Féminisme d’aujourd’hui et vies privées edit

4 janvier 2022

Un féminisme cinglant a prospéré ces dernières années, tirant parti d’une plus grande visibilité des « violences faites aux femmes », dans le sillage des révélations de #MeToo. Cette nouvelle vague se fonde sur une relecture des auteures des années 60-70, notamment de Simone de Beauvoir. Elle dénonce le patriarcat assimilé, selon une de ses théoriciennes[1], à « l’appropriation des femmes par les hommes », laquelle s’avère indissociable de leur exploitation privée (mariage et maternité obligatoire, travail domestique gratuit) et de leur oppression sexuelle (violences conjugales, prostitution, agressions sexuelles, viols). Les maltraitances portées au corps féminin font ainsi l’objet d’une grande attention. En écho, de Virginie Despentes à Christine Angot, de Chloé Delaune à Titou Lecoq, et de bien d’autres romancières, une littérature engagée a fleuri, tissant « un climat culturel », certes circonscrit à des cercles intellectualisés, mais dotée d’une force d’influence qui va bien au-delà grâce à ses relais dans les médias. Cette lame de fond se reflète-t-elle dans la réorganisation des vies privées ?

La vie à deux: distance et méfiance

L’enquête « Et maintenant » que j’ai pilotée et qui a été menée sous l’égide d’un partenariat Arte et France-Culture, dégage un halo lumineux sur l’évolution des rapports hommes-femmes. 60 000 internautes y ont répondu, dans une grande majorité des diplômés urbains[2], d’âges variés mais avec une surreprésentation des générations Y et Z[3], deux particularités dont il faut bien sûr tenir compte pour lire les résultats. Les réponses à de multiples questions, parfois intrusives, parfois indirectes, parfois amusantes ou décalées, permettent de construire un puzzle : celui du mouvement de séparatisme entre les genres, une prise de distance dont les femmes sont les initiatrices.

Selon cette enquête, le féminisme fait l’unanimité parmi les répondants, hommes (83%) et femmes (81%) adhèrent à ce projet politique – une profession de foi qui peut prêter parfois à sourire. Derrière cet étendard se cache une réorganisation des liens entre femmes et hommes : le romantisme qui autrefois illuminait la vie amoureuse est en baisse d’intensité. D’abord, parce qu’après tant de débats et de mises en cause du patriarcat, l’époque est plutôt à la méfiance dans le regard que se portent mutuellement les deux sexes, en particulier celui du genre féminin sur les hommes. Ensuite parce que les jeunes expérimentent au cours de leur adolescence et leur post adolescence une succession de relations plus ou moins sereines ou épanouissantes, que leurs efforts pour séduire sont plus ou moins récompensés, et que la rupture et la souffrance, pour eux, font partie des aléas de la vie sentimentale. Cet apprentissage précoce, dans lequel les échanges à travers les réseaux sociaux, et leur violence inhérente, jouent un rôle important (la culture de l’embrouille chez les adolescents s’est déplacée des cours de récréation vers les espaces numériques)[4] et incite les jeunes à relativiser une vision exaltée de la relation à deux. La vie amoureuse des jeunes adultes se poursuit sur cette lancée. Défiance, prudence, un certain goût de la solitude : ces attitudes qui posent une distance entre les genres s’égrènent au fil des réponses au questionnaire Arte/France-Culture.

Le couple figure comme une promesse de bonheur, mais moderato cantabile puisque pour seulement 37% des femmes et pour 41% des hommes il rime avec bonheur. Simultanément, pour 39% des femmes et pour 40% des hommes il réfère à l’image plus prosaïque de l’engagement. Sa cote est très haute pour les femmes de 18-24 ans (46% pensent que le couple se confond avec le bonheur) comme pour les hommes du même âge (49%). Mais pour la classe d’âge suivante, les 25-39 ans, la courbe s’infléchit : pour 37% des femmes, et pour 41% des hommes le couple évoque le bonheur. Après 55 ans, le bilan est cruel : pour 23% des femmes et 31% des hommes le couple renvoie à la notion de bonheur, Après expérience(s), il semble que l’enthousiasme s’émousse. On pourrait dire, sans cynisme, que l’usure et les séparations ont fait leur œuvre. Chaussons d’autres lunettes, plus roses : pour aucune classe d’âge le couple n’est d’abord un cauchemar ou une illusion – même pour les plus âgés qui ne sont que 10% à réduire le couple à une illusion.

L’image de la vie à deux perdure comme un projet positif, gage d’épanouissement, mais elle mérite d’être rapprochée d’une autre donnée significative : on peut vivre heureux sans relation amoureuse à tous les âges de la vie, et ce encore plus chez les 18-24 ans (82%), ce qui n’est pas trop surprenant pour cet âge, mais ce chiffre demeure élevé pour les classes d’âge suivantes : 25-39 ans (70%), 39-54 ans (64%), + de 55 ans (63%). Les nouvelles générations se révèlent ainsi moins sentimentales que leurs aînées. Contrairement à l’idée répandue selon laquelle la fidélité est tournée en valeur cardinale pour les nouveaux couples, cette exigence est relativisée : elle est certes portée au pinacle pour les plus jeunes (64% de réponses positives), mais cette exigence faiblit, autour de 50% de réponses positives après 25 ans, avec toutefois une note générationnelle : on en discute et on ne fait rien « en douce ». De fait les femmes expriment plus nettement que les hommes ce relatif détachement à l’égard de l’expérience amoureuse, et ce quel que soit leur âge. Cette différence existe même à l’âge de la procréation : pour 74% des femmes de 25-39 ans la relation amoureuse n’est pas indispensable pour être heureux, un chiffre plus élevé que celui des hommes du même âge (63%).

 

Sources : Enquête Et maintenant ? (Arte, France culture, Yami 2, Upian), 2021 (35 684 répondants à cette question)

La mise à distance de la relation amoureuse est confirmée par la prise de position des différentes générations à l’égard de la solitude. Beaucoup de jeunes disent ressentir la solitude de temps en temps (39% des 18-24 ans et 33% des 25-39 ans), mais la vraie solitude, celle que l’on subit depuis longtemps, cette détresse qui fait que l’on se sent seul parmi les autres, cet abime contemporain qu’a étudié le psychologue Sébastien Dupont[5] n’est mentionnée que par un cinquième des répondants de 18-24 ans et par 15% des 25-39 ans. En revanche, désigner la solitude comme un choix délibéré est plus fréquent, comme l’indiquent 25% des 18-34 ans, 32% des 24-39 ans, 39% des 40-54 ans, et 38% des plus de 55 ans, sans grande distinction selon le genre.

Sources : Enquête Et maintenant ? ( Arte, France culture, Yami 2, Upian), 2021 (36 017 répondants à cette question)

Un élément psychologique inédit s’est introduit aujourd’hui dans la vie des couples : le doute sur le bien-fondé à procréer dans le contexte du dérèglement climatique. Jusqu’à récemment, en France, avoir des enfants paraissait une option d’évidence, l’image de la famille avec enfants était magnifiée, les revendications sociales, d’ailleurs, allaient dans le sens d’une extension des droits à avoir un enfant, par exemple pour les femmes célibataires, pour les couples lesbiens. De fait seulement une très petite fraction des femmes échappait à la procréation, souvent en raison des circonstances plutôt que par souhait[6], et le taux de fécondité (1,84 enfant par femme en 2020) était un des meilleurs d’Europe avec l’Irlande et la Suède. Or cette option nataliste s’est retournée. Chez les répondants à l’enquête, pour une majorité de personnes et dans toutes les générations, faire un enfant se présente comme un cas de conscience, une interrogation qui concerne davantage les femmes que les hommes (65% des femmes, 56% des hommes). Cette façon d’envisager la procréation, qui s’apparente à une prise de position éthique à l’égard du monde tel qu’il va, est dominante chez les jeunes générations : 56% des femmes de 25-39 ans énoncent qu’enfanter est un cas de conscience tout comme 50% des hommes de cette tranche d’âge, la génération Z étant à l’unisson. Pour une petite minorité de femmes et d’hommes (10%), il est même tout à fait inconcevable d’imaginer aujourd’hui de se lancer dans une telle aventure.

Sources : Enquête Et maintenant ? ( Arte, France culture, Yami 2, Upian), 2021 (35 397 répondant.e.s à cette question)

Une sexualité désacralisée

L’examen de la sexualité des nouvelles générations réserve d’autre surprises. La place qu’elle occupe, la façon dont elle est abordée, se révèlent en décalage avec l’acception épanouissante et décomplexée qui a prévalu dans le sillage des années de la libération sexuelle. Ainsi, même s’il s’agit d’une réponse sous forme de boutade à une question clin d’œil, une majorité des 18-24 ans et des 25-39 ans déclarent se passer plus facilement de sexe que de smartphone. Cette affirmation relève d’abord des jeunes femmes, premières utilisatrices des outils conversationnels offerts par le numérique, mais les jeunes hommes abondent aussi dans ce sens. Cette curieuse pondération signe sans doute avant tout la dépendance des vingtenaires et des trentenaires à l’égard des nouveaux outils de communication, mais elle relègue aussi la sexualité à une place presque secondaire : en termes de dopamine, la navigation sur Internet procurerait des satisfactions supérieures. D’autre part, la vie sexuelle est présentée assez souvent comme une contrainte : ainsi nombreuses sont les femmes à déclarer se forcer parfois ou souvent à faire l’amour : 40% des femmes de 18-24 ans et 49% des femmes de 25-39 ans. Sur l’autel de la sexualité, les hommes semblent plus enclins à faire prévaloir leur envie, et se placent rarement sous la contrainte. Sans que ce soit réellement une surprise, cette dissymétrie étayée depuis longtemps par les travaux sur la sexualité n’a pas du tout disparu à une époque où l’égalité des genres est proclamée partout.

Sources : Enquête Et maintenant ? (Arte, France culture, Yami 2, Upian), 2021 (34 134 répondants à cette question)

D’autres données contrebalancent cette vision en demi-teinte de la sexualité : une majorité de jeunes affirment qu’elle va bien ou les épanouit (54% des 18-24 ans et 59% des 25-39 ans), mais cette majorité est toute relative. Près de 20% des 18-24 ans disent ne pas avoir de vie sexuelle, ce qui est assez conforme aux données habituelles sur ce sujet, et qui contredit l’affirmation hâtive d’une précocité sexuelle généralisée. D’ailleurs les suivis de comparaison internationale sur la santé des jeunes (données 2013-2014) montrent, sur environ deux décennies, une diminution du nombre d’adolescents ayant eu une relation sexuelle avant 15 ans, et ce en particulier dans plusieurs pays européens tels que la Grande-Bretagne, l’Allemagne et la France.

Cinquante ans après la révolution des années 68-70, et après la diffusion sans limites de la pornographie sur Internet, la vie sexuelle apparaît comme désacralisée, beaucoup moins débridée qu’on l’imagine et reléguée à une place qu’il est difficile de mesurer, mais qui en tout cas ne mobilise pas à ce point l’esprit. Les deux tiers des jeunes interrogés disent ne pas utiliser les applications de rencontre (pratique un peu plus masculine que féminine), et 42%-44% d’entre eux affirment ne pas draguer ou préférer être dragués. Lorsque l’on demande aux nouvelles générations ce qui pour le week-end constitue leur activité de prédilection deux réponses surgissent : « buller chez soi » paisiblement (24% pour les 18-24 ans et 27% pour les 25-39 ans) et « faire une virée avec mes potes » (28% pour les 18-24 ans et 24% pour les 25-39 ans). La tranquillité chez soi se positionne en premier choix des femmes dans ces deux classes d’âge. Enfin la proposition « passer le weekend au lit à deux » reçoit un succès mitigé (autour de 10%) reléguée bien après le cocooning, les sorties entre amis et les loisirs culturels.

L’ensemble des réponses dessine une prise de distance entre les sexes, un sas construit semble-t-il davantage à l’initiative des jeunes femmes qu’à celle des hommes. Ces derniers assimilent plus la vie de couple au bonheur, sont plus en attente de contacts charnels, de fidélité (de la part de leur partenaire), et sont moins réticents à faire des enfants dans le contexte écologique que les femmes. Par rapport à l’imaginaire des relations femmes/hommes construit par les sociétés humaines au fil de milliers d’années, tout semble chamboulé. S’oriente-t-on vers un côtoiement prudent, une dés-érotisation des rapports hommes/femmes, de moins en moins d’engagement, et donc un relatif séparatisme assumé ?

Cette ambiance morose est captée par plusieurs auteures. Mona Chollet, essayiste à succès sur la condition féminine d’aujourd’hui, véritable guide spirituel pour nombre de trentenaires, dans son dernier ouvrage, Réinventer l’amour, préconise une rupture radicale avec les stéréotypes féminins et masculins – entonnant de fait un refrain martelé depuis des années et qui semble ne jamais s’épuiser. Eva Illouz dans son enquête sur les ruptures amoureuses[7], La Fin de l’amour, constate que nos contemporains ont presque tous fait l’expérience « du désamour » et ces épreuves ont ébranlé la conception romantique de la vie du couple. Elle en tire une conclusion, celle de la liberté de ne pas s’engager. Au fil de ces réflexions théoriques et des comportements en cours, émerge un enseignement : les plaques tectoniques de l’amour en Occident sont en train de bouger. Donc, sujet à suivre.

[1] Camille Froidevaux-Metterie, Un corps à soi, Le Seuil, 2021.

[2] 89% des 25-29 ans ayant répondu ont un diplôme du supérieur, et 61% un diplôme de niveau master ou doctorat. Or dans l’ensemble de cette tranche d’âge, seulement 46% ont un diplôme du supérieur, et 23% un diplôme de niveau master ou doctorat. (source Education nationale). Cet échantillon n’est donc pas représentatif de la jeunesse française, mais il met en avant la fraction de la jeunesse qui souvent reflète et impulse les mouvements culturels.

[3] 4% de 16-17 ans, 33% de 18-24 ans (Génération Z), 36% de 25-34 ans (Génération Y), 14% de 40-54 ans, 13% plus de 55 ans.

[4] « Internet, réseaux sociaux, richesse ou danger », synthèse effectuée par la COFRADE des débats menés à l’Assemblée nationale, lors des Etats généraux des droits de l’Enfant, 4 avril 2019. Voir aussi : David Buckingham, La Mort de l’enfance, Grandir à l’âge des médias, Paris, INA-Armand Colin, 2010. Voir les travaux de Sophie Jehel, d’une part, et d’Agnese Pastorino , de l’autre, sur les jeunes et les contenus médiatiques à caractère sexuel.

[5] Sébastien Dupont, « La solitude, condition de l’individu contemporain », Le Débat, 2013/2.

[6] Dominique Mehl, Maternités solo, ED Universitaires européennes, 2016.

[7] Eva Illouz, La Fin de l’amour. Enquête sur un désarroi contemporain, Seuil, 2020.