Jeunesse: scroller ou l’art de la fuite (des cerveaux) edit

6 février 2024

Lors de son intervention télévisée du 16 janvier, Emmanuel Macron a annoncé avoir confié à un groupe d’experts une analyse sur les pratiques d’écrans. Cette initiative est-elle vraiment utile, quand tant de diagnostics ont déjà été établis au cours des quinze dernières années ? Le seul sujet qui vaille est celui du contrôle des usages, en particulier à l’école, un point crucial pour l’avenir de nos sociétés, et sur lequel la plupart des États occidentaux ont révélé jusqu’ici leurs comportements erratiques et leur impuissance.

Scroller: une pratique de désœuvrement

Un long trajet en métro ou en RER permet d’observer, de façon un peu intrusive, le scrolling des jeunes adultes, visages absorbés par l’écran sans presque bouger. Défilent alors à toute vitesse et en désordre des bouts de vidéo – séries, jeux, infos télévisées, humoristes, pubs, clips musicaux, recettes de cuisine ou courses de sports mécaniques, etc. Un continuum sans queue ni tête organisé par les algorithmes, qui institue plus une mobilisation des yeux qu’une captation de l’attention. Une évasion visuelle qui interdit toute pensée cohérente, une sorte de massage des nerfs qui occupe le temps perdu dans les transports – mais aussi dans des lieux d’attente ou même à l’école. Qui rend béant le vide du désœuvrement. Un chapitre à ajouter à l’œuvre de feu Neil Postman, le théoricien des médias qui publia en 1985 la critique la plus féroce sur la télévision commerciale, Amusing Ourselves to Death (Se distraire à en mourir) ?

Une myriade d’études a déjà été effectuée pour attester des conséquences inquiétantes de la glisse frénétique sur écrans sur la capacité de concentration et de mémorisation. Sans compter sur ses effets addictifs – regarder défiler des images déclenche plus de dopamine que la lecture de l’écrit. Dès les années 2010, des auteurs comme Jannis Kallinikos (Governing Through Technology. Information Artefacts and Social Practice, Palgrave Macmillan, 2010) ou Nicholas Carr (Internet rend-il bête ?, Robert Laffont, 2011) donnaient l’alerte sur ces modifications de la façon de voir le monde. « Les profits de Google sont directement liés à la rapidité à laquelle les gens absorbent de l’information… Chacun de nos clics crée une rupture de notre concentration, une perturbation ascendante de notre attention…. Google est vraiment au sens propre dans le business de la distraction », écrivait Nicholas Carr, s’appuyant sur sa propre expérience et sur les travaux alors balbutiants de l’usage des réseaux sociaux. Si l’on passe au crible toutes les dérives occasionnées par Internet, le scrolling au long cours tient la palme en termes de dérèglement cognitif. Ce « passive social media use »  est associé[1] aux symptômes de dépression, sentiment de solitude et fatigue, il constitue un stade ultime de détachement du monde réel pour plonger dans l’anesthésie des neurones.

On ne saurait nier l’existence d’un déterminisme technologique. Pourtant l’ordinateur et Internet ne sont pas dangereux en soi, ils ne le sont que par l’usage que l’on en fait, comme pour les autres médias. Une partie des jeunes puisent dans le web un accès aux industries culturelles et à l’information, le scrolling n’étant alors que le préalable pour se diriger vers des films, des séries, des vidéos et des séquences d’information : ces omnivores de culture et d’info, pour utiliser une formule célèbre[2], en général visitent aussi les lieux culturels de l’espace physique, lisent la presse et des livres électroniques et mélangent culture classique et produits du divertissement. À l’autre bout du spectre existe une partie des jeunes dont l’accès à la culture et aux représentations passe essentiellement par les écrans – génération « tout écran », écrivait au début des années 2000 le spécialiste des pratiques culturelles, Olivier Donnat. Parmi les « tout écran », certains jeunes se contentent du défilage passif des réseaux sociaux : ils regardent en écrémage rapide les contenus, font défiler des images sur lesquelles ils s’attardent peu et ne s’arrêtent pas sur l’écrit.  Ils voient sans regarder et le plus souvent ne prennent pas d’initiative d’interactions avec d’autres membres de leur communauté. Un usage passif et quasiment hypnotique. Entre ces deux extrêmes, les « cultureux » et les hypnotisés passifs, existent des attitudes intermédiaires le plus souvent liées à un ancrage social et culturel et au cursus scolaire. Or ce sont les invétérés du scrolling qui doivent inquiéter la société, et plus encore quand cette pratique se déroule à l’école pendant les cours, quand elle constitue un échappatoire à l’enseignement.

L’école et la distraction par les smartphones

On sait que l’usage du portable pendant les cours existe à l’école pour une partie des élèves. Le scrolling est alors la meilleure façon de ne pas se faire remarquer et surtout permet de  conjuguer écoute distraite et regard sur les contenus numériques, il est le plus souvent articulé à l’ennui. Ce sentiment ressenti à l’école est plus fréquemment signalé par les nouvelles générations, 23% des 18-24 ans, et beaucoup moins par les anciennes, 12% pour les baby-boomers quand ils étaient écoliers (donnée issue de l’étude Et Maintenant que j’ai pilotée pour France-Culture en 2021). Cette impression de vacuité est plutôt le fait des hommes (23%) que des femmes (16%).  En effet, l’avancée progressive et souvent aride dans le dédalle des savoirs que met en œuvre l’école est aujourd’hui en concurrence frontale avec la séduction des produits du divertissement et de la communication digitale : dans un tel contexte l’ennui et la frustration comparés au plaisir immédiat que procurent les smartphones, assaillent rapidement l’élève qui n’accroche pas aux matières scolaires. Ce fait établi depuis longtemps aurait dû conduire à une éradication sans état d’âme de l’usage des téléphones portables à l’école (sauf quand ils ont utilisés comme outils pédagogiques).  Or les études Pisa l’attestent : il n’en est rien.

Au cours des années 2010 l’élève qui jadis dormait près du radiateur a été remplacé par l’élève qui scrolle. Les résultats de l’étude PISA sur ce point sont éloquents : dans l’OCDE 27% des élèves de 15 ans s’évadent dans leur smartphone pendant les cours de mathématiques et 25% sont distraits par d’autres élèves qui font de même, la France se situant dans la moyenne, à peu près comme l’Allemagne (tableau 1). Sur l’usage du portable pour se distraire lors des cours, on observe trois groupes de pays (tableau 2) : des pays « ascétiques » où les élèves ne regardent presque pas leur portable (ex : Japon, Corée, Singapour), des pays où les élèves se situent dans la moyenne OCDE (ex : France, Allemagne, Etats-Unis, Pologne), des pays où la consommation pendant les cours concerne plus de 40% des effectifs (ex : Finlande, Australie, Canada).

Tableau 1. Élèves de 15 ans : attention pendant les cours de mathématiques ‘en %)

Source PISA 2022

Peut-on établir une corrélation entre performances scolaires et distraction/évasion par le téléphone portable ? Oui et non, car évidemment nombre d’autres variables influent sur les résultats scolaires (milieu social, manque d’enseignants, ou enseignants peu ou mal formés, méthodes pédagogiques, etc/) et comme dans beaucoup d’autres cas, il est difficile d’isoler dans sa pureté de diamant la variable média. Quelques points intéressent toutefois la réflexion. Le Japon, la Corée et Singapour, pays où l’usage du portable est rare pendant les cours, non seulement figurent en haut du palmarès OCDE pour les mathématiques, la compréhension de l’écrit, et les sciences tant sur le long terme qu’à court terme, mais ces performances  sont plutôt en amélioration ou à peine érodées dans le contexte post-Covid de dégradation des performances des élèves à une échelle mondiale. Le Canada,  l’Australie et la Finlande, pays où l’on observe une forte distraction par les portables pendant les cours, figurent encore dans le top 20 des performances scolaires établies par PISA 2022, mais ces trois pays connaissent une certaine dégringolade de leurs scores à court et à long terme sur la dernière décennie (par exemple en Finlande : -34 points pour les mathématiques, -23 points pour la compréhension de l’écrit, -34 points pour les sciences sur la dernière décennie).[3] 

Tableau 2. Pourcentage d’élèves de 15 ans distraits par leur appareil numérique pendant les cours

Source PISA 2022

La régulation erratique

Le mystère sur la place du numérique dans les écoles s’épaissit encore lorsqu’on observe les règles qui sont posées par les établissements scolaires.

Dans l’OCDE, un chef établissement sur trois déclare que le portable est interdit d’usage dans son école (ce qui ne signifie pas que posséder un portable soit interdit). Les pays les plus vigilants sont l’Espagne (67% des établissements) qui vient de réaffirmer récemment son engagement pour une école sans accès au portable, le Royaume-Uni (66%), l’Allemagne (60%), et l’Australie (53%). Et à l’autre bout de la chaîne, le pays le plus tolérant est la Finlande (7%). Que valent ces interdictions ? Pas grand-chose. Nous l’avons vu, l’Australie est un pays où une forte proportion d’élèves déclarent être distraits par leur portable pendant les cours, tout comme la Finlande : or dans ces deux pays les règles diffèrent substantiellement.

Prenons le cas de la France. Depuis la rentrée 2018, le code de l’Éducation édicte que l'utilisation du téléphone portable est interdite à l'école et au collège durant toutes les activités d'enseignement et il revient aux directeurs d’école et aux chefs d’établissement de définir les modalités pratiques de cette interdiction. Au lycée, ce bannissement des portables est renvoyé  au règlement intérieur des établissements. Dans la pratique que vaut cette consigne ? Dans l’étude PISA 2022,  seulement 23% des chefs d’établissement français déclarent que l’usage du mobile est interdit dans les cours, une moyenne nettement plus basse que dans l’ensemble de l’OCDE : cela signifie-t-il un certain laxisme de leur part ou une lassitude – il y a souvent des problèmes plus graves à gérer dans une classe ou autre chose – ou un  fatalisme face à la modernité ? Dans leurs réponses les chefs d’établissement confondent-ils « possession » d’un portable et usage effectif ?

Finalement, la question de l’usage du portable et de sa régulation dans les écoles est une véritable arlésienne. Les consignes d’interdiction établies par les établissements semblent évasives et en tout cas peu suivies des faits dans nombre de pays. Comme en filigrane s’esquisse une corrélation entre résultats scolaires et accès au portable (cas de l’Australie et de la Finlande) – mais cela mériterait d’être étayé – et que les conséquences du scrolling au long court sur les capacités cognitives sont reconnues, on peut légitimement s’interroger sur les raisons de cette démission collective, et ce, depuis longtemps puisque l’invasion des smartphones débute en 2007. L’abandon de la lutte contre le portable récréatif pendant les cours apparaît comme un renoncement à enrayer les inégalités sociales et culturelles, déjà bien imprimées dans le système scolaire.

 

[1] Aalbers, G., McNally, R. J., Heeren, A., de Wit, S., & Fried, E. I., “Social media and depression symptoms: A network perspective”, Journal of Experimental Psychology: General, 148(8), 2019, 1454-1462.

[2] R. A. Peterson, R. Kern, « Changing highbrow taste : From snob to omnivore », American Sociological Review, 1996, 61, n° 5.

[3] Notons aussi que dans tous les pays on utilise en moyenne entre 2 heurs 30 et 1 heure 30 des outils numériques dans l’enseignement (téléphone mobile ou ordinateur ? cela n’est pas précisé), la France figurant dans le bas du peloton (1 heure 20).