SDF et complexe bureaucratico-assistanciel edit

9 janvier 2018

Les politiques publiques de prise en charge des SDF sont denses. Les pouvoirs publics proposent plusieurs types de réponses : des hébergements d’urgence, des logements aidés, des Samu sociaux, des programmes favorisant l’accès aux droits. Chaque année renforcés, ces instruments et leurs financements sont généralement jugés insuffisants. Des efforts conséquents sont néanmoins consentis. Puisqu’il demeure toujours des gens à la rue, cette action publique, impliquant conjointement les pouvoirs publics eux-mêmes et le secteur associatif, est régulièrement remise en question et révisée.

Un système ciblé, renforcé chaque année

Les pouvoirs publics soutiennent, avec le secteur associatif, le développement d’un système d’assistance, qui a pour double visée la prise en charge en « urgence » et la réinsertion des SDF. L’action est protéiforme, depuis les secours d’urgence (hébergements pour une nuit, repas gratuits) aux actions de long terme (construction de logements adaptés). Le secteur du logement n’est pas le seul concerné, et de nombreux dispositifs existent également en matière d’emploi (entreprises d’insertion, emplois aidés) et de santé (pour faire valoir des droits à l’assurance maladie, pour accéder à l’hôpital). De plus en plus, le principe de cette politique consiste à aider les personnes à faire valoir les droits nouveaux auxquels elles peuvent prétendre (droit à l’insertion, droit à un logement, etc.).

En direction des sans-abri, l’action publique se caractérise par une volonté de ciblage, qui s’est continuellement renforcée depuis le milieu des années 1980. De premières campagnes « pauvreté-précarité » ont alors été orchestrées par l’État qui a débloqué des moyens financiers pour des accueils et des hébergements d’urgence. Ces programmes hivernaux, répétés et densifiés tous les ans, ont permis d’innover et d’institutionnaliser des politiques plus larges. C’est d’ailleurs dans leur cadre qu’ont été expérimentées des mesures consacrées ensuite par la loi, à l’image du revenu minimum d’insertion (RMI) en 1988 ou du droit au logement en 1990.

À partir de l’hiver 1993-1994, des dispositifs de type Samu social (services mobiles de « recueil » des SDF stricto sensu) sont créés, le premier apparaissant en novembre 1993 à Paris. Parallèlement, des centres d’accueil de jour, proposant des services aux sans-abri (écoute, consultation médicale, vestiaire) sont ouverts un peu partout dans le pays. Des dispositions législatives et réglementaires viennent organiser et coordonner ces différentes initiatives dites d’« urgence sociale ». Un numéro d’appel gratuit (le 115) et des plans départementaux d’hébergement ou d’accès au logement sont créés.

L’offre varie significativement, en volume et en configuration, selon les villes et les départements. Services et équipements sont particulièrement développés dans les grandes métropoles, singulièrement à Paris qui concentre toutes les attentions et inquiétudes. Chaque année, ils ont été renforcés par l’injection de moyens supplémentaires et complétés par des innovations cherchant à s’adapter aux spécificités des territoires et des populations. Régulièrement, avec l’augmentation des budgets, ou sporadiquement, grâce à une nouveauté institutionnelle, le système de prise en charge se trouve ainsi perfectionné. Mais il présente malgré tout une limite fondamentale car demeurent toujours à la rue des personnes SDF.

Densification et souci de coordination

Tous les hivers, l’attention du public est tournée vers la situation des personnes à la rue. Un rappel a ensuite lieu tous les printemps, lorsque s’achève la « trêve hivernale » (interdiction, obtenue par l’abbé Pierre après l’hiver 1954, de toute expulsion de locataires pour une durée de cinq mois). Même si cette gestion sous forme de « politique du thermomètre » (avec agitations médiatiques dès qu’il fait froid) est souvent déplorée, c’est bien pendant la période hivernale que militants et innovateurs disposent d’une fenêtre d’opportunité. Chaque année a connu ainsi ses nouveautés ou, du moins ses annonces.

Les associations, qui demandent cette mobilisation exceptionnelle, dénoncent dans le même temps cette politique qui ne consiste qu’à réagir dans l’urgence. Au printemps, les places d’hébergement créées précipitamment en hiver sont donc « pérennisées », c’est-à-dire ouvertes toute l’année. Et à l’hiver suivant, on recommence. De façon quasi rituelle, chaque année, sont dénoncées l’aggravation des problèmes et l’insuffisance voire la diminution des moyens affectés à ces politiques. Les polémiques, sans revêtir chaque fois la même intensité, suivent le même modèle. Or, si rien ne permet de mesurer exactement l’évolution de difficultés, il est incontestable que les moyens déployés n’ont fait que croître.

Dispositifs, plans, schémas et programmes de coordination des pouvoirs publics se sont en effet amoncelés. Aux premières campagnes « pauvreté/précarité » des années 1980, mises en place conjointement par l’État et les départements et sempiternellement réactivées au retour de l’hiver, se sont ajoutés les programmes départementaux d’insertion (pour le RMI) et les programmes départementaux d’actions pour le logement des personnes défavorisées (PDALPD, rassemblant au sein d’un même document, les actions visant à faciliter l’accès de tous au logement décent et indépendant). Dans les années 1990, la liste s’est allongée avec les schémas de l’accueil, de l’hébergement et de l’insertion et les commissions d’action sociale d’urgence (CASU). La décennie 2000 a vu quelques fusions et créations, avec les pôles d’accueil en réseau pour l’accès aux droits sociaux (PARADS), les commissions de médiation pour le droit au logement (liées à la loi « Dalo »), les commissions spécialisées de coordination pour la prévention des expulsions locatives (CAPEX). Après 2010 ont été instituées des coordinations départementales de l’accueil des réfugiés et des schémas départementaux de la domiciliation. Depuis 2010, il existe dans chaque département un service intégré d’accueil et d’orientation (SIAO) ayant pour mission de gérer l’ensemble des places d’hébergement et de logements adaptés. Encore imparfaitement atteint, leur objectif est d’unifier la gestion de l’offre et d’améliorer les taux d’occupation. En théorie, toutes les places sont mutualisées et attribuées par un interlocuteur unique.

Des moyens substantiels

Dans le sillon de la densification des dispositifs, les crédits publics, principalement étatiques, affectés à l’urgence sociale et à la réinsertion des SDF ont augmenté de façon constante et significative. Alors qu’ils ne représentaient strictement rien au milieu des années 1980, ils pesaient, à la seule charge de l’État, 500 millions d’euros environ en 2002, plus d’un milliard en 2006, largement plus de 2 milliards en 2015. Ces chiffres correspondent aux dépenses de l’État, d’une part pour l’hébergement, le parcours vers le logement et l’insertion des personnes vulnérables (programme 177 de la nomenclature budgétaire de l’État, géré par le ministère des Affaires sociales), et, d’autre part, pour l’accueil des demandeurs d’asile (programme 303, géré par le ministère de l’Intérieur). Jusqu’au début des années 2000, l’accueil des demandeurs d’asile dans des centres particuliers (les CADA) et celui des SDF, notamment dans des centres d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) étaient financièrement confondus. S’ils sont, depuis, budgétairement et institutionnellement distingués, il est toutefois rigoureux de les additionner afin de pouvoir suivre des séries statistiques homogènes.

S’ajoutent aux budgets de l’État, les dépenses d’action sociale des collectivités locales, communes et départements, affectées à l’accueil des SDF. Difficilement évaluables, elles représentent un minimum de quelques centaines de millions d’euros. Il convient également de compléter les dépenses publiques en direction des SDF par les dépenses de prestations sociales nationales de type minima sociaux (RSA, allocations aux adultes handicapés) dont bénéficient les personnes désignées comme « sans résidence stable ». Là encore, l’estimation précise est compliquée car il est très difficile d’isoler dans l’ensemble des dépenses de minima sociaux celles dont bénéficient les sans-domicile, mais il s’agit de centaines de millions d’euros. Il faut, à cet égard, rappeler que l’un des objectifs assignés au RMI, lors de sa création, était de permettre la fin de la mendicité. Il importe donc d’ajouter aux dépenses d’hébergement des sans-domicile les dépenses d’aides sociales qui leur sont versées au titre de leur situation particulièrement défavorisée.

En termes d’offre, lors de l’hiver 2016-2017, pour les sans-domicile, plus de 130 000 places ont été proposées, que ce soit dans des centres d’accueil d’urgence, des hôtels, des CHRS. S’ajoutent à ces places d’hébergement près de 230 000 places en logements particuliers, qualifiés de « accompagnés » ou « adaptés ». Formellement, il peut s’agir de logements classiques, mais disposant d’un statut d’occupation et de financement originaux, et d’un accompagnement social de leurs occupants. Cette offre est diverse : résidences sociales, pensions de famille (des résidences à gestion particulière, ouvertes aux personnes en souffrance psychique), logements d’insertion, logements en intermédiation locative dans le parc social ou le parc privé, foyers de jeunes travailleurs (FJT) ou de travailleurs migrants (FTM). Au total, il existe donc quelque 360 000 places d’hébergement ou de logement, destinées principalement aux sans-domicile. À ce chiffre s’ajoutent encore 50 000 places dans les CADA et les hébergements d’urgence pour demandeurs d’asile. On compte également plusieurs milliers de places dans les centres d’accueil et d’orientation (CAO) et les CAO des mineurs isolés (CAOMI). Ouvertes après 2015 dans toute la France, ces places ont pour objectif de traiter le démantèlement du bidonville de Calais et l’afflux de migrants dans les grandes métropoles, principalement Paris. L’offre globale, pour les SDF, qu’ils soient français, demandeurs d’asile, étrangers en situation régulière ou irrégulière, dépasse largement les 400 000 places. Pour faire une comparaison et donner un ordre de grandeur, un tel chiffre correspond à environ quatre ans de construction de logements sociaux. C’est dire l’importance qu’a pu prendre ce segment particulier de la politique du logement. Pour une autre idée de la dimension de l’offre, il faut avoir à l’esprit que chaque soir 100 000 personnes sont hébergées en Ile-de-France.

L’offre de services, principalement d’hébergements et de logements adaptés, a donc largement crû. Elle s’est également améliorée, au moins dans trois directions : humanisation, stabilisation, participation. D’abord, les conditions d’hébergement ont fait l’objet d’investissements destinés à en améliorer la qualité. L’accueil en grands dortoirs insalubres n’est plus de mise. Ensuite, l’offre se veut plus stable : la gestion des centres d’urgence se transforme de manière à ne plus remettre les SDF à la rue le matin. Enfin, comme dans l’ensemble du domaine médico-social, les usagers de ces divers centres sont davantage invités à s’impliquer, du moins à donner leur avis sur les services dont ils bénéficient. L’humanisation n’est pas parfaite. La stabilisation n’est pas généralisée. La participation n’est pas répandue. Mais les progrès sont incontestables.

La dépendance mutuelle des associations et des pouvoirs publics

En une trentaine d’années, un problème social marginal qui n’appelait que des réponses publiques résiduelles est devenu l’objet d’un ensemble de dispositifs sociaux structurés. La politique de prise en charge des sans-domicile n’a cessé de s’intensifier, de s’étendre, de se diversifier, tout en se concentrant, du moins sémantiquement, sur les SDF. De multiples dispositifs se sont empilés sans grande logique d’ensemble apparente. Les rapports officiels, qui eux aussi s’accumulent, signalent que le système de prise en charge des SDF ressemble à un mille-feuilles qui s’épaissit.

À mesure que la question SDF s’imposait à l’agenda politique, les initiatives publiques et privées se multipliaient pour répondre à ses diverses manifestations. Des acteurs très différents se sont impliqués. Autour des sans-abri, le gouvernement, le président de la République, des maires, des fonctionnaires travaillant dans des administrations distinctes (affaires sociales, logement, santé, emploi, police, action humanitaire), des bénévoles, des journalistes, des partis politiques, des associations gestionnaires et/ou contestataires ont pris des positions et ont appuyé des actions.

La prise en charge des SDF, délivrant des prestations d’assistance, s’est progressivement institutionnalisée et bureaucratisée. Dans un autre secteur, l’expression polémique de « complexe militaro-industriel » visait à dénoncer les imbrications d’intérêts politiques, industriels et financiers, risquant de déclencher des guerres. Ici, le complexe « bureaucratico-assistanciel » qui prend aujourd’hui en charge les SDF n’a ni cette importance économique, ni cette dimension occulte. Mais, disposant de ramifications étendues, il est une figure de l’action publique dans le domaine social, avec ses dimensions nationales et ses déclinaisons locales, ses groupes d’intérêt, ses soutiens, ses professionnels, ses journalistes spécialisés, ses experts, ses financements, ses savoirs et ses savoir-faire.

L’action publique à destination des SDF relève, principalement, de l’aide sociale, c’est-à-dire de l’assistance. Il s’agit là du cœur de ce « complexe bureaucratico-assistanciel ». Un ensemble de réponses s’est peu à peu affermi, issu d’interventions humanitaires et de politiques de plus long terme, comme la construction de logements sociaux. Ce système mêle fonds publics et privés, travail social salarié et bénévolat, grandes institutions et petites associations, aide sociale obligatoire et action sociale facultative, interventions de l’État et des collectivités territoriales. Les associations y sont tributaires des financements publics, tandis que l’action des pouvoirs publics s’appuie sur l’image et la réactivité du secteur associatif.

Cet ensemble, agencé par les pouvoirs publics et les associations, fait bien système. La dépendance mutuelle de l’État et du secteur associatif en est le trait principal. La notion de complexe bureaucratico-assistanciel, certes provocante, cherche à assembler les trois mouvements qui caractérisent l’extension du système de prise en charge des SDF : sa bureaucratisation liée à l’intensification de la présence de l’État ; sa place centrale dans le nouveau développement de l’aide sociale en France ; son rôle dans l’hybridation croissante de ces aides entre sphère publique et sphère associative.

L’accumulation de nouvelles réponses, la croissance des budgets et la création d’institutions ont leurs vertus en ce qu’elles permettent assurément des prises en charge plus humaines et plus développées qu’à l’origine. Elles ont leurs défauts aussi, puisqu’elles ne parviennent pas à régler le problème.

Malgré les efforts de rationalisation de l’architecture générale de ce système – le complexe bureaucratico-assistanciel –, chaque hiver voit encore naître son lot d’initiatives médiatiques et de polémiques concernant l’adaptation des centres, le financement des services, la coopération des associations, les responsabilités des uns et des autres. Or la solution tient probablement bien moins à un manque de moyens qu’à leur dispersion et à l’absence d’un objectif clair.