Le mythe des «deux France» edit

20 février 2018

L’idée que la France est coupée en deux et que le clivage social se superpose à un clivage géographique, opposant la France des métropoles à la « France périphérique », est solidement ancrée dans l’opinion. C’est pourtant, à ce degré de généralité, une idée fausse.

Je l’avais déjà écrit dans Telos en rendant compte des ouvrages de Christophe Guilluy qui a popularisé ces thèses. Pour le faire je m’étais appuyé sur une série de travaux de géographes et d’économistes publiés dans la très bonne revue de l’Insee Economie et statistique, notamment un numéro consacré en 2008 aux « disparités territoriales ». Il se trouve que cette revue récidive, presque dix ans après, en publiant un numéro spécial consacré aux « Régions et territoires »[1]. Les résultats présentés dans cette nouvelle livraison permettent d’enfoncer le clou : il n’y a pas deux France, mais des France traversées de clivages multiples et complexes qui ne se laissent absolument pas approcher par ces schémas binaires dont raffolent les politiques et les médias.

Le schéma binaire de la France périphérique a aussi servi à une lecture politique pour opposer les gagnants et les perdants de la mondialisation et qualifier le vote extrême qui serait concentré dans cette France périphérique. Une note de Terra Nova vient également mettre à bas cette lecture simpliste de la géographie électorale.

Dans son introduction au numéro d’Economie et statistique, Pierre Veltz résume très bien les principaux acquis des recherches. On peut retenir deux points principaux.

Les clivages sociaux traversent tous les territoires

La métropolisation de l’économie est une tendance indéniable qui contribue à concentrer plus de richesses dans les grands centres urbains. Pour autant, toutes les métropoles ne se portent pas bien loin de là, notamment au nord et à l’est du pays. Mais surtout, cette tendance n’efface nullement les clivages qui existent, et peut-être se creusent davantage, à l’intérieur même des métropoles. Les grandes villes cumulent souvent concentration de richesses et surreprésentation de ménages pauvres. Comme le note Jean-Michel Floch[2], un des auteurs du numéro, « dans les villes-centres, les faibles niveaux de vie sont systématiquement surreprésentés, y compris dans les villes les plus riches comme Paris et Lyon ». Quant aux territoires non métropolitains, ils sont extrêmement divers, certains sont en très grande difficulté (dans le quart Nord-est), d’autres sont très dynamiques. On ne peut absolument pas, sauf au prix d’une simplification totalement abusive, les englober dans une grande catégorie dénommée « périphérie ».

L’effet du progrès technologique biaisé et l’effet de la mondialisation

La thèse de la France périphérique s’appuie également sur l’idée que les clivages territoriaux seraient le résultat de la mondialisation, en confinant les « perdants de la mondialisation » dans les zones délaissées du territoire, alors que les « gagnants » se concentreraient dans l’entre-soi des grandes métropoles. Là encore, cette présentation simpliste est très contestable. Il ne faut pas confondre l’effet de la mondialisation et l’effet du progrès technique, même si bien sûr ces deux effets ne sont pas totalement indépendants.

L’effet de ce que les économistes appellent « le progrès technique biaisé » sur la polarisation des qualifications est un résultat assez solidement établi. Le changement technologique en cours, notamment les nouvelles technologies de l’information et de la communication, profiterait plus à la main d’œuvre hautement qualifiée, alors que se développeraient dans le même temps des emplois peu qualifiés dans les services et le commerce. Les emplois moyennement qualifiés dans l’industrie et dans certains secteurs du tertiaire (secrétaires, employés de banque par exemple) seraient quant à eux en déclin. Ces tâches routinières disparaîtraient progressivement sous l’effet de l’automatisation. On pourrait assister ainsi à terme à l’apparition d’une structure sociale en sablier.

Les données descriptives rassemblées par Pauline Charnoz et Michael Orand[3] dans  le même numéro à partir des recensements confirment en grande partie cette évolution : diminution entre 1990 et 2011 de la part des métiers routiniers, croissance de la part des métiers de service et renforcement de la part des métiers très qualifiés. Ces mouvements d’emploi renforcent indéniablement la métropolisation puisque la part des métiers très qualifiés s’est encore accrue dans les grandes agglomérations. Cette part est, par exemple, passée à Paris de 23% à 40%. Mais dans le même temps, la part des métiers routiniers (en baisse) a convergé entre les zones d’emploi, de même que la part (en hausse) des métiers de service. Le mouvement d’ensemble est beaucoup plus complexe qu’une simple polarisation de l’espace.

Ces évolutions peuvent être liées également aux effets de la mondialisation via les délocalisations et l’influence du commerce international sur les transformations de la demande de travail. Les interactions entre ces effets et ceux du progrès technique sont compliqués à démêler et les économistes ne sont pas tous d’accord sur les conclusions qu’il faut en tirer. Dans le test empirique qu’ils effectuent à ce sujet, Pauline Charnoz et Michael Orand concluent quant à eux que l’effet du progrès technique sur la redistribution des emplois résiste à l’introduction de variables contrôlant les effets possibles de la mondialisation (via deux types d’indicateurs, mesurant la facilité à délocaliser et l’évolution de la concurrence des importations).

Mais surtout, ces évolutions technologiques et économiques ont contribué à polariser l’emploi à l’intérieur même des grandes métropoles, où cohabitent les hauts cadres de la finance et des nouvelles technologies et les employés subalternes des services à la personne, du commerce et de la restauration… ou des chômeurs. La redistribution des emplois routiniers vers les emplois de service est en effet sans doute moins rapide en France que dans d’autres pays industrialisés à cause d’un salaire minimum élevé et d’une demande parfois faible pour les emplois de service. De ce fait, cette substitution n’est que partielle et une partie des travailleurs les moins qualifiés se retrouve ainsi au chômage. Cela explique également que le taux de pauvreté soit élevé dans les zones urbaines.

La géographie électorale ne valide pas la thèse de la France périphérique

La note de Terra Nova citée plus haut ne valide pas non plus la partie « politique » de la thèse des deux France, c’est-à-dire l’idée sous-jacente, dans les thèses de Guilluy, d’une forte corrélation entre le clivage territorial et le clivage électoral. En prenant appui sur les résultats électoraux du premier tour de l’élection présidentielle de 2017, l’étude montre que les voix des électeurs des trois principaux candidats (Macron, Le Pen, Mélenchon) se répartissent relativement harmonieusement.

Le candidat d’En Marche ! notamment est présent de manière relativement homogène dans les grandes villes, les villes petites et moyennes et les territoires ruraux. Il n’est pas que le candidat des « bobos » des centres villes. Le vote pour Marine Le Pen est plus polarisé mais près de 80% des voix qui se sont portées sur elle sont celles d’électeurs des grandes aires urbaines (cœur et périphérie) contre 83% pour Emmanuel Macron. Marine Le Pen est loin d’être la candidate exclusive de la France périphérique (si tant est que cette notion ait un sens). Dans une analyse statistique plus fouillée, les auteurs de la note montrent que la corrélation entre le vote pour ces trois candidats et le type de territoire reste modeste (entre -0,15 et +0,18 pour les corrélations les plus élevées).

Si l’on combine l’analyse territoriale aux variables socioprofessionnelles, les résultats montrent que le vote Le Pen est corrélé (sans surprise) aux catégories ouvrières, mais que cette corrélation est  nettement plus élevée dans les grand pôles urbains et les pôles moyens que dans des communes isolées. La thèse d’une forte association entre le vote d’extrême droite et la France périphérique ne résiste pas à cette analyse.

 

[1] Economie et Statistique, n° 497-498, 2017.

[2] « Niveaux de vie et ségrégation dans douze métropoles françaises », p. 73-97.

[3] Economie et Statistique, n° 497-498, 2017, « Progrès technique et automatisation des tâches routinières : une analyse à partir des marchés du travail locaux en France dans les années 1990-2011 », p. 105-126.