Grèce-Turquie: un prochain conflit au sein de l’OTAN? edit

26 juillet 2023

« Nous pouvons arriver subitement la nuit » (septembre 2022), « la Grèce risque de le regretter, comme il y a un siècle » (juin 2022), « nous répondrons à la fois légalement et sur le terrain » (février 2023) ; c’est peu dire que la Turquie du président Recep Tayyip Erdoğan n’entretient pas les meilleures relations avec son voisin grec. Si les tensions sont anciennes entre les deux pays, qui célèbrent cette année les cent ans du traité de Lausanne ayant mis fin à trois années de guerre, force est de constater qu’elles se sont accrues ces dernières années. Ces tensions résultent d’une triple compétition : territoriale, chacun des pays revendiquant la souveraineté des îles en mer Egée et de la Zone Economique Exclusive y étant associée ; économique puisque ladite zone abrite des réserves de pétrole ; et politique (avec une intensité particulière sur fond de campagnes électorales, la réélection du président Erdoğan le 28 mai dernier et la consolidation du pouvoir du Premier ministre grec Kyriakos Mitsotakis aux élections législatives de fin juin dernier. Ces tensions s’ancrent dans un contexte bien particulier : les deux pays sont membres de l’OTAN. Dès lors, difficile de prévoir quelle serait la réaction de l’Alliance en cas de conflit militaire déclaré en mer Egée. Nous proposons ici une étude concrète des forces armées grecques et turques pour tenter d’établir le rapport de force militaire qui s’est installé entre les deux pays.

De l’opportunité stratégique de déclencher un conflit

Quel intérêt la Turquie aurait-elle à déclencher un conflit avec son voisin grec ? Trois points saillants peuvent être relevés.

Premièrement, continuer d’affirmer sa place en zone Méditerranéenne. Isolée depuis maintenant une dizaine d’années par son interventionnisme unilatéral et croissant en Méditerranée (intervention en Nord Syrie, opération en Libye ayant conduit à « l’illumination » de la frégate française Courbet en 2020), la Turquie a également vu sa relation avec les États-Unis se dégrader progressivement jusqu’au blocage par le Congrès américain en 2019 de l’exportation d’avions de combat F-16. Le conflit ukrainien l’ayant remise au centre du jeu diplomatique – par sa capacité à parler aux deux belligérants et l’efficacité démontrée de ses drones de combat – et mobilisant activement l’OTAN, la Turquie pourrait tirer parti du contexte international pour contester activement la souveraineté grecque en mer Egée. Cela irait dans la droite lignée du concept de « patrie bleue » (Mavi Vatan), repris à son compte par le parti du président, l’AKP, et prônant de doter le pays d’une ZEE élargie, à la hauteur de ses ambitions de puissance affirmée. L’occasion serait aussi belle pour le président Erdoğan de montrer que ses forces armées sont, tout comme ses drones, efficaces, compétentes et opérationnelles.

Ensuite, stabiliser la coalition au pouvoir. Bien que réélu pour un troisième mandat, Erdoğan apparaît fragilisé par un score serré (52% des voix) et une perte de vitesse au Parlement (-26 députés pour l’AKP). Sa politique dépendra de facto encore davantage de son alliance avec le parti nationaliste MHP qui lui apporte 50 voix nécessaires à la majorité absolue. Dans ces conditions, voir Erdoğan chercher à instrumentaliser sa politique étrangère en vue de consolider sa politique intérieure est une possibilité. Cela répondrait à la logique bien documentée du « jeu à deux niveaux » théorisé par Robert Putnam, selon lequel chaque gouvernement national se sert de l’échelle internationale pour « maximiser sa propre capacité à satisfaire les pressions domestiques, tout en minimisant les conséquences négatives des développements internationaux »[1].

Enfin, mettre la main sur de nouvelles ressources stratégiques en gaz. Au-delà des aspects politiques et internationaux, la mer Egée abrite des réserves de gaz importantes pour les deux compétiteurs. L’exploitation par la Grèce du champ de Prinos, situé au nord de la mer Egée, a achevé de prouver que la ressource était présente sur zone. Les deux pays étant toujours en compétition dans la définition de leur ZEE, et étant donnée la place stratégique du gaz, remis au goût du jour cet hiver par le conflit ukrainien, l’enjeu est de taille.

Du côté grec, la position serait davantage à la stabilisation de la situation qu’à la surenchère militaire. Rappelons que le pays dispose de près d’un quart de la flotte des tankers de gaz naturel liquéfié, ce qui constitue une manne financière importante qui serait en péril en cas de conflit, et qu’il a enclenché depuis quelques années une remontée en puissance de ses capacités militaires et une diversification de ses alliances sécuritaires. Cela est passé notamment par la conclusion d’un partenariat franco-grec d’assistance mutuelle en 2021 et du renouvellement la même année de son accord de coopération et de défense mutuelle avec les États-Unis. Comme le résumait le chef d’État-major grec le 8 avril 2022, l’enjeu grec est bien que « nous préférons être à table que figurer au menu ».

Forces navales: avantage Turquie

La marine turque a une nette longueur d'avance sur son opposant grec pour trois raisons. Premièrement, sa modernité. La Turquie a lancé en 2019 son premier porte-hélicoptères d’assaut. Commissionné en avril 2023, il est conçu pour pouvoir transporter, outre des hélicoptères, des avions de combat à décollage vertical, des drones sans pilote, ainsi que des forces amphibies. Il s'agit d'un vecteur majeur de projection de forces pour la Turquie, qui lui confère un avantage colossal sur la Grèce, par sa capacité à interdire l’accès aux forces grecques. En effet, sa mise en service offre la possibilité de constituer un groupe aéronaval autour de ce vaisseau amiral ; ce groupe serait doté de l’intégralité du spectre des actions maritimes (contrôle d’espace, anti-aérien, anti-sous-marin, amphibie). En comparaison, le programme le plus important de la Grèce est l'achat de trois (peut-être quatre) destroyers à la France. Même dotés d'une technologie de pointe, ces navires ne seront pas en mesure de contrer un groupe aéronaval. Entièrement construit en Turquie, le PHA est aussi le témoignage d’une volonté politique claire de montrer que la base industrielle de défense turque est capable de mener à bien seule des projets à impact.

Deuxièmement, cette avance s’est faite en vertu du nombre. Bien que les deux pays possèdent un nombre similaire de sous-marins, leur utilisation est limitée dans l’espace réduit des îles de la mer Égée. Les capacités les plus importantes dans cette configuration spatiale sont l’interdiction de zone et la force de frappe. En la matière, la Turquie est bien mieux dotée. La Grèce est en effet déficitaire en nombre de frégates mais surtout en nombre de corvettes, particulièrement utiles pour occuper, interdire et menacer l'espace. Les corvettes de la classe Ada sont de très bons navires, longs de 100 m, dotés de missiles antinavires et récents (mis en service en 2011) alors que la marine grecque équipe des « canonnières » plus petites – environ 50 m de long – et toutes ont environ vingt ans d'âge, soit la moitié de leur durée de vie. La supériorité des chasseurs de mines turcs (onze navires contre quatre) pourrait également changer la donne si les deux pays devaient miner la mer Égée pour en interdire l'accès à l'autre, manœuvre constatée au large des côtes ukrainiennes durant l’année passée.

Enfin, cette avance est également due à sa capacité amphibie. Il est intéressant pour cela d'étudier le nombre de bateaux de débarquement. Il ne s'agit pas de bateaux autonomes dans le sens où ils ne peuvent pratiquement pas se défendre, mais de plates-formes de débarquement destinées à débarquer des troupes et des chars sur la terre ferme. Chacun de ces navires peut transporter entre 150 hommes pour le plus petit et 500 hommes pour le Bayraktar turc. Là encore, la Turquie est en position de force, avec au moins 26 navires contre 9 pour la Grèce. Ces capacités pourraient s'avérer cruciales si la Turquie décidait de contester activement la souveraineté grecque sur les îles. En effet, débarquer des troupes au sol est le seul moyen efficace d'atteindre cet objectif - une guerre hybride, navale ou aérienne sans occupation physique ne le permettrait pas.

Armée de l’air: fausse équivalence en vue

En ce qui concerne les avions et les hélicoptères de combat de l'armée de l'air, les deux pays disposent de capacités similaires. Cependant, il y a une nette distinction en ce qui concerne les capacités de transport et, encore plus important, les hélicoptères de combat de l'armée.

La Turquie a un avantage considérable pour le transport de troupes, avec 50 avions de plus (+ 12 en comptant ceux de l'armée de Terre). Cela a deux conséquences. Premièrement, en cas de blocus naval dû à des mines ou à une interdiction navale, la Turquie dispose d'une alternative crédible pour approvisionner ses troupes par avion – à condition d’avoir détruit la défense anti-aérienne grecque préalablement. Cela pourrait avoir son importance si un conflit de longue durée devait survenir entre les deux pays. En cas de guerre totale avec Athènes (ou Ankara) envahissant la Turquie continentale (ou la Grèce), le seul moyen efficace d'assurer l'approvisionnement serait l'avion ou le bateau, car la frontière terrestre entre les deux pays est située très au nord de leurs territoires et offre une faible possibilité de manœuvre (50 km de largeur). Les A400M et CN235 turcs supplémentaires peuvent aussi être utilisés pour le renseignement avec des patrouilles maritimes et surtout le déploiement de forces spéciales. L'A400M a récemment été modernisé pour pouvoir effectuer des infiltrations à basse altitude. Cette capacité offre à la Turquie la possibilité d’agir en profondeur et donc de conquérir plus facilement des objectifs stratégiques. Cela pourrait constituer un avantage certain par rapport à la Grèce.

Enfin, en ce qui concerne les hélicoptères de combat de l'armée, les deux pays disposent de types d'appareils similaires, mais la Turquie surpasse de 130 unités les capacités grecques. Là encore, cela fait une énorme différence, permettant à Ankara davantage de pertes et offrant donc des possibilités supérieures d'engager ses appareils. La collecte de renseignements, les attaques ciblées sur véhicules terrestres et les déploiements de forces spéciales font partie des capacités dont la Grèce pourrait manquer en premier lieu dans une guerre de longue durée.

Avantage Turquie mais opportunités grecques

La Turquie possède donc un avantage matériel global en ce qui concerne la marine et les forces aériennes qu'elle peut déployer. La mise en service récente de son PHA va changer la façon dont la Turquie combat en mer en permettant à ses forces de se concentrer autour d'un navire amiral. Cela offre au pays davantage de possibilités en matière de projection d'hélicoptères et d'opérations amphibies. L'avantage turc est donc autant quantitatif que qualitatif technologique.

Dans l'espace aérien, sa supériorité est principalement liée au nombre de ses appareils. L'espace aérien serait cependant clairement contesté car les deux nations possèdent le même nombre d'avions de chasse et partagent essentiellement la même technologie américaine F-16 et F-4.

Cette étude n’aborde volontairement pas les forces terrestres des deux pays, principalement pour un argument dimensionnel : à l'exception de l'île de Crète, toutes les îles de la mer Égée sont au moins trois fois plus petites que l'île de Chypre. Cela correspond aux règles d'engagement d'un régiment motorisé (1000 à 3000 soldats) en contrôle de zone, rendant tout déploiement terrestre sur les îles peu significatif en envergure.

La différence pourrait donc se faire sur le long terme entre les deux compétiteurs. Bien que le rapport de force soit à l’avantage de la Turquie, Athènes peut compter sur sa connaissance des îles en mer Egée, actuellement sous sa souveraineté ainsi que sur les alliances nouées avec ses partenaires extérieurs. Rappelons ici qu’en sus de l’OTAN, la Grèce appartient à l’UE, lui conférant le bénéfice de l’article 42.7 (équivalent à l’article 5 de l’OTAN) déclenchant immédiatement une aide des partenaires en cas d’invasion. Elle a également noué en 2021 un accord d’assistance mutuelle avec la France, par tous les moyens appropriés si son territoire fait l’objet d’une agression armée. Face au Goliath turc, le David grec sait qu’aucune causalité ne saurait être établie entre rapport de force défavorable et défaite militaire.

[1] Putnam, Robert D., “Diplomacy and Domestic Politics: The Logic of Two-Level Games”, International Organization, 42 (3), 1988.