Allocations familiales: pour un forfait unique par enfant, et dès le premier edit

4 avril 2024

Proposition récurrente, l’idée d’une allocation familiale au premier enfant a été évoquée et discutée dans les années 2000. Elle revient à l’agenda de la discussion publique.

La politique familiale française privilégie, du point de vue socio-fiscal, les deuxièmes et troisièmes enfants. Un certain modèle français, issu du baby-boom passé, se caractérise par une sorte de refus de l’enfant unique. Ce modèle, incorporant l’idée qu’un enfant sans fratrie s’ennuie, se matérialise à travers les rouages socio-fiscaux.

Le premier enfant, exclu du bénéfice des allocations familiales

La création des allocations familiales remonte aux années 1930. Il s’agissait à l’époque de généraliser les « sursalaires » attribués depuis la fin du XIXe siècle dans certaines régions, à l’initiative du patronat chrétien, aux ouvriers chargés de famille. Ces sursalaires étaient, initialement, identiques pour chaque enfant[1]. Établies avec une visée explicitement nataliste, les allocations familiales vont rapidement connaître des traitements préférentiels pour les enfants de rang 3. En outre elles ne bénéficieront plus aux enfants de rang 1.

Un décret-loi du 12 novembre 1938 crée véritablement, avec cette dénomination, les « allocations familiales ». Progressives selon le nombre d’enfants, elles représentent 5% d’un certain salaire de référence pour le premier enfant, 10% pour le deuxième, 15% pour le troisième. En outre, la durée de versement de l’allocation au premier enfant est limitée jusqu’aux cinq ans de l’enfant, ceci dans une logique d’incitation à accélérer l’arrivée du deuxième enfant.

Un autre décret-loi du 29 juillet 1939 (dit Code de la famille) supprime les allocations familiales au premier enfant et renforce leur progressivité. Leur montant est désormais de 10% du salaire de référence pour le deuxième enfant, de 20% pour le troisième. Au lendemain de la guerre, lorsque la sécurité sociale se met en place, chaque enfant de rang 3 ou plus donne droit à une allocation mensuelle supérieure de moitié à celle versée pour l’enfant de rang 2. Par la suite, les taux des allocations ont plusieurs fois été modifiés, le plus souvent dans le sens d’une revalorisation pour les enfants de rang trois ou plus.

Aujourd’hui, alors que le premier enfant ne rapporte rien en allocations familiales, le deuxième représente 140 euros par mois (pour 80% des familles concernées), le troisième 180 euros. Fiscalement, le bénéfice du quotient familial est de 1 part pour chacun des membres du couple, de 0,5 part pour le premier et le deuxième enfant, de 1 part entière pour le troisième. Au départ, le mécanisme du quotient familial était encore plus nataliste dans la mesure où jusqu’en 1953 les couples voyaient leur nombre de parts redescendre de 2 à 1,5 s’ils n’avaient pas eu d’enfant au bout de trois ans de mariage.

La politique familiale à la française progresse toujours fortement selon le rang de l’enfant. Le principe historique, établi dans l’après-guerre (avec la progressivité du montant des allocations familiales) et renforcé dans les années 1970 (avec la progressivité du nombre de parts dans le mécanisme de quotient familial), s’appuie sur une volonté et sur une conviction. La volonté est d’aider les familles nombreuses. La conviction sous-jacente est qu’il ne sert à rien d’aider les familles pour leur premier enfant, mais qu’il est nécessaire de le faire pour les naissances suivantes.

Le souci renouvelé du premier enfant suggère une refonte des allocations

Or les familles et les Français ont changé, et, dans bien des cas de couples, le premier enfant manque à l’appel. Son arrivée n’est plus aussi évidente, et l’affirmation de jeunes femmes et de jeunes hommes qui ne veulent pas d’enfants, pour des raisons climato-géopolitiques ou autres, est à prendre au sérieux. À relativiser peut-être dans vingt ans, mais à prendre en considération maintenant.

Le thème, mâtiné d’éco-anxiété ou d’individualisme, n’est d’ailleurs pas si neuf. On baptise, en franglais, « Dinks » (double income, no kids, « deux revenus, pas d’enfants »), depuis au moins deux décennies, les couples biactifs qui préfèrent vivre avec deux revenus et ne pas avoir la charge de descendants. Aux Dinks s’ajoutent désormais les « Ginks » (green inclination, no kids, « sensibles à l’écologie, pas d’enfants ») sur lesquels la fiscalité et les prestations incitatives à la fécondité pèsent probablement encore moins que sur les désormais traditionnels Dinks. En tout cas Dinks comme Ginks n’ont pas de premier enfant.

Reformater les dépenses socio-fiscales, pour partie, en sa direction pourrait ainsi avoir une incidence, même si seulement faible, sur la fécondité. Le conditionnel s’emploie ici à dessein car l’énoncé de l’idée achoppe sur le constat global de faible impact du système socio-fiscal. Peut-être en irait-il un peu autrement, en reformatant la cible même de cet édifice qu’est la politique familiale.

Cette dernière doit prendre au sérieux deux évolutions. La première est celle des ménages qui n’auront qu’un seul enfant. Ce modèle n’est assurément pas le plus fécond, mais il faut certainement, si l’on veut soutenir la natalité, permettre à ces foyers d’avoir au moins cet enfant. La deuxième évolution ne relève pas de l’enfant unique, mais du premier enfant. Contredisant ce qui se répétait à l’envi durant les Trente Glorieuses, il ne vient pas forcément tout seul. Pour enclencher la dynamique, il faut que le premier enfant, au même titre que les suivants, soit une cible clairement définie du système des prestations sociales. Il l’est dans le cas de la fiscalité, dans le cas des aides sociales comme le RSA (le montant du RSA d’un foyer avec un enfant est augmenté en raison de la présence de cet enfant). Mais il ne l’est pas pour les allocations familiales. Sauf dans les outre-mer, il n’y a pas d’allocation familiale au premier enfant. La France est d’ailleurs, dans l’Union européenne, une exception en l’espèce.

Une proposition d’allocation forfaitaire à tous les enfants

Précisons le projet possible d’une allocation familiale forfaitaire dès le premier enfant. La création d’une allocation familiale (AF) au premier enfant occasionnerait une simplification et une modification substantielles de cette prestation phare. Les AF n’ont jamais véritablement été révisées dans leur contenu ni leur objectif depuis leur établissement, sous leur forme contemporaine, au sortir de la guerre. Leur montant est certes modulé maintenant en fonction des ressources, mais le premier enfant en est toujours absent.

En forfaitisant les AF, c’est-à-dire en les rendant forfaitaires en fonction de l’unité enfant et non plus progressives en fonction de la taille de la fratrie et du rang de l’enfant dans la fratrie, il est possible d’avancer en simplicité, en intelligibilité et en équité. Cette forfaitisation des AF, pour chaque enfant quel que soit son rang, compose un bouleversement, accompagnant, de facto, la création d’une AF au premier enfant.

L’idée serait d’avoir des AF d’un montant mensuel d’environ 70 € par enfant, soit la moitié du montant, au milieu des années 2020, pour deux enfants. L’opération aurait pour conséquence une perte sèche pour les familles nombreuses, car à partir du troisième enfant, une AF à 70 € est très inférieure au 180 € que rapporte le troisième enfant. Il serait possible de compenser ces détériorations budgétaires, pour les moins favorisés, avec une augmentation du complément familial, une autre prestation versée à partir du troisième enfant, sous condition stricte de ressources. Pour davantage de précisions, les calculs peuvent s’affiner et les débats se dérouler.

 

Pour une allocation familiale forfaitaire dès le premier enfant
Système des allocations familiales – Gains mensuels en euros

Source : Cnaf

Note : ne sont pas pris en compte ici les majorations pour âge ni le complément familial. De même on ne prend pas en compte la modulation des montants, qui joue en défaveur des 20% des ménages les plus aisés

Les gagnantes de la réforme seraient les familles avec un premier enfant. Les perdantes seraient les familles avec de nombreux enfants. Soulignons cependant une évidence : les secondes passent nécessairement par le premier stade… Avec une montée en charge progressive de la mesure, il serait possible de gommer complètement, dans le temps, cette relative infortune.

Qu’en pensent les Français ? Interrogés, en 2022, sur leurs préférences quant à « accorder des allocations familiales dès le premier enfant, quitte à diminuer le montant que reçoivent les familles de deux enfants et plus » ou à « maintenir le système actuel qui accorde des allocations familiales à partir du deuxième enfant », ils se prononcent en faveur de la première option pour plus des trois cinquièmes d’entre eux. La question est posée barométriquement par le ministère des Affaires sociales. Cette position évolue peu depuis 2009. Soulignons que les plus favorables à un tel changement sont les familles monoparentales (67%), les couple avec au moins un enfant (64%) devant les individus seuls (63%) et les couples sans enfant (59%).

Au sujet des familles monoparentales, qui sont les cellules familiales avec le moins d’enfants, l’ouverture d’une AF au premier enfant contribuerait significativement à les aider financièrement.

Parmi les avantages d’une telle orientation, insistons sur la simplicité. Trop souvent, le méandre des barèmes des prestations sociales déconcerte. Avec une allocation forfaitaire, uniforme et attachée individuellement à chaque enfant, les calculs seront simples, notamment pour les cas compliqués. Ceci permettra d’accompagner plus aisément la complexification, par diversification, des formes familiales, en particulier dans les cas de séparations et de résidences alternées.

Ne masquons pas le propos. Passer de l’idée d’une allocation au premier enfant à une allocation par enfant procède assurément d’une certaine défamilialisation des allocations familiales car le destinataire en devient, au fond, l’enfant et non sa famille. Il ne s’agit pas, en le rappelant, de célébrer l’individualisation de la protection sociale comme alpha et oméga de la modernité mais seulement de prendre acte de profondes évolutions de la famille et des notions même de charge et de rang de l’enfant, dans des contextes familiaux notablement transformés.

Cette suggestion ici esquissée de réforme structurelle appelle, naturellement, instructions fines, évaluations précises, débats et arbitrages. Elle peut emporter une certaine adhésion ou bien provoquer une réfutation technique. Elle mérite seulement d’être explorée avec sérieux. Certains points de controverse historique sur les allocations familiales (leur mise sous condition de ressource, leur fiscalisation) ne manqueront pas de revenir à cette occasion. La mise en débat d’une telle idée ne préjuge en rien de ses suites. Elle ouvre seulement une discussion approfondie à avoir sur le contenu et les objectifs de la politique familiale.

[1]. À leur origine donc les allocations familiales étaient indistinctes selon le rang de l’enfant. Revenir à cette structuration des allocations familiales serait, dans une certaine mesure, un retour aux sources.