La guerre de l’information edit

21 février 2024

Le début du XXIe siècle a mis un terme à l’euphorie trompeuse suscitée par la fin de la guerre froide. À côté des conflits militaires et des attentats terroristes qui se sont succédé depuis 2001, on a assisté à une autre forme d’affrontement alimentée par l’essor massif des instruments numériques et qui ne connaît ni limites ni frontières. C’est cette guerre de l’information qu’analyse David Colon, chercheur au Centre d’histoire de Sciences Po, dans un ouvrage qui a le grand mérite d’attirer l’attention sur des phénomènes dont l’ampleur et la menace sont largement sous-estimées dans les pays occidentaux.

Les nouvelles formes de la désinformation

Plusieurs sommes ont été publiées sur ce thème ces dernières années, notamment le monumental rapport de Paul Charon et Jean-Baptiste Jeangène Vilmer sur le durcissement et la « « russianisation » des opérations d’influence chinoises » (Les Opérations d'influence chinoises. Un moment machiavélien, IRSEM, 2021). L’ouvrage de David Colon n’est pas destiné à la communauté de la défense nationale ou à celle du renseignement, mais au grand public et aux décideurs politiques. Son premier mérite est de mettre en lumière un phénomène qui mérite de sortir des débats entre spécialistes.

L’auteur rappelle que les opérations de désinformation ont existé bien avant l’arrivée d’Internet et les médias occidentaux ont souvent accueilli des informations fausses fournies par les services soviétiques. Plus récemment la Russie a créé une chaine d’information audiovisuelle disponible en plusieurs langues sur le Web, Russia Today (RT) qui a été particulièrement active en France au moment de la crise des gilets jaunes avant d’être interdite au moment de l’invasion de l’Ukraine.

Depuis quinze ans, l’essor des plateformes et des réseaux sociaux a permis à divers organismes de désinformation d’engager des offensives massives en s’adressant à des millions d’usagers qui s’informent désormais exclusivement sur le web et notamment via les réseaux sociaux. Ils ont notamment visé ceux qu’ils considèrent comme leurs ennemis, en Amérique du Nord et en Europe. Le cas le plus connu est celui des interventions russes en 2016 pour aider à l’élection de Donald Trump mais ce n’est pas un cas unique. Mais il est loin d’être isolé. L’auteur souligne notamment les cyberattaques menées en Afrique à partir de 2020 contre l’influence française notamment en Centrafrique et au Mali. De même la Turquie s’adresse à la population turque immigrée à travers le site TRT qui a une version en français et fustige en permanence l’islamophobie qui régnerait en France.

Le cas de l’Ukraine

La guerre en Ukraine a été marquée à partir de février 2022 par des cyberattaques massives de la Russie en direction de l’Ukraine mais aussi de ses alliés d’Europe et des Etats Unis. L’auteur décrit de manière détaillée ces opérations par lesquelles les Russes créent des centaines de sites diffusant dans diverses langues de fausses informations sur le déroulement des hostilités. Il souligne aussi l’ampleur de la contre-offensive informationnelle de l’Ukraine et de ses alliés. Dès le 24 février 2022 les autorités ukrainiennes se sont assuré la maîtrise d’Internet. Un Ukrainien patron d’une société de cybersécurité a pris pendant plusieurs mois le contrôle des messageries Telegram diffusées dans la zone d’occupation russe pour faire circuler des messages favorables à la cause de son pays. Les plateformes mondiales ont aussi réagi. En septembre 2022 Meta, propriétaire de Facebook, a supprimé un réseau d’influence russe s’appuyant sur 600 comptes et utilisant des techniques très sophistiquées.

Les hackers russes ont aussi fait un large usage de l’intelligence artificielle dont on mesure aujourd’hui le rôle mais qu’ils ont exploitée dès 2022 en montrant par exemple le président Zelenski demandant à ses troupes de se rendre.

En ce qui concerne la France, David Colon souligne le rôle de plusieurs Français inféodés au Kremlin qui sont intervenus dans l’audiovisuel et bien sûr sur les réseaux sociaux, YouTube et Telegram où ils comptent des centaines de milliers d’abonnés. Au total 1856 chaînes prorusses sont à l’origine de 8 millions de messages pendant la seule année 2022. Depuis les services russes ont évidemment poursuivi leurs interventions dans tous les pays européens.

Les interventions de la Chine

David Colon a aussi le mérite d’élargir son champ d’investigation et d’éclairer l’action de la Chine, un acteur plus discret mais tout aussi actif de la désinformation. Il explique que dès 2013 Xi Jinping a donné la priorité à la guerre de l’information par le biais d’Internet tout en interdisant l’accès au marché chinois des plateformes américaines telles que Facebook. Depuis 2018, les intervenants chinois sont très actifs sur tous les continents. En Afrique, ils font passer sur les réseaux sociaux des messages analogues à ceux des Russes pour mettre en cause l’Occident et surtout la France et vanter les réussites de l’Empire du Milieu. En Europe et notamment en France, ils font appel à des influenceurs, des personnes d’origine chinoise mais qui ne font pas état de leurs liens avec le gouvernement de leur pays d’origine. Selon des chercheurs américains, il y avait en 2022 plus de 200 influenceurs diffusant leurs messages en 38 langues auprès de 20 millions d’abonnés.

Toutefois, l’instrument majeur de l’influence chinoise est Tik Tok, la seule plateforme géante qui ne soit pas d’origine américaine. Créé en 2017 par la société chinoise Byte Dance, TikTok  a bénéficié d’un succès mondial grâce au rôle d’influenceurs très populaires auprès des jeunes et à la diffusion massive de courts messages axés sur la vidéo et la musique.

Aujourd’hui, chaque mois 1,7 milliards d’internautes se connectent à la plateforme. Celle-ci ne se contente pas de fournir des jeux et du divertissement aux adolescents. Elle est devenue une arme d’importance majeure pour le gouvernement chinois. C’est ainsi qu’à l’instar de Facebook, elle collecte une masse de données sur des centaines de millions d’internautes, données qui sont évidemment mis à la disposition des services de renseignement chinois. De même, elle est devenue un moyen très efficace d’influence car aux États-Unis et en Europe, elle est de plus en plus utilisée par les jeunes comme un moteur de recherche et le principal moyen d’information sur l’actualité, se substituant à la fois à Google et à YouTube, deux plateformes qui s’efforcent de respecter un minimum de déontologie en ce qui concerne la désinformation. Or TikTok, en dépit des déclarations de ses dirigeants occidentaux, ne contrôle guère ses contenus et laisse toute liberté aux influenceurs de faire circuler leurs messages toxiques.

Ce qui est aussi frappant c’est que ces messages coïncident dans une large mesure avec la propagande russe en ce qui concerne particulièrement la guerre en Ukraine. On a compté des dizaines de sites gérés par les services russes et hébergés par TikTok.  Manifestement la guerre numérique s’appuie sur l’alliance entre les deux puissances totalitaires.

L’information contre la désinformation

En conclusion, David Colon propose des mesures défensives et offensives pour affronter avec succès la guerre de l’information.

Il s’agit d’abord en ce qui concerne la France de mieux coordonner les nombreux organismes qui sont chargés de veiller à la défense contre les cyberattaques particulièrement virulentes en période électorale. L’auteur propose donc la nomination d’un coordinateur rattaché à l’Élysée. Une de ses missions serait aussi d’informer les médias et le public de l’origine de ces désinformations. En l’occurrence, la transparence peut être une arme efficace comme l’ont montré les Ukrainiens en dénonçant de manière précise les agissements des cyberattaquants russes.

Il importe aussi de prendre les mesures nécessaires pour que les plateformes assument mieux leurs responsabilités. L’auteur reprend notamment une demande formulée depuis longtemps par les juristes : obliger les plateformes à désigner un responsable qui aurait en France un statut comparable à celui d’un directeur de publication et devrait donc rendre compte devant le juge des négligences de son réseau dans la lutte contre la désinformation. Les réseaux sociaux devraient aussi informer les internautes de l’origine de ces messages ce qu’ils ne font pas aujourd’hui.

David Colon souligne enfin la responsabilité des médias qui doivent être plus vigilants sur les origines des informations qu’ils diffusent et veiller à l’honnêteté et à la fiabilité des contenus qu’ils proposent.

Depuis la sortie du livre en septembre 2023, les conflits en Ukraine et à Gaza ainsi que la proximité des élections au Parlement européen ont été marqués par un flot d’informations toxiques et de manipulations qui continuent à s’infiltrer sur Facebook, Instagram, YouTube ou Telegram. Cela rend encore plus nécessaire de tirer les leçons de la guerre de l’information qui s’impose depuis des années aux Européens.

David Colon, La Guerre de l’information. Les États à la conquête de nos esprits, Tallandier, 2023.