de gaz à effet de serre, mais comme ils devenus plus nombreux, ils ont eu pour conséquence d’augmenter les gaz à effet de serre (effet « rebond »).

Il ne s’agit pas aujourd’hui de désindustrialiser ou de revenir à la pré-industrialisation, mais de transformer les formes de l’industrie, en créant une « hyper-industrie » – pour qu’elle soit plus sobre et plus efficace, ce qui d’ailleurs a toujours été l’ADN de l’industrie (p. 83). Il faut à la fois réindustrialiser et réinventer le système industriel en réorganisant les chaînes de valeurs, comme on l’a fait lors des débuts de la société industrielle. Il ne faut pas produire et consommer moins, mais produire et consommer autrement et mieux. Cela implique de remettre en cause le projet de la production maximum, telle qu’elle est mesurée par le PIB, qui a animé le développement économique depuis la Seconde Guerre mondiale.

Les conséquences sociales et politiques de ces transformations ne peuvent advenir que par une politique à long terme. La vie sociale oppose sa force d’inertie aux innovations techniques. Une trentaine d’années ont été nécessaires pour que se diffusent les effets du bas prix des énergies thermo-fossiles sur nos modes de vie. L’un des effets pervers de l’accès généralisé à des énergies bon marché se lit dans l’émiettement du monde pavillonnaire dans les banlieues qui entourent les grandes villes ainsi que dans les régions dites du rural peu dense. Dans l’un et l’autre cas, l’éloignement du centre de la ville et de ses ressources (emploi, consommations, vie culturelle et politique) impose l’usage quotidien de la voiture thermique (et souvent de deux voitures lorsque les deux membres du couple travaillent), faute de moyens de transport adéquats. Le co-voiturage et les taxis collectifs, que privilégient les pays du Nord, sont encore marginaux. Le développement des transports collectifs en fonction des besoins des populations modestes devient une nécessité d’autant que le chauffage des logements individuels et les transports quotidiens produisent 50% des émissions de CO2. On ne doit pas minimiser l’effet de la sobriété souhaitable des comportements individuels – limiter la consommation carnée, baisser son chauffage et sa consommation de gaz, ne prendre l’avion qu’en cas de nécessité, utiliser les transports en commun –, mais il faut aussi rappeler que leurs effets sont plus limités que les grands choix urbanistiques et la répartition de la présence humaine dans l’espace urbain, sources essentielles de l’augmentation des gaz à effet de serre.

Les transformations techniques sont très rapides, mais les changements des formes de la vie sociale ne peuvent être que progressifs. C’est ce décalage entre la temporalité de l’innovation technique et de ses effets environnementaux et celle de la vie sociale qui rend difficiles les mesures qui devraient être adoptées par les individus démocratiques. Ils ne pourront les accepter que si elles semblent conformes à la justice sociale, objective, mais surtout telle qu’ils la « ressentent ». L’exemple des Gilets jaunes protestant violemment contre la hausse du prix des carburants en est une illustration frappante, le prix de cette disposition du type « écologique » leur semblait payé exclusivement par les plus modestes.

Il ne s’agit pas seulement de repenser les modalités de la production, mais aussi de la consommation, non seulement de l’offre, mais de la demande. C’est plus difficile, parce que les limites du bien-être ne peuvent être précisées ou acceptées. Les besoins sont illimités. On devrait progressivement remplacer une consommation des choses qui se traduit par une accumulation d’objets qui forment des déchets parfois indestructibles – ce qui coûte de plus en plus cher – par une économie des usages.

Le travail reste une valeur centrale de nos sociétés, contrairement à l’idée reçue, mais il est vrai que, maintenant qu’il ne s’agit plus seulement, dans la majorité des cas, d’assurer leur survie et celle de leur famille, les individus démocratiques sont plus exigeants que dans les générations précédentes. Par-delà les conditions matérielles, ils veulent aussi donner un sens à leur activité. Le nombre des emplois qui permettaient, fût-ce grâce à une machine, de fabriquer des objets a diminué jusqu’à disparaître (d’où le prestige nouveau de l’artisanat). La frontière entre la production et les services tend à s’estomper. Le contact avec la matière avait un sens immédiat et compréhensible pour les travailleurs. Aujourd’hui la plupart des emplois sont de l’ordre des relations interpersonnelles et beaucoup de ces relations passent par la médiation des écrans – ce qui tend à supprimer les distinctions nécessaires entre les personnes et les projets et à affaiblir la relation entre l’effort fourni par le travailleur et le produit de son travail. Les entreprises sont condamnées à repenser les formes de la participation de tous leurs membres au travail commun. Les individus démocratiques aspirent à être reconnus dans leur travail et leur personnalité.

On ne peut que suivre l’auteur lorsqu’il plaide pour une sobriété individuelle, urbanistique et structurelle (répartition des lieux d’habitation et de travail dans l’espace) afin de créer une économie qu’il qualifie d’humano-centrée, sobre, riche en emplois porteurs de sens et moins coûteuse énergétiquement (p. 81). Mais comme lui, on ne peut s’empêcher de voir combien il sera difficile de repenser dans un avenir proche les besoins, les demandes et les valeurs d’une société qui a connu depuis quelques décennies une formidable expansion bien différente de celle que prône Pierre Veltz.

Pierre Veltz, Bifurcations. Réinventer la société industrielle par l’écologie ?, La Tour d’Aigue, éditions de l’Aube, 2022.